★ Quand les anarchistes tenaient le haut du pavé

Publié le par Socialisme libertaire

★ Quand les anarchistes tenaient le haut du pavé

Juste avant 1914, l’anarchisme a donné le "la" de la contestation ouvrière. Guillaume Davranche le raconte dans "Trop jeunes pour mourir". Entretien.


On ne le sait pas : aujourd’hui relégué à la périphérie du paysage politique, l’anarchisme fut, au début du XXème siècle, l’un des grands animateurs de la gauche française. Sa présence était particulièrement marquante à la CGT, qui était le cœur de la contestation politique et où cohabitaient trois écoles de pensées: le réformisme (incarnés par Jaurès), les vieux marxistes (héritiers de Guesde et Blanqui) et les libertaires.

Dans « Trop jeunes pour mourir », l’historien Guillaume Davranche décrit les derniers feux de l’anarchisme, juste avant la guerre de 14-18: la lutte contre la montée du militarisme, la propagande, les sabotages, les débats autour de la bande à Bonnet, les tiraillements au sein de la CGT… jusqu’au divorce final. Car, aux lendemains de la guerre, sous le double effet de la fièvre patriotique et de la Révolution russe, l’anarchisme sera balayé du paysage politique français.

Pour BibliObs, l’historienne Marianne Enckell s’est entretenue avec l’auteur de cette fresque étonnante.

Marianne Enckell Les 500 pages de votre livre racontent, presque au jour le jour, cinq années d’affirmation et de luttes du mouvement ouvrier, principalement syndicaliste et anarchiste, en France, de 1909 à 1914. On comprend que l’histoire se termine à la date de la guerre; mais pourquoi débute-t-elle en 1909 ?

Guillaume Davranche Dans l’histoire du mouvement ouvrier français, les années 1909-1914 constituaient jusqu’ici une période très mal connue, peu étudiée, sans doute en raison de son caractère intermédiaire entre la «période héroïque» de la CGT (1902-1908) et la Grande Guerre. En effet, à partir de 1909, la CGT marque le pas, puis enchaîne les revers. Peu à peu, l’organisation perd confiance et entre en crise. Malgré cela, c’est une période pleine de luttes passionnantes et de débats dont certains restent d’actualité.

L’histoire de la lutte contre la guerre, qui domine l’action ouvrière entre 1911 et 1914, est totalement méconnue. Du point de vue anarchiste, cette période 1909-1914 voit l’émergence de la première organisation nationale, la Fédération communiste anarchiste (FCA). L’année 1909 voit les premières réactions, au sein du milieu libertaire, contre l’influence prépondérante de Gustave Hervé et de son journal, «la Guerre sociale». Se méfiant d’Hervé, dont ils avaient décelé les équivoques, un groupe de militants parisiens a, cette année-là, commencé à le contester. De leurs efforts, au terme de vifs débats et de diverses péripéties, va naître fin 1910 la FCA, dont l’histoire constitue le fil rouge de ce livre.

Quel fut le rôle de la FCA, petite organisation anarchiste, par rapport à la grande CGT?

La FCA influence la gauche de la CGT, dont les bastions sont les syndicats parisiens du Bâtiment et certains syndicats des Métaux (dont Paris et Saint-Etienne), animés par des anarchistes ou par des syndicalistes révolutionnaires «ultra», en osmose avec les anarchistes. Mais la FCA est également en phase avec la direction confédérale de la CGT, pour des raisons d’affinités idéologiques. Le syndicalisme révolutionnaire, qui est la doctrine majoritaire au sein de la confédération, est en effet proche de l’anarchisme sur des points essentiels : le mépris pour l’action parlementaire, la primauté donnée à l’action directe des travailleurs.

Dès 1909, plusieurs responsables cégétistes, ou non libertaires, ont vu d’un bon œil l’émergence d’une organisation anarchiste susceptible de faire contrepoids, sur la gauche de la CGT, à l’influence du Parti socialiste [autre nom de la SFIO, NdlR] sur sa droite. L’organisation syndicale est neutre et indépendante mais, jusqu’en 1914, bon nombre de ses responsables n’hésitent pas à parrainer individuellement l’action anarchiste. On est entre gens de confiance.

Un divorce cruel intervient à l’été 1913. La CGT est alors confrontée à une violente répression et, ne se sentant pas la force de durcir le bras de fer, choisit de faire le dos rond, malgré l’insistance de sa gauche. Dès lors, une crise violente éclate en son sein. Pendant plusieurs mois, la gauche de la CGT, dont l’hebdomadaire de la FCA, «Le Libertaire», se fait le porte-voix, mène une polémique intense contre la direction confédérale, l’accusant de recentrage, de trahison, de capitulation, de bureaucratisation… C’est la fin d’une époque.

Vous prenez honnêtement et ouvertement parti. Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’aimez pas les anarchistes dits «individualistes» et que vous ne perdez pas une occasion de les maltraiter; je suppose que ce sont les éditeurs qui se sont amusés à faire figurer en cul-de-lampe les Pieds Nickelés… Les travaux d’Anne Steiner ou de Gaetano Manfredonia ne donnent-ils toutefois pas une image plus fine d’eux?

Les pages que je consacre aux anarchistes individualistes doivent justement beaucoup aux travaux d’Anne Steiner («Les En-dehors», 2008) et de Gaetano Manfredonia («L’Individualisme anarchiste en France [1880-1914]», 1984) qui, eux-mêmes, se montrent critiques sur ce courant. Cependant, je ne pense pas les avoir spécialement malmenés.

Si le livre donne cette impression, cela peut tenir à deux raisons. La première, c’est que la période 1909-1914 voit la déliquescence de cette mouvance, qui s’entredéchire dans des querelles internes assez peu politiques. Les rixes sanglantes qui, en 1910, opposent les «scientifiques» et les «sentimentaux», écœurent de nombreux individualistes qu’on retrouvera ensuite à la FCA, à la CGT ou à «La Guerre sociale». En 1912-1913, la cavale de la bande à Bonnot s’achève dans une atmosphère de délation, de retournements de veste et de sauve-qui-peut qui accélérera cette désagrégation du milieu individualiste.

La seconde raison, c’est que ce livre étudie les réactions des syndicalistes et anarchistes à ces diverses péripéties, et notamment à l’affaire Bonnot. Curieusement, cela n’avait jamais été vraiment fait. Or les révolutionnaires, après être restés sur leur réserve pour ne pas paraître crier avec les loups, publient des analyses politiques sans concession de toute cette affaire. Et, en coulisse, leur sentiment est sévère : dépit, consternation, colère contre ce gâchis… Apporter l’éclairage critique des contemporains ne pouvait pas aider à redorer le blason de l’individualisme.

Vous décrivez les grèves avec des sabotages de caténaires, les séquestrations, la machine à bosseler et la chaussette à clous…. Quand les techniques de sabotage se sont-elles développées? Puis quand et comment ont-elles disparu, si elles ont disparu des milieux syndicalistes ?

La « machine à bosseler » et la « chaussette à clous », ce sont en fait les coups de poing et de pied qu’on promet aux « jaunes » pendant les grèves. C’est une pratique courante au sein de la puissante fédération du Bâtiment, qui forme l’épine dorsale du syndicalisme révolutionnaire. Cette formule imagée circule beaucoup à l’époque – que ce soit pour la dénoncer, dans la presse et à l’Assemblée, ou pour la revendiquer avec ironie. Le poète Gaston Couté en tirera même une chanson provocatrice en 1910: «Brave Chaussette à clous».

Dans le registre de l’action directe, on peut aussi citer la campagne contre les bureaux de placement (les agences d’intérim de l’époque) en 1903, et celle contre l’ouverture des magasins le soir et le dimanche, en 1911. Dans les deux cas, les militants de la CGT ne se contentent pas de revendiquer: ils brisent des vitrines et renversent des étals pour obliger le patronat et le législateur à les écouter.

Le sabotage ouvrier, lui, a été adopté par la CGT dès son congrès de 1897, sur proposition d’un groupe de délégués anarchistes, dont Émile Pouget. À l’instar de la grève et du boycott, il s’agit d’une tactique de lutte qu’on peut résumer par le slogan «À mauvais salaire, mauvais travail». Il peut s’agir de ralentir la production, ou de la rendre inutilisable. Dans la réalité, cette tactique semble avoir été peu usitée.

En revanche, les années 1909 à 1911 sont marquées par des milliers d’actes de sabotage en soutien à la grève des PTT, puis à la grève du rail. Dans les régions où le mouvement anarchiste est fort, des équipes grimpent, la nuit, aux poteaux télégraphiques, et sectionnent les fils. Et «Mamzelle Cizaille», comme la surnomme «La Guerre sociale», poursuit son œuvre pendant des mois après, pour contraindre le gouvernement à réintégrer les grévistes révoqués.

C’est donc un sabotage d’une nature différente de celui défini en 1897. Il semble tomber en désuétude après qu’en 1911 un sabotage maladroit sur une voie ferrée ait failli provoquer des morts. Devant le scandale, «La Guerre sociale» prend alors ses distances et estime publiquement que cette tactique de lutte n’est plus appropriée.

Vous mentionnez aussi à plusieurs reprises la formation des militants, syndicalistes ou propagandistes. Était-elle systématique, à Paris et en province?

On apprenait essentiellement l’art oratoire sur le tas. Il faut dire que le meeting constituait, à l’époque, une des activités militantes de base. La télévision n’existait pas, les gens sortaient beaucoup le soir et allaient volontiers écouter des conférences, des orateurs, assister à des débats contradictoires.

La FCA pouvait attirer 80 à 100 personnes dans de petites salles de proximité, et 600 à 1000 dans de grandes salles. Les syndicats, eux, attiraient dans des proportions bien supérieures : jusqu’à 10.000 ou 15.000 personnes dans les «meetings monstres» à l’occasion d’une grève ou d’une campagne d’opinion. Et tout cela sans sonorisation !

Il fallait donc avoir du coffre pour monter à la tribune et se faire entendre. S’essayer à une petite tribune, puis à des tribunes de plus en plus impressionnantes faisait partie de l’apprentissage du militant, qui pouvait parfois, en outre, bénéficier d’une formation. En 1912, la FCA mit ainsi sur pieds une «école du propagandiste» où des camarades expérimentés pouvaient dispenser des cours sur la pensée anarchiste ou sur la technique oratoire.

L’expérience la plus intéressante que j’aie relevée est celle du «Comité féminin», actif en 1912-1913, et principalement animé par des militantes de la FCA. Avec l’aide d’Henri Antoine (le fils d’André Antoine, fondateur du Théâtre libre), elles ont organisé des cours de théâtre et de diction pour former des oratrices ouvrières – une espèce alors très rare !

Dans votre livre, vous mélangez allègrement les citations: presse quotidienne, presse militante, archives de police, mémoires et travaux… Des historiens pointilleux pourraient vous le reprocher.

J’ai détaillé mes sources dans une interview au blog Samarra, réalisé par un collectif d’enseignants d’histoire-géographie. L’histoire de la lutte contre la guerre, qui domine l’action ouvrière entre 1911 et 1914, est totalement méconnue. La matière première, je l’ai trouvée aux archives de la préfecture de police de Paris, et extraite de volumineux cartons bourrés des rapports d’indicateurs infiltrés dans la FCA.

Mais on sait quelle distance critique il faut avoir vis-à-vis des rapports d’indicateurs, dont certains travestissaient la réalité pour se faire bien voir de leurs employeurs à la Sûreté générale. J’ai donc systématiquement recoupé leurs informations avec d’autres sources – notamment la presse militante et la presse quotidienne – en visant l’exactitude factuelle.

Toutefois l’exactitude factuelle ne suffit pas. Je voulais également approcher au plus près l’état d’esprit des militants de l’époque, comprendre leurs motivations et évaluer l’importance réelle que certains débats avaient pour eux. Pour cela encore, il est indispensable de recouper les sources, de faire dialoguer la presse militante dans toute sa pluralité.

Propos recueillis par Marianne Enckell
(Centre International de Recherches sur l'Anarchisme, Lausanne)

Trop jeunes pour mourir.
Ouvriers et révolutionnaires face à la guerr
e (1909-1914),
par Guillaume Davranche,
L’Insomniaque/Libertalia, 544 pages, 20 euros.

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