★ Le sens de notre solidarité avec Kobanê
“Anarchistes solidaires du Rojava”
Le vendredi 31 octobre dernier, veille de la Journée mondiale « Urgence pour Kobanê », un meeting était organisé à Paris par le collectif “Anarchistes solidaires du Rojava”. Une petite centaine de personnes y a participé, entre interrogations multiples sur le sens de ce combat et envie de faire quelque chose. Voici le texte de l’intervention qui a été prononcée en introduction de cette soirée.
"Cher(e)s ami(e)s, cher(e)s camarades, chers frères et sœurs kurdes
C’est avec beaucoup de fierté, qu’en ce vendredi, veille de la journée internationale de solidarité avec Kobanê, que je prends la parole dans votre meeting, au nom de l’initiative anarchiste de solidarité avec le Rojava, un collectif qui s’est constitué récemment sur Paris à l’initiative d’individus membres d’organisations libertaires ou non et qui tente par différents moyens d’attirer l’attention et de développer une solidarité politique et matérielle avec les combattants et les combattantes de Kobanê et plus largement avec les peuples du Rojava en lutte.
Depuis 6 semaines la ville de Kobanê est le théâtre de combats acharnés de la part des volontaires de l’YPG et de l’YPJ. Sous les yeux du monde entier, la lutte des Kurdes pour défendre à la fois l’autonomie territoriale et politique du Rojava et résister jusqu’à la mort aux vagues d’attaques des mercenaires de l’Etat Islamique, force non seulement le respect et l’admiration mais est en train d’ouvrir une nouvelle séquence à la fois pour le Kurdistan lui-même, mais aussi pour toute la région, et enfin pour tous ceux et celles qui s’intéressent de près ou de loin à toutes les voies que prennent les tentatives d’émancipation.
La résistance de Kobanê est devenue la résistance de l’ensemble des Kurdes, de toute la région et de toute la diaspora. Elle est devenue un facteur de premier ordre dans le sentiment d’appartenance et de puissance dans cette capacité aujourd’hui de prendre son destin en main, d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire de ce peuple certes opprimé mais qui s’est toujours battu, les armes à la main pour faire respecter sa dignité, son existence et ses droits.
Mobilisation dont témoignent les dernières manifestations en Turquie qui ont connu un niveau de violence rappelant les années 1990 : plus de 50 morts en quelques jours, couvre-feu, déploiement de l’armée dans les villes. Mobilisation de milliers de Kurdes et aussi de Turcs solidaires à la frontière turco-syrienne pour afficher leur soutien au plus près des résistants et en défi vis-à-vis de l’armée turque. Mobilisation avec les centaines, les milliers de jeunes et de moins jeunes qui ont forcé les barrages, découpé les barbelés et ont rejoint pour un jour, pour une semaine ou plus, les habitants qui refusaient de quitter leurs foyers et les combattant-e-s de la cité assiégée.
Le caractère exceptionnel de cette bataille est aussi qualitatif : Il n’a échappé à personne que les combattants et combattantes sont majoritairement issus de la gauche kurde et qu’ils/elles sont les acteurs d’un projet d’autonomie politique et territoriale dans le Rojava projet basé sur la critique du concept de l’État Nation, sur le pouvoir communal, l’égalité hommes-femmes, la mixité de genre, la prise en compte inclusive de toutes les minorités de cette région, sur des formes de justice moins punitive mais basée sur le consensus et l’idée de réhabilitation, sur des formes de démocratie originales.
La révolution du Rojava et ce que le mouvement kurde appelle le « confédéralisme démocratique » est une proposition qu’il faut replacer dans le contexte des soulèvements du « printemps arabes », et qui prend toute son importance compte tenu de leurs bilans, de leurs échecs et des questions qui avaient été ouvertes alors et qui sont restées sans réponses. Elle doit être considérée comme une proposition valide et concrète pour l’ensemble de la région méditerranéenne et moyen-orientale : une alternative cohérente à tous les régimes d’oppression et de spoliation, sans exception, issus des découpages territoriaux de l’époque coloniale et des deux guerres mondiales, aussi bien les chimères du « nationalisme arabe » à parti unique et aux dictatures militaires que les pétromonarchies, les différentes variantes de l’islamisme politique ou bien encore l’État colonialiste d’Israël.
Si la bataille de Kobanê est dotée d’une spécificité, c’est le champ des possibles qu’ouvre la victoire des combattant-e-s kurdes : ce que Kobanê marque particulièrement comme rupture avec des décennies de domination impériale des puissances capitalistes, c’est que la lutte particulière d’un peuple particulier pour sa liberté est en train de devenir le nom universel de la libération de tous.
C’est le sens qu’incarne le slogan : « la lutte de Kobanê est celle de l’humanité toute entière ».
Les Kurdes du Rojava n’ont pas demandé un « droit à la différence ». Ils ont mis en avant la légitimité de leur combat au regard des critères internationalement admis comme le droit à l’autodétermination. Mais ils ont aussi mis en avant leur projet, leurs réalisations, leur propositions et ont fait valoir que, ce pourquoi ils et elles se battaient pouvait être repris partout ailleurs où les questions nationales et les oppressions contre les identités ont été niées ou instrumentalisées par les États, que leurs propositions pouvaient contribuer à inverser le cours de l’histoire, le faire dévier de sa trajectoire et mettre un terme à des siècles de domination coloniale et impériale, qu’il s’agit là d’une lutte pour l’humanité comme l’avaient aussi affirmé les zapatistes il y a quelques années dans le fin fond des montagnes du sud-est mexicain (« contre le néo-libéralisme et pour l’humanité »).
Ce qui est nouveau et remarquable c’est que le formidable mouvement de sympathie qui s’exprime de manière croissante depuis plusieurs semaines envers les résistants et résistantes de Kobanê, n’est pas orienté vers des figures renouvelées de la « victime » vulnérable, sans parole et sans défense et en demande d’une « aide humanitaire » auprès de la « communauté internationale ».
Kobanê, n’ a pas non plus demandé que des « sauveurs » viennent se battre pour eux (par une intervention au sol notamment), Kobanê a demandé autre chose de beaucoup plus important politiquement : ils et elles ont demandé des moyens pour se battre eux-mêmes, et singulièrement des armes, des munitions, des équipements, pour se défendre comme des sujets politiques s’affirmant maîtres de leur destin et se battant pour leurs droits, pour leur émancipation et pour la liberté.
C’est là une rupture fondamentale dans la période qui ouvre aussi pour nous et potentiellement pour des millions de personnes dans le monde, une nouvelle situation dans laquelle la résistance aux attaques subies, comme idée et comme pratiques, n’est plus automatiquement synonyme de défense des acquis ou de retour à un passé glorieux mais qu’elle peut s’interpréter et se vivre comme l’ouverture sur un nouvel horizon, sur des conquêtes, des avancées : une voie vers l’avant, un parcours de libération, une lutte offensive qui remet d’actualité l’idée, l’hypothèse et la possibilité de transformer l’ordre établi et que cette transformation prenne un cours révolutionnaire.
Il était évident que cette position ne pouvait qu’être combattue et condamnée par les puissances impérialistes qu’elles soient locales ou occidentales.
La Turquie tout d’abord. Après avoir enfermé les combattants et combattantes kurdes dans Kobanê en bloquant les issues nord de la ville et empêchant ainsi les renforts et les approvisionnement en armes et munitions d’arriver, après avoir placé en détention plusieurs centaines de Kurdes de Syrie ayant trouvé refuge en traversant la frontière, après avoir réprimé dans le sang les manifestations de soutien à Kobanê, après avoir réaffirmé vouloir établir une « zone tampon » (proposition soutenu par Hollande) sur le côté syrien de la frontière, c’est-à-dire là où précisément se trouvent les territoires du Rojava, la Turquie reste la principale menace pour les Kurdes. L’État turc qui depuis 2011 aide les islamismes de divers courants et mouvements, a clairement fait le choix de l’État islamiste contre le mouvement de libération kurde.
Les États-Unis ne sont pas sur la même ligne que la Turquie. Pour eux, Kobanê n’est pas un objectif stratégique. D’autre part, officiellement, leur mission en Syrie se limite aux djihadistes. Il faut rappeler qu’officiellement les États-Unis, contrairement à la France, n’ont jamais cru à un renversement imminent du régime d’Assad. Ils sont donc pour une transition et donc pour un gouvernement syrien de coalition (c’était le sens des discussions de Genève en février 2014). Rappelons que l’approche des États-Unis se fait en prenant en compte les intérêts de la Russie et de l’Iran (d’où l’accord sur la destruction des armes chimiques) alors que la France (et la Grande Bretagne) veut foncer dans le tas, renverser Assad, faire battre les Iraniens en retraite et infliger une défaite à Poutine. Aujourd’hui, les plus « faucons » des occidentaux dans la région sont au quai d’Orsay et à l’Élysée.
Dans l’histoire, les guerres et les révolutions se sont toujours trouvées intimement mêlées : refus des guerres inter-impérialistes débouchant sur des soulèvements révolutionnaires, tentatives révolutionnaires se transformant en guerre ou rattrapés par des foyers de guerre mal éteints et dévorées par les armées des fossoyeurs de la révolution… Nous savons d’expérience que toutes les logiques de guerre, même celles qu’il faut assumer, contiennent les dangers du militarisme, durcissent les rapports, centralisent les formes de pouvoir et de commandement, referment les espaces et les temps de réflexion, rejettent les débats et les contradictions qui font la richesse d’un processus de transformation et vont finalement à l’encontre de la dynamique révolutionnaire.
Comme dans de toutes autres circonstances, les Kurdes se retrouvent aujourd’hui à devoir mener conjointement une guerre et une révolution. Ils n’auront probablement pas le loisir de pouvoir choisir entre privilégier l’une au détriment de l’autre, mais une chose est sûre : le type de solidarité qu’ils recevront pourra contribuer à faire pencher l’équilibre d’un côté plutôt que de l’autre. Pour notre part, nous entendons, au sein de la société kurde et du mouvement de libération kurde comme à l’intérieur du mouvement de solidarité, privilégier et appuyer particulièrement les pratiques et les initiatives qui tendent à l’autonomie et l’auto-organisation des populations et des communautés humaines, soutenir les tendances qui poussent à l’émancipation politique et à la révolution sociale.
Le projet de l’autonomie kurde n’est pas un projet anarchiste révolutionnaire et anticapitaliste, il ne vise pas l’établissement du communisme libertaire et l’abolition de toutes les hiérarchies, du capital et du salariat : mais par contre, de sa victoire ou de sa défaite dépendra qu’il sera possible, ou pas, de prononcer et de mettre en discussion certaines idées, certaines exigences, comme l’égalité, le combat contre l’exploitation capitaliste du travail vivant et l’exploitation domestique des femmes, la prise en charge collective des décisions sur l’ensemble des questions touchant la vie des gens, en matière de production, d’habitat, d’éducation, une attention particulière à l’agriculture, une critique du développement et du productivisme…
On ne demande généralement pas aux protagonistes des luttes que l’on soutient qu’ils acceptent l’intégralité de nos références et de nos positions en échange de notre solidarité. Sinon, on reste dans l’entre-soi. La tendance la plus courante consiste plutôt à affirmer une solidarité avec certaines luttes et pas avec d’autres en fonction de la présence ou non d’un certain nombre de critères et d’éléments partiels et potentiels de transformation qu’elles contiennent et font ressortir. Se placer en solidarité avec la lutte des Kurdes pour leur autonomie, obéit aux mêmes règles : ce n’est pas se bercer d’illusions et soutenir une « révolution » les yeux fermés ou encore en partager inconditionnellement les tenants et les aboutissants.
C’est, en fonction de ce qui a été avancé précédemment sur la signification de cette lutte dans la période et le contexte, plusieurs choses en même temps :
- soutenir une résistance contre les tentatives d’extermination,
- soutenir les significations politiques que ce combat ont déjà produites contre la victimisation et dans l’irruption d’une troisième ou quatrième voie dans le cadre syrien,
- et en même temps, c’est défendre dans le processus même de cette résistance qu’il est possible de prendre son destin en main, d’affirmer des gestes de l’égalité et de s’affirmer comme sujet politique et comme sujet de l’histoire, de tracer un chemin d’émancipation.
En somme, de contribuer à la possibilité qu’une révolution sociale en profondeur soit ne serait-ce qu’envisageable, faire en sorte que soient réunies quelques conditions pré-requises pour qu’une transformation de cette nature puisse émerger, puisse s’exprimer comme une option possible, trouver un écho, des relais, des points d’appui, parvienne à se traduire dans des conflits, des pratiques, des manières de faire et de vivre, réponde le cas échéant à une nécessité socialement partagée, se transforme alors en une sorte d’évidence et devienne réalité.
C’est pourquoi, si les combattants et combattantes kurdes et leurs alliés non kurdes sont aujourd’hui en première ligne pour affronter, avec leurs corps, avec leur intelligence, avec leur générosité et les armes à la main, les bandes sanguinaires des cinglés de l’État islamiste, et qu’ils et elles ont donc besoin d’avoir les moyens de se battre, il est très important qu’ils soient le moins dépendant possible des diverses puissances, et notamment les États-Unis qui, outre leur position impériale de superpuissance (surtout militaire) est déjà en soi très problématique pour toute tentative révolutionnaire dans le monde. Il n’est pas possible de leur faire confiance (rappelons-nous le massacre d’Halabja de mars 1988 consécutif de l’appel des États-Unis au soulèvement des Kurdes), d’autant plus que, la politique extérieure des États-Unis étant connue pour fonctionner par cycles, il est probable que l’approche étatsunienne plutôt ‟pragmatique” actuellement se transformera tôt ou tard dans une nouvelle offensive de « faucons » néo-conservateurs, les mêmes qui ont engagé jadis massivement les Etats Unis dans la guerre du Vietnam (Nixon) et plus tard, dans les guerres en Irak (Bush père et fils), aux effets que l’on connait.
En tant qu’anarchistes/communistes libertaires/anticapitalistes antiautoritaires de France, il faut que l’on accorde une mention très spéciale à Hollande. Le chef de l’État français s’est en effet très vite aligné sur les positions de la Turquie en exprimant son soutien à la création d’une « zone tampon » dans le Rojava et le long de toute la frontière syro-turque. Or, si l’armée turque pénètre sur le sol syrien, c’est à la fois une déclaration de guerre contre les Kurdes syriens mais aussi contre le régime de Damas. C’est cela l’autre vrai objectif. Il faut être conscient que c’est cela que veut la France, gouvernement et opposition confondus : une guerre aérienne et au sol, non pas principalement contre les djihadistes mais pour entreprendre le chemin de Damas jusqu’au palais présidentiel.
La France, contrairement aux États-Unis, s’est depuis le début du soulèvement populaire en Syrie (février-mars 2011) alignée sur l’axe Turquie-Qatar-Arabie saoudite, qui sont les principaux fournisseurs de l’aide financière et matérielle aux combattants islamistes, c’est-à-dire dans la position la plus va-t-en-guerre visant à renverser le régime d’Assad et à le remplacer par quoi, sinon par un régime islamiste sunnite, qui deviendra, en outre, avec ou sans démembrement du pays, une colonie/protectorat de ces mêmes puissances régionales (en particulier de la Turquie qui a une longue frontière commune, qui est de loin la principale puissance militaire et qui verrait bien la région placée une fois de plus sous la coupe d’un nouvel empire ottoman) et un nouveau marché juteux pour les multinationales. En s’alignant sur la Turquie, l’État français se fait le complice objectif du projet d’anéantissement de l’autonomie kurde en Syrie aujourd’hui, et en Turquie bientôt.
La campagne de solidarité avec la lutte de libération des Kurdes ne peut, en France du moins, que cibler et dénoncer la dangereuse politique criminelle et cynique du gouvernement français."