★ Les Révoltés – Séverine (1896)

Publié le par Socialisme libertaire

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Extrait du texte « L’insaisissable », 
lui-même tiré du livre de Séverine « En Marche » (1896).  

 

" Or, qui sont-ils, le plus souvent ? 

Ses fils — leurs fils !

Il est rare, très rare même, qu’on naisse révolutionnaire, hors le milieu bourgeois. On le devient.

Dans le peuple, la conception, l’éducation, préparent au servage; l’anémie physique, résultant de l’excès de travail, d’une hygiène lamentable, de privations incessantes, entraîne l’anémie cérébrale; l’anémie cérébrale enfante la résignation…

Que si, par hasard, les parents, créatures d’élite, ont sauvé du naufrage leur patrimoine intellectuel, ce ne peut être qu’au prix d’efforts inouïs, en raison d’une lutte constante, au péril de leur vie !

La femme, être plus faible, moins cuirassée d’orgueil, atteinte davantage — car elle est l’intermédiaire souvent malmené entre l’homme et la vie matérielle ; car, intendante de celui-ci, elle se trouve la débitrice indirecte de celle-là ; car elle assume toutes les responsabilités si elle ne supporte pas toutes les charges ; car elle encourt tous les affronts, tandis que le mâle s’en va au loin gagner ou chercher la pâture, plus las, moins humilié — la femme, dis-je, se soumet plus vite, courbe le front la première… ne serait-ce que pour pleurer !

Le militant, hypnotisé par son rêve, s’irrite, crie à la défection ; des mots aigres sont échangés, qu’écoutent, sans les comprendre, les enfants interdits ; les enfants portés d’instinct vers celle qui les a nourris, qui parle en leur nom ; portés d’instinct aussi vers les réalités de l’existence, la soupe chaude, le dodo frais, en naïfs petits animaux qu’ils sont.

Si bien que l’Idée — l’Idée avec majuscule — devient pour eux une espèce de fée méchante qui vide les assiettes ; chipe les bas de laine ; joue toutes sortes de vilains tours aux mômes ; rend la maman triste et le papa furieux. C’est elle qui lui fait retirer son ouvrage ; qui est cause qu’on a froid, qu’on a faim, que le propriétaire donne congé, qu’il arrive de méchants types qui, après avoir tout mis sens dessus dessous, emmènent le père, menottes aux mains… comme un voleur !

Parfois, on ne le revoit plus ! Il navigue, aux frais de l’État, vers quelque bagne d’où l’on ne revient guère, d’où l’on ne revient point ! Ou, si c’est au moment des vastes fratricides, il est tué en quelque émeute, dans le tas ; sans qu’on sache au juste où.

La mère alors, couveuse angoissée, ramène tous ses poussins sous elle ; trime seule pour subvenir à leur becquée ; se tue à la peine — mais leur inspire, par l’exemple de son malheur et de son dévouement, la crainte des «errements» paternels. Dans la quiète chaleur de sa tendresse, ils reprennent vie et confiance. Plus tard, ils voudront eux aussi que ceux dont elle sera l’aïeule connaissent cette douceur tiède sans avoir passé par les affres du début.

Je le répète, il est peu de familles où se transmettent, intactes, les traditions de résistance, de lutte à mort, de combat sans trêve ni merci. Dans les états-majors (et encore !) on cite quelque cas d’hérédité. Il y a là, à mon avis, peut-être moins atavisme qu’héritage ; legs d’un renom dont on s’honore ou qu’on se croit obligé de maintenir.

Mais la grande masse !… Si tous les fils, toutes les filles, des trente mille fusillés de la Commune, se retrouvaient, au 28 mai, devant le mur du Père-Lachaise, le cimetière ne serait pas assez large pour les contenir !

Le recrutement s’opère autrement: par la génération spontanée, pourrait-on dire; tant les fleurs de représailles éclosent en des jardinières où l’on ne s’attendait pas à les rencontrer!

Alors que l’enfant de misère, né comme je l’ai dit d’atrophiés intellectuels — parce que le surmenage use leur cerveau comme la netteté de leur vision, comme la paume de leur main — ou né de rebelles (c’est-à-dire ayant pâti de la rébellion avant que de pouvoir la comprendre, donc à jamais éloigné d’elle) — alors que cet enfant-là ne sera un combatif que si la société l’y force, voici que, dans les berceaux cossus, germe, semée là par on ne sait quelle tourmente, la race des révoltés.

Il se passe en ce moment, voyez-le, identiquement le même phénomène qui marqua la fin de l’autre siècle. Il est bien porté de se dire socialiste, aujourd’hui, dans les salons du Tiers-État, comme il y a cent ans, tout gentilhomme de bonne marque et de bel esprit, se piquant d’élégance, devait s’affirmer encyclopédiste, dans les salons de l’aristocratie.

Les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre, dit le vieil Euripide… Chaque classe, à tour de rôle, ausculte le volcan qui la doit engloutir.

Et, de même que la révolution de 1789 fut faite, fut suscitée plutôt, au profit de la bourgeoisie, par les réfractaires, les irréguliers de la noblesse, de même, en avant de la révolution plébéienne, forçant le passage, il n’est que rejetons bourgeois.

Comment en sont-ils venus là ? Qui les y a poussés ? A quel sein de pauvresse ont-ils tété le goût des larmes ; et la rancœur de la bile, de tous les poisons qui leur font les joues si creuses, le teint si pâle, à ces enfants «bien nés» ? Nul n’en sait rien. Ils ont, sans qu’on sache pourquoi, renoncé à leurs prérogatives, à leurs privilèges — étranges adolescents qui semblent tous éclos dans la nuit du 4 août ! La nature paraît leur avoir donné une ombre différente de leur geste ; doué leur ouïe d’un écho différent de leur voix. Au rire, répond un sanglot ; la joyeuse mimique est décomposée, sur le mur, en une série de mouvements tristes, disant la fatigue et le désespoir.

Tout petits, ils ont vu cela (visible à leurs yeux) et ils sont devenus graves, songeant, lorsqu’ils mangeaient, que d’autres avaient faim. Alors, le contentement ambiant, la joie de vivre éclatant autour d’eux, tout ce bien-être, leur est devenu abominable. Ils ont taxé d’égoïsme l’inconscience de qui ne partageait point leur mal ; ils ont méprisé leur père, ingrats malgré eux — et ils sont partis à l’aventure vers les sphères basses où ils se sentaient le devoir d’agir !

La caste qu’ils abandonnaient n’a rien fait pour les ramener à elle, pour modérer leur action. Elle n’a point compris que ces déserteurs portaient aux pauvres leur bagage d’audace ; leurs armes d’instruction ; toute la force dont elle les avait investis, dans le but contraire ; tout le fond de ses arsenaux !

Elle les a traités en ennemis, d’emblée ; dès la première insubordination. Et l’autorité paternelle, au sens légal du mot, a fait, à elle seule, plus d’anarchistes que toute la propagande en bloc !…

Envers ceux qui n’étaient point de son sang, la bourgeoisie a agi de même, également implacable, également illogique, également préparatrice de sa propre destruction. Sur ces indifférents, dont je parlais tout à l’heure, elle a, à propos d’une vétille, une bêtise, un rien, une querelle de gamin avec un agent, frappé si fort qu’elle a cessé de frapper juste. De neutres, elle fait des adversaires — elle crée des troupes à ses fils !

Saisissez donc cela ! Saisissez donc le vent qui nous pousse, nous, génération en pleine force, nous, qui avons un cerveau et un cœur, vers l’enfer des miséreux ! Saisissez donc notre âme — qui échappa jadis, en d’autres corps, à la morsure des cisailles, à la flamme des bûchers !

Nous avons la foi autant que les premiers chrétiens ; autant que les juifs d’Espagne ; autant que les protestants des Cévennes ; autant que les chouans de la vieille Vendée !

Nous croyons que le monde est mal fait, qui permet à tel fils d’exploiteur d’avoir 3,000 fr. à dépenser par jour ; qui permettait à feu le général Maltzeff de posséder vingt-neuf mines, d’occuper cinquante-mille ouvriers… alors que les peuples crèvent la faim !

Nous ne sommes pas cruels; puisque, fût-ce devant ces contrastes, nous ne souhaitons pas la réciproque; seulement une juste répartition des biens.

Nous sommes, pour la plupart, gueux comme Job, vivant de notre salaire, que la peur ou la haine peuvent supprimer demain — pas même libres ! Et c’est, peut-être, de cette parité de situation avec les serfs de l’atelier ou de l’usine, qu’est fait, pour beaucoup, notre élan vers eux.

Mais notre âme est à nous ! Là où échouèrent les Césars, Torquemada et ses tourmenteurs, Louis XVI et ses reîtres, la Convention et sa guillotine, ô ministres pygmées, vous pensez réussir ?

Arène, l’autre jour, demandait comment il se faisait que les agissants ne sortissent jamais du troupeau des résignés ; sans se rendre compte que Ceci représentait Cela.

Eh bien! Nous autres qui n’avons pas faim; qui n’avons pas froid; à qui la société prodiguerait volontiers, si domestiqués, les mamours et les risettes, mais qu’étreint, mais qu’émeut la souffrance d’autrui, nous entendons rester, quoi qu’il arrive, quoi qu’on risque, les avocats, les assistants, les tenants de l’humaine Douleur !

Ouvrez vos codes et vos geôles; recevez vos instructions; rédigez vos verdicts — nous sommes prêts ! Notre pensée restera libre et marchera de l’avant… "

 

 

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