Sans dieu ni haine
Il y a peu, Charlie Hebdo a été décapité dans le sang. Pourtant, au-delà de l’acte atroce de quelques barbares en vadrouille religieuse, c’est la réaction d’autres forces obscurantistes et fanatiques agissantes qui va nous mener encore plus sûrement sur les pentes de la barbarie généralisée. Que faire ? Premières bouffées anarchistes, au-delà de l’émotion, au-delà de la colère, au-delà de la peur en des lendemains bruns…
West-östlicher Divan
Un petit café de Brême, en Allemagne du Nord… l’âme de Charlie Hebdo gît dans son sang depuis quelques jours à peine, assassinée par deux fanatiques d’une prétendue religion du Livre, assassinée pour avoir osé rire d’un des multiples travers de nos sociétés totalitaires en dérive. Dehors, le temps est à l’orage ; celui des éléments, celui des sentiments, celui des émotions et les larmes glissent sur les visages comme le sang sur un dessin à peine esquissé. Il fait froid dehors, et tout le monde clame qu’ils sont tous Charlie, comme ils clamaient après un certain 11 septembre 2001 qu’ils étaient tous Américains… Il fait froid dedans, car reviennent en mémoire les mêmes mensonges et les mêmes horreurs à venir…
Le serveur s’approche de moi, un grand sourire naturel. A-t-il trente ans ? À peine. Son visage persan est affublé d’un sourire si contraire dans cet univers de ténèbres. Il me glisse l’addition et – remarquant mon propre accent – quelques mots de français hachés, avant de s’excuser dans un allemand teinté d’orient de ne pouvoir dire plus dans cette langue pour lui difficile. Impossible pour lui d’acheter à Paris ces fameuses Gauloises qu’il se plaît à fumer, tant le mot est laborieux à prononcer ! Par contre, pas de problème en allemand… Sourire, quand je pense à mes errements encore non apprivoisés dans cette langue pourtant si attachante. Ah Faust de Goethe ! Et nous voici, deux étrangers en terra incognita, avec nos accents mêlés devisant sur la beauté des vers allemands. Et l’homme me signale que le poète le plus adulé d’Allemagne lui rappelle curieusement les vers du poète perse Khouajeh Chams ad-Din Mohammad Hafez-e Chirazi. Sourires… Aucun de nous deux ne savons que Goethe a effectivement écrit un recueil lyrique inspiré de la poésie persane de cet auteur… nous n’avons fait que lire avec nos âmes, et nos âmes n’y ont connu ni Orient ni Occident, juste la course du soleil dans le ciel.
Dehors, le temps tourne à l’orage et les hurlements des voitures de police masquent à peine les vociférations de Jörn Kruse, clamant depuis son pupitre de l’Alternative für Deutschland – parti populiste de droite extrême allemand – que ce qu’il espérait est arrivé plus tôt que prévu…
Guerre(s) de civilisation(s)
Beaucoup en Occident clament en effet la coexistence impossible entre « nos valeurs démocratiques occidentales » et la religion musulmane, reléguant brutalement le débat sur le champ du choc des civilisations. Au-delà des considérations éminemment racistes qui traînent leurs bottes sur ces termes, il est nécessaire de rappeler que la religion islamiste n’est qu’un des avatars de la même religion du Livre, regroupant religions juive, chrétienne (dans ses formes catholique, orthodoxe, protestante, anglicane, évangélique…) et islamiste (dans ses formes sunnite, chiite…). Mêmes racines, même totalitarisme revendiquant l’unique et l’exclusion des autres ne partageant pas la même foi (et jusque dans les pratiques quotidiennes), même référence à la politique du Talion (œil pour œil, dent pour dent).
La guerre de civilisation promise n’est finalement qu’une guerre de grands frères dans la basse-cour de l’imagination humaine, réglée à coup de guerres de religion, de croisades, de pogroms et de massacres au nom d’un dieu fantaisiste. Un regard dans le miroir de l’Histoire nous plonge alors dans des siècles de tueries et de destructions, commises au nom d’un absolutiste religieux désireux de rester le seul parmi des variantes trop proches. Brûler un hérétique ou massacrer à coup de rangers un homosexuel la Bible à la main ne diffère de la décapitation d’infidèles au nom du Coran que par le protocole mis en place, pas par l’intolérance et l’inhumanité intrinsèque de ces religions.
Face à cette barbarie de fait, s’opposent nos grands États dits démocratiques, drapés dans leurs valeurs occidentales et libérales. Pourtant, combien d’entre eux n’ont toujours pas fait l’effort de se couper de leurs racines religieuses ? Le dollar est toujours orné de son Dieu chrétien tutélaire, les crucifix ornent toutes les écoles de Bavière. Quant aux États dits laïques, ils ne cachent pas leur attachement aux valeurs chrétiennes, allant jusqu’à porter leur fierté jusque dans leur Constitution (l’exemple de la Constitution européenne demeurant la caricature la plus délétère). Est-il étonnant de retrouver dans la gestion de la politique intérieure et étrangère cette même violence impérialiste, cette volonté d’imposer et modèle et intolérance pour toute idée autre ? Même politique de la loi du Talion, même stratégie de la terre brûlée, mêmes certitudes d’être les Bons face aux Mauvais…
Ainsi, s’oppose à la barbarie terroriste une terreur d’États capitalistes avancés qui s’est déployée sur la Terre entière au travers des décennies. Ces États n’hésitent pas à mener des politiques de déstabilisation à l’étranger, qui se font fi de toute morale vis-à-vis des alliés rencontrés, quand leurs intérêts stratégiques sont menacés (Iran, Grèce contre les gouvernements démocratiques communistes de l’après-colonialisme ; Pakistan, Tadjikistan, Afghanistan…) – déchaînant les futurs monstres d’un terrorisme non contrôlé. Ils n’hésitent pas à déclencher la terreur de la guerre totale, bombardant et lâchant leurs drones sur des pays devenus des tombes à ciel ouvert où combattants et civils figurent dans la même tombe, les uns qualifiés de forces terroristes, les autres de dommages collatéraux. Ils n’hésitent pas à fermer les yeux sur des massacres quand leurs intérêts ne sont pas menacés, oubliant que les massacreurs anciennement amis ont été armés par eux-mêmes. Et ils n’hésitent même plus à offrir leur savoir-faire dans le contrôle manu militari de leurs populations à des régimes totalitaires aux abois (comme la France l’a proposé à la Tunisie lors des révoltes de 2013).
Une civilisation de la guerre
Car, au-delà du cynisme d’États occidentaux responsables à plus d’un titre de la situation instable et violente contemporaine, il faut souligner la violence intrinsèque de ces États vis-à-vis de leurs propres populations, qu’elles soient autochtones (terme discutable pour qui comprend l’histoire et la géographie, et garde en tête les flux millénaires de populations à travers les territoires naturels) ou immigrés (c’est-à-dire en transit de reconnaissance égalitaire). La guerre est en effet non pas uniquement au-de-là des frontières, mais au sein de nos sociétés. Ainsi, les derniers actes dits terroristes ont été commis par des personnes vivant sur ces territoires. Certes, au nom de « valeurs » se revendiquant exogènes à nos sociétés capitalistes (ce que nous avons par ailleurs infirmé dans le fond). Certes, par des personnes que certains qualifient d’immigrés, c’est-à-dire issues des récents flux migratoires. Mais que dire alors de l’assassinat – accepté par un État se disant de droit – d’un jeune manifestant français (c’est-à-dire issu des immigrations lointaines) par des hommes en armes et en pouvoir légal, également français, parce que sa conception du monde différait de celle de l’État capitaliste ?
La guerre s’est en effet invitée chez nous. Guerre aux pauvres, stigmatisés et condamnés à survivre dans une misère sans fond, et reconduite de génération en génération. Guerre aux travailleurs, condamnés à se combattre pour survivre au nom de la compétition libérale. Guerre aux « déviants », qui osent proclamer que leur vie leur appartient, conduite par des extrémistes catholiques souvent impunis. Guerre aux nouveaux Français issus de l’immigration récente, stigmatisés partout, au travail, dans la vie sociale, fichés, harcelés par la police et les patrons, relégués aux tâches subalternes, aux quartiers pauvres, à la sous-culture, à l’absence d’avenir. Guerre aux étrangers, accusés de nous retirer le pain de la bouche, relégués dans des camps de détention d’où les marchandises les plus utiles au capitalisme seront savamment triés à la manière des négriers des siècles passés, pourchassés dans nos rues civilisés, assassinés par des groupuscules fascistes (comme la NSU en Allemagne, en Flandres ou en Italie).
Et la guerre ne fera que grossir. Sous motif d’assurer notre sécurité, nos tauliers renforceront encore plus leur arsenal répressif, déployant forces policières et militaires dans tous les lieux de liberté, moyens de surveillance à faire pâlir un agent de la Gestapo ou de la Stasi (mais pas forcément de la NSA), contrôlant encore plus férocement tout groupe osant rêver un autre monde (nos camarades de Tarnac s’en souviennent toujours). Mais avec le consentement d’une population lobotomisée par une émotion pilotée.
Matin brun ? Et après ?
Alors que faire ? Coller un autocollant « Je suis Charlie » et chantonner un chant guerrier marseillais dans la rue derrière les responsables politiques responsables du marasme, derrière un Viktor Orban qui a rétabli la censure de la presse dans sa Hongrie natale, ou Benyamin Netanyahou les mains encore sales du charnier de Gaza ? Voilà une jolie caricature qui n’aurait pas déplu aux gars de Charlie Hebdo tombés sous les balles.
Derrière la juste émotion, reste le fait que, si rien n’est fait, nos pays vont encore plus basculer dans la peste brune : un Front national claironnant en France, le mouvement Pediga renforcé et soutenu activement par la droite extrême de l’AfD et de la CSU en Allemagne… sans compter tous les pays européens ayant déjà fait sauté les barrières morales en invitant les partis d’extrême droite dans leur gouvernement. Si rien n’est fait, ce seront des représailles sur les personnes estampillées comme musulmanes par des racistes en herbe, ce seront autant de motifs pour faciliter la tâche des propagandistes et recruteurs terroristes. Œil pour œil, dent pour dent… Il est dès lors de notre responsabilité, nous militants communistes antiautoritaires, de ne pas laisser la rue et l’opinion aux voix de l’extrême et de l’intolérance, de ne pas lâcher le terrain aux hordes fascistes et intégristes qui vont conduire nos pays sur la même voie qu’elles les ont menés en 1936. Pas de place pour tout propos raciste, toute réflexion qui ne reflète que les communs de l’intolérance. La tâche est d’autant plus lourde que le choc émotionnel, le manichéisme contemporain et une réflexion toujours engagée dans l’immédiat et ancrée sur un court terme délétère facilitent la non-disponibilité de la raison critique. étant provocateurs, nous pourrions citer la sourate 7 du Coran (les Hauteurs) et en particulier le verset 179 : « Ils ont des cœurs, et pourtant ils ne savent pas s’entendre ; des yeux, et pourtant ils ne voient pas ; et des oreilles, et pourtant ils n’entendent pas. Ils sont comme des bêtes, ils sont même moins éclairés qu’elles. Ainsi ils sont comme des irréfléchis. » Réfléchissons alors et reprenons le chemin de la Raison, cette raison qui considère l’autre comme un partenaire de vie et non comme un ennemi et qui n’oublie jamais les leçons de l’Histoire. L’autre est notre frère et notre avenir ne peut survivre que si celui de notre frère peut également s’épanouir. Nous ne sommes pas tous Charlie, comme nous n’avons pas tous été des Américains le lendemain du 11 septembre 2001. Nous sommes ce que nous voulons et rêvons, refusant de donner aux exploiteurs et aux religieux les clés de nos valeurs humanistes, de nos émotions, de nos libertés.
Camarades, ne nous trompons ni de combat, ni d’ennemis. La misère et l’exploitation n’a ni frontière ni couleur, mais leurs géniteurs ont le même visage. Occupons chaque parcelle de vie pour interdire que les plantes de la haine et de l’intolérance y soient semées. Opposons à toute parole de peur et de haine celle de notre réflexion construite et argumentée, et de nos rêves têtus d’une société humaine pacifiée et juste. Ne laissons pas les marchés et la rue aux intégristes et aux fascistes, et diffusons notre propagande révolutionnaire. Nous savons pourquoi nous luttons et notre message n’en sera que plus audible si nous le disons plutôt que de rester dans la seule dénonciation. En ces temps d’obscurantisme et de peur, il est temps d’éclairer nos vies de la raison et de l’espoir qu’un autre monde peut et va vivre. Il est temps de sortir et de marcher comme un Homme. En riant, la tête dans les étoiles éclairées, la main tendue vers nos frères et sœurs, et le poing levé haut pour crever les nuages de haine et de racisme qui nous menacent. Sans Dieu ni haine…
Johann Hénocque Militant anarchiste (Bremen - Allemagne)
Sectes et religions - Socialisme Libertaire
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