★ Guerre, paix et révolution
★ Guerre, paix et révolution,
Par Luigi Bertoni (octobre 1915).
Quelques camarades m’ont demandé de publier cette conférence, faite à Genève, et répétée à Vevey et Lausanne, qui leur a paru rencontrer, dans ses lignes générales du moins, l’adhésion du public.
L’important, est d’arracher le monde du travail à la préoccupation exclusive de la guerre et de lutter contre la mentalité toute particulière développée par elle. En effet, chaque matin, des millions d’individus déjeunent de plus ou moins bon appétit selon les pertes infligées à l’ "ennemi" la veille et annoncées par leur journal !
Il faut donner au peuple des préoccupations bien à lui sur la situation qui lui sera faite après la guerre et sur les moyens d’y pourvoir.
Pour les dirigeants l’important est avant tout de vaincre, mais quels que soient les vainqueurs, les travailleurs verront leur sort empirer à moins qu’ils ne sachent réaliser de profondes transformations sociales.
Nous visons à répandre d’ores et déjà cette idée, à créer dans les masses une opposition nette à tout sacrifice nouveau qui pourra leur être demandé après la paix, à faire en sorte que des événements surgissant tout à coup, un mot d’ordre simple et précis puisse rallier rapidement tous les combattants de la révolution sociale.
Nous ne prétendons certes pas avoir résolu d’emblée ce problème et avons cherché avant tout à le poser. Puissions-nous y réussir. L. B.
Au-dessous de la défaite.
Le nombre est grand de ceux qui s’étonnent, avec raison apparemment, que la guerre n’ait soulevé aucune résistance ni engendré aucun mouvement insurrectionnel. A part quelques timides protestations verbales, quelques dizaines ou centaines peut-être d’arrestations nous ne connaissons pas encore toute la vérité — nulle part une énergique action collective n’a été constatée.
Nous pouvons appliquer aux groupements socialistes et ouvriers ces paroles : "La force seule connaît le combat ; la faiblesse est au-dessous de la défaite même ; elle est née vaincue."
Par le caractère qui lui a été donné, l’organisation du prolétariat était née vaincue. Défense formelle lui avait été faite et dans les congrès et dans la presse de jamais recourir à la violence, et à la moindre infraction, de retentissants désaveux ont immanquablement suivi. L’obéissance toujours et quand même envers la loi du maître et de l’exploiteur, telle a été la règle constamment pratiquée. Peu importe, d’ailleurs, si les privilégiés violaient les premiers leur propre loi.
Quelques anarchistes trop peu nombreux et sans influence ont bien préconisé l’insurrection en cas de guerre, et avec eux quelques socialistes révolutionnaires et quelques syndicalistes, mais il était évident que ces derniers, minorité dans leurs propres groupements, n’en faisaient qu’une sorte de revendication idéale. Or, une insurrection présuppose une ferme décision et une préparation morale et matérielle. Non seulement tout cela a manqué, mais il avait été systématiquement œuvré en sens contraire.
Nous avons mieux à faire que nous perdre en récriminations, mais il importe d’établir que partis et hommes ont fait en somme pour la plupart ce qu’ils s’étaient proposé de faire. S’il y avait eu lutte et défaite, la situation serait de beaucoup meilleure ; en réalité, le "prolétariat conscient et organisé" s’est constitué, sans autre, prisonnier de ses maîtres, ses ennemis.
Les quelques opposants eux-mêmes ont accepté le fait accompli, refusant seulement d’en partager la responsabilité et de lui donner leur appui moral. Ce qui a suffi pour les glorifier d’une façon quelque peu ridicule. Cette dignité élémentaire de n’avoir pas loué ceux qui les forçaient à agir contre leur gré, a paru quelque chose de très grand ! Encore une preuve du triste affaissement des caractères, à un moment où il n’est question que d’héroïsme.
La faillite de l’internationalisme.
Si de toutes parts nous avons entendu dénoncer la faillite de l’Internationale politique socialiste et syndicale, le silence a été généralement gardé sur les autres Internationales, toutes dissoutes, du moins pour le moment.
Ainsi, l’Internationale catholique romaine, avec ses trois cent millions, dit-on, de fidèles, son clergé, ses congrégations, sa hiérarchie, sa considérable influence spirituelle et matérielle, sa pratique quotidienne d’une solidarité effective, ne fonctionne plus. Les évêques et cardinaux de chaque pays poussent à l’extermination des fidèles d’autres pays : les catholiques français ne peuvent mieux gagner le ciel qu’en massacrant le plus de catholiques allemands ; les dévots autrichiens sont assurés du paradis en raison du zèle déployé à tuer les dévots italiens et vice-versa. Les pèlerins des mêmes sanctuaires s’entr’égorgent sans la moindre hésitation.
La même constatation est à faire pour l’Internationale protestante et pour celle juive, dont la puissance financière et sociale est très grande. Réformés et Israélites s’entre-tuent aussi, à qui mieux mieux, encouragés par leurs pasteurs et rabbins. Les liens les plus étroits sont brisés, du moins pour les combattants, car les grands requins à l’abri du danger doivent toujours s’entendre et même comploter entr’eux.
N’oublions pas non plus l’Internationale maçonnique. Ses ramifications sont très étendues dans toutes les classes et dans tous les pays ; ses frères occupent un peu partout les places les plus en vue. Des rapports suivis, aujourd’hui interrompus, existaient entre toutes les loges. Et les différents Orients s’attaquent entr’eux, si bien que la fraternité universelle ne parait trouver de meilleure application que dans la boucherie universelle.
Rappellerons-nous encore toutes les Internationales philanthropiques, scientifiques, artistiques, etc.? Elles ont aussi cessé d’exister. Les soi-disant "intellectuels" ont même tenu à se montrer tout particulièrement féroces et bornés.
Cause et remède.
Ainsi, l’Internationalisme sous toutes ses formes a fait faillite en même temps que l’Internationale socialiste. Il est vrai de dire que cette dernière seulement était encore considérée par beaucoup comme devant être sincère, son but même l’exigeant. Il n’avait pas été remarqué que ce but se trouvait déjà singulièrement rétréci, s’étant adapté au monde capitaliste dont il se proposait primitivement de hâter la disparition.
L’idolâtrie de l’Etat est à n’en pas douter la cause de cette faillite de l’internationalisme. Il s’est créé peu à peu une mentalité tendant à reconnaître à l’Etat les plus grands pouvoirs et à admettre comme légitime tout usage qu’il en fera. Chacun peut bien travailler à changer la loi, mais celle à venir ne sera pas respectée si celle existant ne l’était pas tout d’abord. C’est ainsi que les populations sont entièrement désarmées vis-à-vis des gouvernements.
Nous prévoyons l’objection :
— Toujours votre marotte : l’Etat ! Et le capitalisme dont l’Etat est le fidèle serviteur, qu’en faites- vous ?
Très bien. La guerre a pour cause première le régime capitaliste. Nous n’avons pas été les derniers à le proclamer et, ce qui est mieux, le prouver déjà avant la guerre. C’est pour cela que nous ne croyons pas que la victoire des uns ou des autres signifiera l’établissement d’une paix durable, laquelle a pour condition première le changement des bases économiques de la société.
Mais comment se fait-il que les oligarchies financières, militaires et princières n’ont presque pas rencontré d’opposition ? N’est-ce pas précisément parce que la désobéissance au pouvoir avait été condamnée, que l’individu était de plus en plus considéré comme la chose de l’Etat ? N’y a-t-il pas nombre de publications pour affirmer que la résistance illégale, la rébellion prouve que le mouvement ouvrier n’est qu’à ses débuts, mais que nous devons de plus en plus avoir recours à la loi au lieu d’agir contre elle ? De là la veulerie navrante de populations redoutant par dessus tout la guerre et l’acceptant quand même avec une passivité incroyable.
Apprendre à discuter toute injonction, surtout celles de l’Etat, voilà une nécessité aussi grande qu’urgente car, après avoir rendu vaine toute propagande internationaliste, la superstition étatiste fausse aujourd’hui entièrement la propagande pacifiste aussi.
La propagande pacifiste.
Faisons d’abord une constatation. Il en est de la guerre, le mal suprême, comme de tous les autres maux, qui sont plus faciles à prévenir qu’à guérir. Et si l’univers entier n’a rien su empêcher d’avance, comment trouver une guérison rapide ? N’est-il pas, hélas ! probable que la guerre ne se terminera que par un terrible épuisement d’hommes ?
Prêcher la paix lorsque toutes les passions, les colères et les haines sont déchaînées, bouleversant les cœurs et les esprits, refoulant les meilleurs sentiments pour ressusciter la brute ancestrale, n’est certes pas une tâche facile. Et puis comment conçoit-on ce mot : la paix ?
La paix avec retour au statu quo ? Ainsi le sang de deux générations aurait été versé, des millions d’hommes seraient tombés au milieu d’immenses destructions. sans aucun résultat ? Quelle monstrueuse folie !
Une autre paix avec des changements territoriaux ou autres supposant un vainqueur et un vaincu. signifie la guerre jusqu’au bout, car nul Etat ne s’avouera battu avant de l’être réellement et complètement.
Ce n’est pas tout. Si après la paix, les bases actuelles du régime capitaliste subsistent, comment ne pas comprendre que les mêmes causes finissant par produire les mêmes effets, une nouvelle guerre éclaterait dans un délai plus ou moins rapproché ?
D’ailleurs, chaque pacifiste veut sa paix, toute à l’avantage de son État national, et toutes ces "paix" contradictoires réclament en attendant la continuation de la guerre.
Pas de solution étatiste !
Toute solution étatiste est évidemment fallacieuse. Changez les frontières d’Europe, faites un nouveau partage des colonies, frappez pour quelque temps la force militaire des uns ou des autres, et tous les grands problèmes de production, de répartition et d’échange de la richesse, d’émancipation et de civilisation de tous les peuples et de toutes les races n’en resteront pas moins à résoudre, sans compter que financiers et rois continueront à se jalouser et à entraîner les peuples à la guerre.
On ne peut préconiser qu’une paix n’humiliant personne et avantageant tout le monde. Il ne sert à rien de parler de toute autre paix qui n’épargne éventuellement les uns que pour frapper davantage les autres, et qui ne peut que diviser au lieu d’unir les esprits.
Il n’y a qu’une propagande pacifiste réelle, celle acheminant à la révolution pour la réalisation d’une société nouvelle. Mais comment ? Établissons tout d’abord qu’une solution ne peut venir des gouvernements, mais uniquement de chaque peuple contre ses propres maîtres. Une société ne se transforme pas par l’action de ses autorités, mais par l’opposition qui leur est faite.
Nulle propagande n’est plus dangereuse que celle d’entretenir la confiance dans les institutions existantes. Et il ne faut pas, bien entendu, les attaquer uniquement dans les hommes, mais dans leur essence même. Après avoir été ,menés à l’abattoir, les peuples doivent savoir aujourd’hui ce qu’il en coûte de se laisser gouverner. Est-il possible qu’ils veuillent encore refaire une expérience du même genre ?
A remarquer que toute la presse bien pensante des différents États s’est attachée à démontrer que les gouvernements avaient conduit les peuples à leur perte. Les "déclamations démagogiques" des groupements avancés étaient restées bien au-dessous de l’horrible vérité, telle que nous l’avons vu documenter irréfragablement au cours de la guerre. La légitimité de tout soulèvement populaire a été ainsi affirmée à l’avance par ceux-mêmes contre qui il faudra se soulever.
La guerre, à ses débuts, nous a donné un vote presque unanime de confiance de chaque peuple pour son gouvernement. La révolution, au contraire, signifiera que les masses, odieusement trompées, comprennent qu’il ne leur reste plus qu’à avoir confiance en elles-mêmes, afin d’exercer directement leur puissance au lieu de la déléguer.
L’"union sacrée" de toutes les classes ne peut évidemment pas permettre aux déshérités de se refaire des maux de la guerre ; car pour cela il faut exiger des privilégiés que le bien "privé" devienne enfin ce "bien commun", dont il a été si souvent question depuis le commencement des hostilités.
Il serait profondément triste de voir des peuples ne concevoir leur bien à venir que dans l’écrasement d’autres peuples. Ils se tromperaient du reste, lourdement, et deviendraient eux-mêmes victimes du rôle d’oppresseurs auquel ils auraient consenti.
Ce que nous voulons.
Nous voici amenés à formuler des principes d’action populaire internationale assez simples, assez clairs, assez dénués de tout esprit de parti, pour espérer les faire comprendre et accepter par les foules.
Nous voulons aller à une révolution. Or, ce mot effrayera sans doute beaucoup de timorés qui n’y verront surtout que de nouvelles luttes sanglantes. Et tout le monde sera las de voir le sang couler.
Néanmoins, ou les masses arrivent à se ressaisir, à choisir et non plus à subir leur sort, ou elles ne sont pas au bout de leurs malheurs. Il est bon de dire aussi que les révolutions ne deviennent sanglantes qu’en s’épuisant, si la réaction arrive à reprendre le dessus. Plus notre effort sera général, profond et soutenu, plus nous pouvons espérer limiter, sinon éviter l’effusion de sang.
A tout grand mouvement social, un principe économique et un principe moral sont indispensables. Cherchons à bien définir ceux que nous préconisons pour la révolution sociale.
Notre principe économique.
L’une des causes qui ont amené la chute de l’ancien régime a été la dilapidation et la ruine des finances de l’Etat.
Eh bien, ne nous trouvons-nous pas aujourd’hui en présence d’un fait semblable ? La guerre coûtera des centaines de milliards aux belligérants. Le Vorwärtz calculait pour l’Allemagne qu’aujourd’hui déjà le budget de l’Empire devrait être doublé pour faire face aux nouvelles charges résultant de la dette publique accrue et des pensions à accorder aux victimes de la guerre. Et nous n’en sommes pas encore à la fin ; celle-ci paraît même s’éloigner.
Bien entendu, ce qui est vrai pour l’Allemagne, l’est aussi pour tous les autres Etats en guerre, Et même les États neutres ayant dû pourvoir à une mobilisation très longue et très coûteuse ont une situation difficile, que les bénéfices réalisés par quelques grands spéculateurs ne sauraient certes compenser.
Or, nous demandons : Quel est le peuple qui à la réflexion pourra accepter le nouvel état de choses ?
Précisons. La masse ouvrière et paysanne non seulement se trouvera à ne rien posséder de toute la richesse publique, qui n’en reste pas moins très considérable en dépit de toutes les destructions, mais elle se trouvera écrasée par une dette publique fabuleuse.
Ne rien avoir de tout ce qui est le fruit du travail de générations entières, est certainement dur et inique ; mais, l’habitude aidant, les déshérités peuvent continuer à y consentir. Mais doivent-ils, en échange de tous les biens dont ils sont privés, se reconnaître encore débiteurs de sommes incalculables ?
Voilà bien le plus violent défi qui ait jamais été jeté à la raison et à la justice. Comment ? Des populations entières auront donné tout ce qu’elles pouvaient donner, leur sang, leur travail, leurs plus grands efforts, n’auront rien refusé de tout ce qui leur a été demandé, ne reculant devant aucune privation ou sacrifice, et comme prix de tout cela, elles se trouveraient non seulement dénuées de tout, mais quelqu’un oserait leur dire : Il vous reste encore la dette la plus formidable que le monde ait connue à acquitter !
Non, le sens commun se refuse à admettre une telle monstruosité. Ceux qui ont vu partir pour toujours leurs soutiens ou ne les ont vu revenir que mutilés, invalides, ceux qui ont enduré toutes les misères, subi toutes les charges, fourni jusqu’aux dernières ressources ne peuvent logiquement attendre qu’une rémunération, se réclamer d’un crédit.
Parlez à n’importe qui, aux plus humbles et aux plus ignorants, aux femmes, aux enfants mêmes, et tous d’après un principe universellement admis, qui n’a rien de révolutionnaire, vous répondront que toute peine mérite salaire.
Or, il n’y a pas de peine au monde à laquelle le peuple n’ait pas été soumis, et au lieu de lui reconnaître une récompense proportionnée, il sera invité à payer, payer encore, payer toujours !
Que le don le plus complet de soi-même ne procure rien en retour, passe encore, mais il ne peut pas aboutir à l’endettement. Oui, endetté pour avoir restreint le plus possible ses besoins et s’être plié à la plus longue et lourde besogne ! Non, cela ne sera pas ! C’est le moment pour les masses de revendiquer, au contraire, un crédit illimité. Tous les biens de ce monde ne sont vraiment pas de trop pour dédommager les masses de tous les maux dont elles ont été frappées.
Et voilà le point de départ de la prochaine révolution sociale : le refus de reconnaître les dettes des Etats.
Le dernier privilège
D’emblée les conséquences peuvent en être considérables.
En effet, une propagande entreprise dans ce sens pourrait jeter le désarroi parmi la gent rentée et contribuer à faire échouer de nouveaux emprunts. La paix en serait certainement mieux hâtée que par n’importe quel discours.
Puis, chaque peuple cessant de voir l’"ennemi" dans un autre peuple, commencerait par se retourner contre ses propres dirigeants. La bataille fratricide et aveugle, sans bénéfice possible pour le monde du travail, se changerait en lutte consciente pour le droit de tous à la propriété commune et la délivrance de toutes les oppressions découlant de l’exploitation capitaliste.
La chute du féodalisme a été provoquée par la vente des biens du clergé déclarés biens nationaux ; la suppression des dettes d’Etat représentant une assez grande partie des richesses usurpées aux peuples amènerait sans doute une crise financière et économique telle, qu’une transformation de tout le régime deviendrait nécessaire. Et en quoi pourrait bien consister cette transformation sinon dans la justice économique garantissant à tout homme sa part de bien-être et d’aisance ?
C’est ainsi que ces paroles d’Alexis de Tocqueville pourraient bien devenir prophétiques :
La Révolution française, qui a aboli tous les privilèges et détruit tous les droits exclusifs, en a partout laissé subsister un, celui de la propriété. Il ne faut pas que les propriétaires se fassent illusion sur la force de leur situation, ni qu’ils s’imaginent que le droit de propriété est un rempart infranchissable parce que, nulle part jusqu’à présent, il n’a été franchi, car notre temps ne ressemble à aucun autre. Quand le droit de propriété n’était que l’origine et le fondement de beaucoup d’autres droits, il se défendait sans peine ou plutôt il n’était pas attaqué ; il formait alors comme le mur d’enceinte de la société dont tous les autres droits étaient les défenses avancées ; les coups ne portaient pas jusqu’à lui ; on ne cherchait même pas sérieusement à l’atteindre. Mais aujourd’hui que le droit de propriété n’apparaît plus que comme le dernier reste du onde aristocratique détruit, lorsqu’il demeure seul debout, privilège isolé au milieu d’une société nivelée, qu’il n’est plus à couvert derrière beaucoup d’autres droits plus contestables et plus haïs, il n’en est plus de même ; c’est à lui seul maintenant à soutenir chaque jour le choc direct et incessant des opinions démocratiques.
Puissent les foules ne jamais oublier qu’elles sont victimes avant tout et surtout du privilège de la propriété et diriger contre lui toutes leurs attaques.
Notre principe moral.
La base économique de la révolution à venir précisée, voyons maintenant le principe moral que nous entendons revendiquer
La Révolution de 1789 a débuté par une déclaration des droite de l’homme. Quel nouveau droit la Révolution sociale va-t- elle proclamer ?
Nous pourrions répondre : Le droit au bien-être et à la liberté pour tous, et parler plus précisément d’égalité devant la richesse sociale, l’égalité devant la loi proclamée en 1879 s’étant révélée insuffisante et même illusoire.
Mais il y a un droit très simple et urgent qu’il importe d’affirmer avant tout, droit essentiel, sans lequel tous les autres ne sauraient avoir de valeur, comme la guerre s’est chargé de nous le démontrer une fois de plus.
Nous le formulons ainsi : "Nul ne peut être obligé de tuer ou de se faire tuer."
Oui, il ne saurait y avoir d’homme, digne de ce nom, aussi longtemps que la pleine disposition de sa vie ne lui est pas reconnue.
Chaque individu doit pouvoir se dire : Ma vie m’appartient et personne autre que moi ne peut en disposer. Quel sens peuvent bien avoir toutes les libertés : de conscience, de presse, de réunion, d’association, de coalition, si l’Etat fait à son gré de chacun de nous un soldat, auquel tout peut être défendu ou ordonné ?
C’est là à n’en pas douter la négation la plus complète du droit. N’avons-nous pas vu, même en Suisse où l’état de guerre n’existe heureusement pas, qu’avec l’augmentation du pouvoir militaire, la liberté des civils aussi s’est trouvée restreinte ? Inutile d’insister sur ce qui se passe dans les pays belligérants, où combattants et non combattants subissent le pire despotisme.
Réfléchissons. Que peut- on demander à l’individu de plus que de donner sa vie ? C’est le suprême sacrifice à consentir, l’anéantissement de tous les efforts que chacun a fait pour soi-même, le renoncement à tout amour, rêve ou idéal. Et cela pourra m’être ordonné sans que je sois appelé à en discuter le pourquoi ? L’instinct de conservation même doit nous liguer contre toute imposition légale de marcher à la mort. Si le consentement de chacun n’est pas nécessaire pour lui prendre sa vie, quand donc le sera-t- il ?
Que dire maintenant de l’obligation de tuer autrui ? Songez à ce fait : tuer un homme ! Même celui qui s’est senti poussé à tuer quelqu’un ; un tyran, un traître, un bourreau, un être nuisible et infâme, que d’hésitations n’a-t-il pas éprouvé, quelle instinctive répugnance n’a-t-il pas dû vaincre malgré sa colère, ses mépris, sa haine contre l’ennemi à frapper, choisi pourtant par lui !
Mais si nos maîtres les plus fous ou les plus scélérats nous l’ordonnent, nous imposerions entièrement silence à notre conscience pour tuer aveuglément d’antres hommes qui nous sont presque toujours inconnus ou indifférents, lors même que nous n’aurions pas scellé un pacte de fraternité avec eux ?
La personnalité humaine a été complètement annihilée par la formule de l’Etat moderne : "Tout citoyen est soldat." C’est là aussi l’une des causes — et non la dernière — de l’immense catastrophe à laquelle nous assistons impuissants.
On ne peut concevoir une société libre — et une telle société seulement pourra devenir pacifique — sans l’individu libre. Et comment parler de liberté si nous devons nous laisser prendre notre vie même, si tout peut nous être ordonné, sans en exclure le meurtre et la destruction ?
Non, c’est une ironie atroce que de parler de droits de l’homme, avant que le principe énoncé par nous soit reconnu : "Nul ne peut- être obligé de tuer ou de se faire tuer."
Mais ce principe qu’il est impossible de ne pas admettre sans verser dans le despotisme le plus cruel, frappe tout le régime étatiste actuel dans sa base essentielle : le militarisme.
Eh bien, tous ceux qui affirment sincèrement que cette guerre est la dernière et doit détruire le militarisme ne peuvent que l’accepter, le plaçant en tête de la nouvelle charte sociale.
Un facteur nouveau.
La grande révolution que nous appelons de tous nos vœux pourra peut-être compter sur un facteur nouveau dans l’histoire des peuples.
De tout temps dans le passé, les révolutions n’ont eu qu’un caractère local d’abord, national ensuite, ne gagnant que successivement les différentes nations. Pour la première fois tous les peuples, à la même heure, se trouveront en face d’une même crise, provoquée par une cause identique : la guerre. Et la nécessité d’une solution directe urgente s’imposera à chacun d’eux indistinctement. Qui sait si l’unanimité des peuples réalisée pour la guerre ne va pas se réaliser pour la révolution aussi ?
Alors que la Commune de 1871 ne fut qu’une insurrection due à des causes locales, pas même nationales, et que pendant ces quarante dernières années les quelques mouvements populaires qui se sont produits tour à tour, en Espagne, en Italie, en Russie, en Belgique, ailleurs encore, répondaient toujours à une situation particulière, voici qu’un fait inouï, sans comparaison possible, une guerre de dizaines de millions d’hommes s’étendant à tout le globe vient de frapper l’humanité. Dans ce malheur immense une union conseillée par des nécessités vitales ne pourrait-elle pas se produire, si luttant contre les haines absurdes de race et de religion, nous demeurons inébranlablement fidèles à notre idéal de solidarité universelle ?
C’est pour cela aussi qu’une victoire décisive des uns ou des autres n’est pas à souhaiter. Elle créerait des situations différentes, favorisant de nouvelles divisions ; elle donnerait aux vainqueurs un orgueil dangereux, aux vaincus un désespoir dont ils ne pourraient se relever de sitôt. Le pouvoir ne se trouverait pas également haï partout ; la banqueroute sanglante du régime capitaliste, ayant consommé le carnage le plus horrible de tous les temps sans donner aux nations ni aisance ni sécurité, n’apparaîtrait pas aussi évidente chez tous les peuples.
Craignons toujours tout ce qui peut élever les uns et abaisser les autres, puisque notre victoire devra être la victoire de tous.
La nouvelle Internationale.
Des mouvements simultanés des masses dans tous les pays visant à créer un nouveau régime nous donneraient un vaste internationalisme de fait, dont nous n’avons pas encore eu d’exemple. Ainsi, n’était-il pas navrant de constater, au moment de la tentative révolutionnaire russe, que nous nous bornions à faire quelques meetings et à recueillir quelques milliers de francs, tandis que la haute finance fournissait des milliards au tsarisme chancelant ?
La guerre vient d’accomplir une œuvre de nivellement pouvant servir à faire revivre par une action étendue et profonde, et non plus seulement par quelques grandes déclarations de principes et quelques maigres secours matériels, une vraie Internationale.
Pour cela, il est indispensable, nous le répétons, de séparer la cause de chaque peuple de celle de son État et de sa caste dominante, afin de ne plus les appuyer dans leurs tentatives d’accaparement de richesses et d’hégémonie mondiale. Les prolétaires de tous les pays en finiront alors avec l’équivoque consistant à se proclamer frères devant tous les oppresseurs, tout en se réservant expressément de s’entr’égorger sur l’ordre de ces mêmes oppresseurs.
Le facteur nouveau dont nous venons de parler sera d’une importance énorme et peut même décisive, si nous savons nous en servir dès qu’il se manifestera, avec audace de pensée et promptitude d’action.
Nous avons cherché à donner à l’action populaire à venir deux principes bien précis, qui pourront avoir les plus fécondes conséquences et servir de pierre de touche pour reconnaître amis et ennemis. Celui qui veut faire supporter au travail la dette de la guerre et prétend anéantir la personnalité humaine au point de forcer l’individu à tuer ou à se faire tuer est à n’en pas douter un soutien de la tyrannie, quelle que soit l’étiquette dont il se pare.
Paix durable et bien commun.
Aux grands maux les grands remèdes. Nous avouons éprouver à la lecture de certains journaux ouvriers de la peine et de l’indignation à la fois. En face de la tragédie la plus effrayante ils n’envisagent que la reprise, à guerre terminée, de petites luttes pour tarifs et contrats collectifs. L’équilibre de la misère sera rompu ; il y aura beaucoup à faire pour le rétablir. Quant à la suppression radicale de la misère même, certains "syndiqués conscients" ne paraissent pas en voir encore l’urgence.
Protestons de toutes nos forces contre ce rapetissement de l’idée d’émancipation ouvrière, contre cette acceptation à l’avance du plus grand crime qui ait jamais été commis.
Posons en face des foules, pour une solution à trouver immédiatement, les deux grands problèmes agités par les gouvernements eux-mêmes au cours de la guerre :
la paix durable ;
le bien commun.
Oui, il a été promis aux millions d’hommes envoyés à la boucherie, que celle-ci serait la dernière. Pour cela, il faut avant tout qu’il ne soit plus au pouvoir de quelques individus de la déclarer, mais que chacun puisse se prononcer et s’en tenir à sa propre décision. Chaque individu est maître de sa vie et nul autre que lui ne peut en disposer. La "paix par le droit" doit signifier avant tout la reconnaissance de ce droit primordial.
Il n’a pas été moins souvent question du "bien commun" que les armées allaient défendre. Où est-il ? en quoi consiste-t-il ?
Ce ne peut être que le "sol sacré" pour lequel tant de sang a été versé, avec toutes les richesses, fruit du travail, commun de nombreuses générations réunies sur ce sol.
Puissent les prolétaires ne plus écouter la voix de ceux qui leur montrent la prospérité dans de nouveaux territoires conquis ou à conquérir, c’est-à-dire dans la participation à l’exploitation et à l’oppression d’autres esclaves. Pour se dédommager de tous les sacrifices et efforts consentis, pour retrouver enfin le bien commun si souvent promis, il faut que dans chaque pays tout soit à tous. Nous avons indiqué le point de départ de cette expropriation. ll faudra la poursuivre vigoureusement. Nous a-t-on assez répété que chacun doit être maître dans sa patrie ? Et comment le devenir si le travail consent à se soumettre à quelques spéculateurs ou accapareurs ?
Il n’y a de vrai que l’idéal !
Un poète a dit : A la réflexion, il n’y a de vrai que l’idéal ! Que reste-t-il aujourd’hui de toute la besogne considérée comme "pratique" accomplie au cours de tant d’années ?
Toutes les victoires électorales, avec leurs naïfs enthousiasmes, ont abouti à la dictature militaire dans le monde entier ; toutes les luttes syndicales n’ont pu empêcher le coût de !a vie et les impôts d’augmenter plus rapidement que les salaires, même avant la grande crise économique provoquée par la guerre ; tous les essais coopératifs n’ont gêné en rien l’accaparement des matières premières et des denrées principales.
Et alors l’œuvre qui a été en réalité la plus pratique et à laquelle nous sentons qu’il eût fallu se vouer davantage, n’est-ce pas celle de la diffusion d’idées, de conceptions nouvelles, engendrant une force dé volonté, de résistance et de révolte chez les individus ? N’est-ce pas parce que l’idéal demeure encore vivant dans nos esprits et dans nos cœurs que nous ne désespérons point et qu’en face de la grande défaite de l’humanité, nous croyons toujours en elle, et dans l’avenir ?
Montrons à ceux qui nous raillent d’avoir été vaincus, que leur victoire n’est que le déchaînement d’une barbarie féroce, évoquant les époques les plus sombres du passé. Ce ne sera certes pas au-dessus de l’immense mêlée aveugle que pourra se lever l’aurore d’un âge nouveau meilleur. La marche en avant ne sera reprise qu’après la réconciliation des peuples, victimes de leur passivité.
Gardons-nous bien de diminuer notre programme et de nous diminuer nous-mêmes dans l’espoir de gagner plus facilement le grand nombre. Pour faire renaître les enthousiasmes, il ne faut pas ramener toujours les esprits à des accommodements avec le régime actuel, mais leur ouvrir hardiment un monde nouveau.
Plus de domination plus d’exploitation de l’homme par l’homme ! Le militarisme, né et développé pour elles, ne disparaîtra qu’avec elles. Le seul fondement de la paix est le bien-être et la liberté pour tous.
Déshérités de chaque pays, donnez-vous la main, puisque la vie l’exige, l’avenir de la civilisation le réclame. Le régime bourgeois est devenu à son tour un ancien régime. Qu’il disparaisse dans le sang et les ruines de la guerre ! Place à l’humanité des égaux revendiquant l’héritage commun dans la solidarité ! Place à l’internationale de la justice !
Luigi Bertoni
In Le Réveil communiste-anarchiste n°421, 23 octobre 1915.
Présentation sommaire du Réveil/Il Risveglio (1900-1960)