★ 1994, le Génocide rwandais (1/3) : naissance d’un nazisme tropical
Pour tout comprendre sur le génocide des Tutsis au Rwanda, une série de trois articles parus en 2004 dans Alternative libertaire...
Il y a dix ans, le 7 avril 1994, le génocide des Tutsis commençait au Rwanda. Il causera, en l’espace de quatre mois, plus d’un million de morts. S’il faut commémorer cet événement monstrueux que fut le « dernier génocide du siècle », il faut également expliquer, encore et encore, pourquoi et comment une telle chose a pu être possible. Comment dans ce petit pays africain, le plus densément peuplé du continent, on est passé des discriminations aux pogromes, puis au génocide.
Qui, aujourd’hui en France, sait exactement ce qui s’est passé au Rwanda en 1994, et la nature des troubles qui ont agité l’est du Congo-Zaïre de longues années après ? Pour le Français moyen, comme tant d’autres pays africains, le Rwanda a été meurtri, en 1994, par une « guerre interethnique » - une variante de la « guerre tribale » - qui aurait dégénéré plus qu’à l’accoutumée. Cette vision est erronée, mais résulte de l’imaginaire colonial qui pèse encore largement sur les consciences occidentales, de la désinformation orchestrée par l’État français, et du négationnisme distillé encore aujourd’hui par l’extrême droite rwandaise. Opérons donc un retour sur l’histoire.
L’État belge, qui occupa le pays à partir de 1916, en partagea la gestion avec l’Église catholique [1], et appuya son pouvoir sur une administration indigène, qu’ils délimitèrent selon un critère « ethnique ».
« Ethnique » entre guillemets, car en réalité il n’y a pas plus de différence entre un Tutsi et un Hutu, qu’entre un Lyonnais et un Marseillais. Parlant la même langue, pratiquant la même religion, la différence entre Hutus et Tutsis est d’ordre social : les Hutus (74% de la population) étant davantage des cultivateurs et les Tutsis (25% de la population) davantage des éleveurs, donc socialement plus avantagés. L’aristocratie traditionnelle était ainsi majoritairement tutsie.
Le pouvoir belge favorisa l’émergence d’une élite tutsie occidentalisée et dévouée, et institutionnalisa le clivage en créant en 1932 la « carte d’identité ethnique », mentionnant l’appartenance « hutu » ou « tutsi ».
Dans les années 1950, les temps changèrent. La décolonisation du continent s’annonçait, et le pouvoir belge et l’Église catholique comprirent que, s’ils désiraient conserver une influence su Rwanda, ils devaient se dissocier de l’élite tutsie qu’ils avaient façonnée et contre laquelle beaucoup de ressentiment s’était accumulé.
Le Manifeste des Bahutu [2], publié en 1957 avec le financement de l’Église catholique, est très significatif du retournement politique qui allait alors s’opérer. Les neuf intellectuels hutus (dont Grégoire Kayibanda, futur chef de l’État) qui rédigèrent le Manifeste n’étaient pas des opposants aux autorités belges. Anciens séminaristes endoctrinés par l’Église catholique, ils se présentent dans leur texte comme de loyaux « collaborateurs conscients de leur devoir social ». Nullement anticolonialiste, Le Manifeste des Bahutu suggérait simplement aux autorités belges de préférer les Hutus aux Tutsis. Plus grave, tout le texte est empreint de l’idéologie ethniciste produite en Occident, qui fait des Tutsis une race distincte étrangère, « hamite » [3], venue d’Abyssinie (autre nom de l’Ethiopie). A ce titre, le manifeste se déclare « énergiquement opposé » à la suppression de la « carte d’identité ethnique ».
L’année suivante plusieurs partis politiques virent le jour au Rwanda et publièrent leur programme. Grégoire Kayibanda fonda le Parti de l’émancipation du peuple hutu (Parmehutu), véritable « enfant chéri » des Belges et de l’Église catholique, qui ambitionnaient de lui « léguer le pouvoir », au grand dam des élites tutsies qui comprirent ce qui se tramait.
Le Parmehutu, s’il s’affirmait indépendantiste, était totalement dépourvu de l’idéal égalitaire et unitaire en vogue chez les anticolonialistes de gauche. Dans une rhétorique de victimisation courante à l’extrême droite, et avec un écho croissant dans la population, le Parmehutu clamait sur tous les tons que si les Belges se retirent, les « seigneurs tutsis » le massacreraient, et qu’il fallait que tous les Hutus se préparent à une « confrontation inévitable ».
Tous les éléments de la tragédie étaient en place. Restait à en déclencher le dénouement sanglant qui, en mettant bas les « privilèges tutsis », permettrait l’accès au pouvoir du Parmehutu. Ce sera la « Toussaint rwandaise » de 1959. L’assassinat d’un chef hutu donnera le signal d’une flambée de violence orchestrée par le Parmehutu, avec l’appui de l’armée belge [4].
Mais à l’occasion de ces violences massives, ce n’est pas seulement une étroite élite occidentalisée qui sera déchue, ce sont des dizaines de milliers de Tutsis, paysans, employés, ouvriers, qui furent tués, leurs biens pillés, leurs maisons brûlées. Des milliers d’entre eux fuirent le pays, et constituèrent les premiers camps de réfugiés, notamment en Ouganda et en Tanzanie. Cette « révolution sociale » de la Toussaint 1959, selon la terminologie de l’extrême droite et de l’administration coloniale, allait devenir l’acte fondateur de la République rwandaise.
Dans son « Appel pathétique » à l’ONU en mai 1960, le Parmehutu affirmait que « la lutte hutu est une lutte anticolonialiste » et qu’il fallait libérer le Rwanda des « coloniaux tutsis, de race éthiopoïde ». « Anticolonialistes du monde, dites aux Tutsis [...] qu’ils peuvent continuer leur chemin pour se réinstaller chez leurs pères en Abyssinie. »
En 1962, le Rwanda devint officiellement indépendant avec le retrait de l’armée belge, et Gregoire Kayibanda, l’homme de Bruxelles, fut élu président. C’est ainsi que, a contrario de nombreux autres pays africains, où le combat indépendantiste fut mené par des militantes et des militants empreints d’idéaux panafricains, les Belges laissèrent derrière eux une classe dirigeante rwandaise qui avait adhéré aux schémas racistes du colonisateur.
Toute l’histoire du Rwanda des trente années suivantes constituera une longue répétition de cette « révolution sociale » de 1959. La rhétorique de la victimisation face au « féodo-colonialisme tutsi », les pogromes, et la ségrégation de plus en plus institutionnalisée : la référence ethnique mentionnée sur tous les documents administratifs, les Tutsis expulsés de l’armée, de la police, de l’enseignement, de l’administration, un quota maximal d’élèves instauré dans l’enseignement secondaire et le supérieur, et les mariages mixtes bientôt interdits aux officiers de l’armée...
En 1997 dans la revue antifasciste belge RésistanceS, le journaliste Charles Jimomo décrivait en ces termes la dynamique du régime rwandais : « Idéologie totalitaire, pour qui le mot démocratie ne signifie pas autre chose qu’écrasement de la minorité. Machisme exacerbé, mystique fanatique, obsession du sang et de l’espace vital, encadrement total de la population, sommée de tuer ou d’être victime [...] On a parlé de nazisme tropical. La précision climatique n’ajoute rien. »
Dès 1964, le régime entama une évolution vers la dictature, avec le Parmehutu pour parti unique. Après 1973 et le coup d’État de Juvénal Habyarimana, qui destitua son mentor Kayibanda, l’État rwandais devint totalitaire : une nouvelle Constitution fit de chaque citoyen rwandais un membre du parti unique, et les structures du Parti devinrent les structures d’administration de la société toute entière. C’est également à cette époque que le régime rwandais, tout en conservant ses liens avec la Belgique, entreprit de faire allégeance à l’État français...
Guillaume Davranche (AL Paris-Sud )
NOTES :
[1] L’Église catholique fut en Afrique orientale un acteur politique de premier plan. Dans les années 30, à la suite de ses élites occidentalisées, la population rwandaise se convertit massivement au catholicisme.
[2] En kinyarwanda, le préfixe Ba désigne le pluriel : des Bahutu, des Batutsi.
[3] La classification des races entre Japhétites, Sémites et Hamites, enseignée par la Bible et admise par juifs, chrétiens et musulmans, se verra conférer un caractère scientifique par les théoriciens racialistes du XlXe siècle comme Gobineau. Dans ces théories, synthèses d’anthropologie, de linguistique et de récit biblique, certains Africains seraient supérieurs aux autres car, originaires d’Égypte et d’Éthiopie, ils seraient mâtinés de « sang asiatique ». Ce qui est aujourd’hui considéré comme du charlatanisme meurtrier fut pourtant la base de l’idéologie coloniale. Ainsi la congrégation des Pères blancs, qui fut le fer de lance de l’évangélisation de l’Afrique, fut également un vecteur essentiel des théories racialistes. Les plus influents des Pères blancs enseignèrent que les Tutsis étaient une race métissée des lignées de Sem et de Cham (des fils de Noé dans la Bible), des « Sémites chamitisés » : une race ambiguë, à la fois porteuse du monothéisme et d’une malédiction, celle de l’orgueil puni des constructeurs de la Tour de Babel. Dans la même veine, un Père blanc allemand s’était vanté d’avoir traduit Mein Kampf d’Adolf Hitler en kinyarwanda. Lire à ce sujet Jean-Pierre Chrétien, Burundi, l’histoire retrouvée, Karthala, 1993 et Golias n°48-49, été 1996.
[4] Le vice-gouverneur général du Rwanda, Jean-Paul Harroy, écrira en justification de la volte-face belge un volumineux livre négationniste, intitulé Rwanda, de la féodalité à la démocratie, 1955-1962. Un livre qui en dit long sur les intentions honorables que s’attribue l’État belge dans cette « révolution assistée », selon les mots de M. Harroy.
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