★ 1994, le Génocide rwandais (2/3) : la Françafrique ensanglantée
L’indépendance du Rwanda, en 1962, s’est faite sous la houlette d’une classe dirigeante fanatiquement raciste, qui a institutionnalisé la ségrégation des Tutsis. Les trente années suivantes furent marquées par les pogromes et un glissement vers le totalitarisme du régime de Kigali. Après 1975, à l’instar du royaume belge, la République française va en devenir une alliée fidèle.
L’État français a depuis l’indépendance de ses colonies une façon bien particulière de gérer son impérialisme : la « Françafrique ». La Françafrique fut au départ un système politico-mafieux assez centralisé par lequel l’Élysée contrôlait de nombreux dictateurs africains. Dans les années 70, la Françafrique a dégénéré en féodalités concurrentes (les réseaux Pasqua, Giscard, Mitterrand...), mettant le crime et la corruption au service de la politique et vice versa [1].
Le régime rwandais a intégré la Françafrique deux ans après le coup d’État de Juvénal Habyarimana. En 1975, au terme d’un safari somptueux, Habyarimana et Giscard signèrent un accord d’assistance militaire. Dès lors l’amitié n’allait cesser de croître entre la République française et le régime rwandais, défini par l’historien Jean-Pierre Chrétien comme un « Nazisme tropical ».
Une opposition au régime voit le jour
Le régime d’Habyarimana commença à rencontrer, vers la fin des années 80, de graves difficultés intérieures et extérieures. D’une part, l’opposition en exil avait formé en 1987, en Ouganda, le Front patriotique rwandais (FPR), qui préparait la lutte armée pour renverser la dictature.
D’autre part, l’élection présidentielle de décembre 1988, à l’issue de laquelle Habyarimana s’était adjugé 99,98% des voix, avait vu naître une opposition démocrate assez courageuse pour braver la répression. Si la composition du FPR était majoritairement tutsie, puisqu’il recrutait dans la diaspora rescapée des massacres des années 60, l’opposition intérieure était majoritairement hutue.
Dès 1990, le FPR apporta son soutien à l’opposition hutue démocrate. Il faut souligner la portée symbolique immense de cette alliance, alors que depuis les années 1950 l’État rwandais et l’Église catholique n’avaient eu de cesse de durcir la ségrégation ethnique entre Hutus et Tutsis, déclarés ennemis héréditaires.
Durant toute l’année 1990, la contestation monta au Rwanda, gagnant les campus de Butare et Ruhengeri. Le pouvoir de Kigali se trouvait fortement déstabilisé, au point que, lorsqu’en octobre, la guérilla du FPR lança ses premières actions depuis l’Ouganda, il devint évident que les heures étaient comptées pour Habyarimana et son entourage fanatique, l’Akazu [2]... Il était donc grand temps que les États belge et français interviennent pour défendre Kigali.
La République française, alliée d’une dictature raciste
Dès le 4 octobre 1990, Mitterrand déclencha l’opération militaire Noroît, en envoyant sur le front 150, puis 600 parachutistes stopper le FPR. La Belgique et le dictateur décadent du Zaïre, Mobutu, envoyèrent également des troupes pour défendre Kigali, mais les rapatrièrent rapidement. L’armée française resta donc seule au Rwanda, de 1990 à 1994. Sans l’armée française, le régime sanguinaire d’Habyarimana aurait duré quatre ans de moins.
C’est à cette époque que fut relancée Kangura, une revue d’extrême droite, organe officieux de l’Akazu. Dans un numéro de décembre 1990, Kangura publia « Les Dix commandements du Hutu », un vrai condensé de l’idéologie de suprématie raciste et sexiste qui déclarait « traîtres » les Hutus qui auraient pour amis ou concubins des Tutsis. Une photo de Mitterrand ornait la quatrième de couverture, légendée de ce dicton : « Les vrais amis, on les rencontre dans les difficultés. »
Et pour cause. Mitterrand avait fait de la défense du régime une affaire personnelle, et la connivence de l’État français avec Kigali, de 1990 à 1994 fut totale : financière, idéologique, diplomatique et militaire.
Financière, puisqu’au total la France transféra 135 millions de francs au Rwanda pour son armement en 1990.
Idéologique, car « il y avait concordance totale entre l’ethnicisme des ethnocrates hutus et l’idéologie instrumentalisée par le lobby militaro-africaniste tout-puissant de l’Élysée, » explique Jean-Paul Gouteux dans Un génocide sans importance (éditions Tahin Party, 2001). L’auteur y détaille l’adhésion à la théorie de la « démocratie raciale » [3] des acteurs de l’axe Paris-Kigali : le président Mitterrand, le secrétaire général de l’Élysée Hubert Védrine, les généraux Jean-Pierre Huchon et Christian Quesnot (chef d’État-major particulier du président), et le conseiller de Mitterrand sur les affaires africaines entre 1992 et 1995, Bruno Delaye.
Pour ces décideurs empreints de culture coloniale, la grille de lecture adaptée à la politique africaine est avant tout tribale. Point de clivage droite-gauche ou de clivages de classes pour les Africains, ces « grands enfants ». Mais, bien plus déterminants, des clivages « tribaux » [4].
Au Rwanda, la stratégie de l’État français était donc de soutenir « les Hutus » (en fait l’extrême droite au pouvoir) contre « les Tutsis » (en fait le FPR). D’autant plus que la génération tutsie qui forme le FPR, née dans l’exil en Tanzanie ou en Ouganda, est essentiellement anglophone, donc a priori hors du « champs » de la Françafrique.
Diplomatique, parce que la France a en toute circonstance appuyé le Rwanda à l’ONU. L’historienne Alison des Forges dans Aucun témoin ne doit survivre (Kathala, 1999), explique qu’en 1994, en plein génocide, la France apportera au régime de Kigali « un soutien politique [...] vital devant les Nations unies [...] en soutenant que les massacres étaient une réponse pratiquement inévitable à la progression militaire du FPR ». Paris bénéficiait alors d’un allié de poids à l’ONU en la personne de son secrétaire général, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, ancien vice-président de l’Internationale socialiste, et par la suite secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Boutros-Ghali, nous dit Des Forges, relaya le point de vue de Kigali et de Paris, y compris en plein génocide, pour en nier la réalité le plus longtemps possible.
Militaire enfin, parce que l’armée française a véritablement mis sur pied l’armée nationale, les Forces armées rwandaises (FAR). Elle en a assuré l’équipement, le recrutement, la formation. Entre 1990 et 1994, les FAR sont ainsi passées de 5.300 à près de 50.000 hommes ! Les camps d’entraînement gérés par les Français ont formé une armée d’assassins, qui participait régulièrement aux pogromes antitutsis.
Jean Carbonare, qui parcourut le Rwanda en 1993 dans une mission de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), affirme avoir vu des instructeurs français dans le camp de Bigogwe, où l’« on amenait des civils par camions entiers. Ils étaient torturés et tués ». Et selon Me Eric Gillet, de la même FIDH, des officiers français participaient aux « séances d’interrogatoires » de prisonniers du FPR, en 1991.
Guillaume Davranche (AL Paris-Sud)
NOTES
[1] Pour un décryptage synthétique de la Françafrique, de ses acteurs (armée française, Elf-Aquitaine, DGSE, politiciens, aventuriers et mercenaires...) et de son évolution, lire Françafrique, le crime continue, du président de Survie, François-Xavier Verschave, disponible sur le site de Survie.
[2] L’Akazu, en kinyarwanda « maisonnée », était le premier cercle du pouvoir. Un clan d’une trentaine de personnes, toutes apparentées à Juvénal Habyarimana et à son épouse Agathe, qui accaparaient les postes dans l’appareil d’État. Agathe Habyarimana, plus radicale que son mari, aurait été la véritable « tête » de l’Akazu, et le moteur du génocide de 1994. Lorsqu’elle vint se réfugier en France en avril 1994, où elle fut dès lors entretenue par le ministère de la Coopération, Mitterrand lui fit envoyer un bouquet de fleurs.
[3] La « démocratie raciale » ou rubanda nyamwinshi (« gouvemement du peuple majoritaire ») en kinyarwanda, signifie pour simplifier que, dans un pays hutu à 80%, si le gouvemement est hutu, une exigence démocratique fondamentale est respectée...
[4] En juillet 1994, Bruno Delaye déclara sans ciller à l’ONG Human Rights Watch que, certes, des Hutus avaient commis des actes regrettables au Rwanda mais que, malheureusement, « c’est ainsi que les Africains se comportent ». Quant à François Mitterrand, Patrick de Saint-Exupéry rapportait dans Le Figaro du 12 janvier 1998, qu’à l’été 1994, il confiait à l’un de ses proches, au sujet du Rwanda : « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas trop important. » Jean-Paul Gouteux, (op. cit.).
[5] Pour ce livre, Jacques Isnard et Jean-Marie Colombani, respectivement rédacteur et directeur de la publication du Monde attaquèrent en diffamation Jean-Paul Gouteux et furent déboutés.
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QUI A ABATTU LE FALCON 50 ?
Le 6 avril 1994, le Falcon 50 transportant le président Habyarimana et son homologue burundais était abattu à l’approche de l’aéroport de Kigali. Dans l’heure qui suivit, le mécanisme du génocide entra en action. Les responsabilités dans l’attentat n’ont jamais été élucidées, et ont rebondi dix ans plus tard avec l’accusation du juge Bruguière contre le FPR et la découverte d’une possible « bourde » de l’ONU qui aurait conservé la boîte noire du Falcon dans un placard sans jamais la faire expertiser.
Sur l’assassinat d’Habyarimana, deux explications existent.
Ou bien il s’agit d’un attentat du FPR, qui aurait voulu éliminer le despote.
Ou bien il s’agit d’un attentat commandité par la fraction radicale de l’Akazu, qui jugeait qu’Habyarimana était trop mou, et qui souhaitait déclencher l’« apocalypse », selon le mot du colonel Théoneste Bagosora.
Cette seconde thèse a huit chances sur dix d’être la bonne. D’une part le tir de missiles est parti d’une zone contrôlée par l’armée rwandaise (des mercenaires français ont vraisemblablement apporté l’aide technique nécessaire). D’autre part le FPR n’avait pas intérêt à l’élimination d’Habyarimana, qui revenait d’Arusha (Tanzanie) où il avait fait d’importantes concessions en vue d’un règlement pacifique du conflit. Des concessions qui en revanche avaient ulcéré les jusqu’au-boutistes.
Dans tous les cas, le 6 avril 1994 ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Le génocide était planifié, les armes étaient prêtes, les milices entraînées, les « listes » établies. La lumière à faire sur l’attentat ne peut remettre en cause l’intentionnalité de la « solution finale au problème tutsi »
G.D.
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LA DÉSINFORMATION EN FRANCE
La désinformation et la manipulation de l’opinion publique en France ont été un élément essentiel de cette guerre nécessairement secrète. Sur le plan déologique, la République française, qui est officiellement une démocratie, ne peut pas trouver d’explication à toute l’énergie qu’elle déploya pour soutenir un régime dictatorial, raciste et sanguinaire.
Dans Le Monde, un contre-pouvoir ? (L’Esprit frappeur, 2000), Jean-Paul Gouteux décrypte la façon dont la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, les services secrets français) a manipulé certains journalistes de grands médias stratégiques comme Le Monde et Libération en leur fournissant une grille de lecture conforme aux intérêts de l’Élysée [5]. Une grille de lecture qui faisait de la guerre au Rwanda une « guerre interethnique », où s’entre-tuaient à égalité « les Hutus », et « les Tutsis ». Suivant cette logique, la scandaleuse opération Turquoise de juin-août 1994 sera plus tard présentée, ça va de soi, comme une opération humanitaire.
Cette confusion totale sur les enjeux politiques de la guerre civile au Rwanda, masqués par l’écran de fumée de la « guerre tribale », a plongé la population française dans un abîme de perplexité, paralysant toute éventuelle protestation d’ampleur.
On ne peut qu’en crever de rage a posteriori, et en tirer les conclusions qui s’imposent : en premier lieu l’absurdité de croire au caractère démocratique et progressiste de la République française, au vu des causes et des « amis » qu’elle défend. Régulièrement, des essayistes bavards comme Alain Finkielkraut, Michel Wieworka ou Jean-François Kahn accusent l’extrême gauche d’antisémitisme, d’« islamogauchisme », ou glapissent que « les extrêmes se rejoignent ». Il faut sommer ces pitres d’expliquer pourquoi leurs amis socialistes et gaullistes ont communié sans réserve et sans remords dans le soutien au « nazisme tropical » que fut le régime de Kigali.