★ Le manifeste anarchiste : Que veulent les anarchistes-communistes ?

Publié le par Socialisme libertaire

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Pierre Ramus (1878 - 1942)


★ Pierre Ramus - Le manifeste anarchiste : Que veulent les anarchistes-communistes ? (1907)  

Anarchisme et Non-Violence n°16 - janvier-février 1969.  
 

« Nous, qui défendons la théorie de l’anarchisme-communisme, sommes adversaires de toute religion reposant sur une révélation inexpli­cable et de toute mystique théologico-cléricale ; nous sommes adver­saires de l’État ; nous sommes adversaires de la propriété privée ; nous sommes adversaires de toutes lois imposées par des hommes à d’autres hommes ; nous détestons franchement toute union d’hom­mes imposée par la violence, et donc aussi l’institutionnalisation des relations sexuelles par le mariage.

L’anarchisme est une conception du monde dont le principe social repose dans le concept de l’anti-autorité. L’autorité est un fait historique, non originel. Elle est née avec la pensée métaphysique de l’homme primitif et fut seulement fondée, dans l’ancienne orga­nisation tribale, par la domination des prêtres qui en ont fait une institution durable. Toute autorité est toujours violence, et l’apparition de son concept préparait son assise matérielle. Sous la conduite des prêtres, qui furent aussi les premiers rois, la croyance ignorante et la soumission à un être transcendant, surnaturel, appelé Dieu mena à la croyance en son autorité temporelle. Ainsi naquit l’État. Pour justifier cette autorité temporelle, il fallait un privilège, le monopole de la propriété, qui trouva sa forme provisoire dans la propriété privée. Et pour protéger ce monopole en faveur d’une oligarchie, le droit de propriété privée, qui jusque-là ne régissait que des cas particuliers, fut érigé en norme et trouva son couronne­ment dans la jurisprudence romaine, dans le code romain.

Avec la création de la propriété privée par la violence politique, par l’État, s’ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de l’humanité. Bientôt ce qu’il y avait d’originellement naturel entre les hommes disparaît presque entièrement. Dans toutes les circonstances de la vie tant individuelle que publique, c’est maintenant l’État et l’intérêt personnel des propriétaires privés qui prononcent les paroles déci­sives. L’humanité souffre ainsi de deux fléaux : l’autorité et le monopole de la propriété privée.

L’anarchisme fonde sa théorie sociale, son but idéal sur l’individu libéré, sur la libre individualité de l’homme. Il ne voit dans l’his­toire universelle, dans toutes les époques de vie étatisée, que la dégradation et l’écrasement de cette individualité, l’extinction vio­lente de toutes les possibilités de développement qui reposent en chacun. Des millénaires de violence ont fait de l’homme un fauteur de violence, et le libérer des violences exercées contre lui doit commencer par l’homme lui-même. Il doit se libérer des innom­brables carapaces de la violence érigée en morale, du goût du pouvoir, des basses envies de possession, des convictions médiocres et atrophiantes qui font apparaître l’homme actuel comme un estro­pié mental et caractériel, à l’opposé d’un homme vrai, totalement développé et actif. Le jour où la justice et l’égalité sociale sont instaurées, où l’évolution permet des progrès de toutes sortes, s’ouvrent de nouvelles possibilités économiques ; l’esprit et l’instinct de liberté de l’homme accélèrent la destruction inéluctable des ins­titutions actuelles de la société tyrannique. Cet itinéraire de la liberté que l’homme doit parcourir ne peut passer que par un chemin : par l’exclusion logique de toutes les puissances de violence étatiques de la sphère de l’action de paix humaine et de vie sociale.

Ainsi l’anarchie, c’est la société sans État. L’anarchie, c’est l’ordre et l’organisation de la vie individuelle, sociale, collective selon l’accord unanime des participants, cependant sans la pression vio­lente d’aucune puissance extérieure.

En anarchie la loi, qui ne représente que la dictature de l’État, disparaît de la vie sociale, de même que l’État. Et ce sont les mêmes causes qui provoquent sa disparition, les mêmes motifs qu’invoquent les anarchistes pour être adversaires de toute loi faite par des hommes pour et contre d’autres hommes.

Dans l’histoire de l’humanité, l’État a toujours été une force usurpée dont l’efficacité reposait sur une volonté autoritaire. L’État, abso­lutisme, monarchie, république ou démocratie, est toujours le même État : l’instrument d’une catégorie de personnes qui ont eu le pouvoir en main soit par un processus historique de violence, soit par la crédulité et l’inconscience des autres, et qui, par la suite, pour leur profit et pour celui de la clique dirigeante, brandissent le fléau de l’exploitation et de la tyrannie sur la tête des peuples subjugués. Et c’est la loi qui leur a servi à faire de leurs mesures arbitraires et artificielles des actes saints. La loi joue sur le plan temporel le même rôle que l’« Ecriture sainte » ou les « Comman­dements divins » dans la religion. La loi sanctifie le crime des dirigeants contre les opprimés et justifie tout ce qui se fait sous
le couvert du droit. Combien la loi est réactionnaire, ennemie de toute pensée rationnelle, un seul exemple peut le prouver : née du droit usager et de la tradition, elle entraîne encore ses consé­quences néfastes, elle venge et châtie encore même quand, depuis longtemps caduque, elle ne correspond plus en rien aux conceptions nouvelles d’un peuple ou de ses représentants les plus éclairés.

Le fondement économique de l’anarchisme, c’est le socialisme dans son sens le plus large, en particulier le système économique le plus logique et le plus conséquent du socialisme, c’est-à-dire le communisme.

Le système de la propriété privée sous sa forme monopolistique n’est pas une chose naturelle. Si cela était, il n’aurait pas besoin de l’État pour le protéger, il pourrait subsister complètement de lui-même. Mais la propriété privée ne s’obtient que par l’État, et provoque la compétition entre les hommes, la chasse aux richesses. Le combat pour la propriété matérielle exclusive (le monopole) serait chose explicable si l’humanité se trouvait dans la déplorable situation de manquer de produits et de richesses naturels au point de ne pouvoir subsister. Mais c’est juste le contraire : la produc­tivité naturelle peut encore être augmentée de façon colossale, grâce aux techniques de perfectionnement admirables comme celles de la culture intensive du sol. C’est donc uniquement pour l’enri­chissement personnel de ceux qui participent à ce vol organisé que la propriété privée est conservée. Par conséquent, elle n’a aucune raison d’être dans une société anarchiste. (...)
    

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L’anarchiste n’est pas un fanatique irréaliste. Il sait bien que, lorsqu’on poursuit un idéal et que l’on veut vraiment l’atteindre, on doit combattre pour lui, lui sacrifier son Moi, son Tout. L’anarchiste est infiniment plus réaliste que l’autre tendance du socialisme qui l’avoisine : la social-démocratie. L’anarchiste ne fait aucun détour dans ses moyens et ses méthodes, il vise directement son but qui est l’abolition de l’autorité de l’État et de la propriété privée. Il conforme à ce but ses moyens et ses actions propagandistes et tactiques.

La société moderne offre à l’homme trois sources de revenus. D’abord la rente que rapporte la propriété du sol ; elle n’englobe pas seulement la rente foncière, mais aussi les divers avantages que l’État et l’industrie confèrent aux parasites ; deuxièmement le profit, rendu possible dans l’industrie par une économie de mono­pole basée sur là propriété privée ; troisièmement le revenu du travail, réparti par ceux qui détiennent les revenus décrits ci-dessus entre les vrais producteurs, les ouvriers, et qui tend vers le mini­mum vital pour la bonne raison que les deux sources de revenu obtenu sans travail veulent se tailler une part aussi grosse et complète que possible.

Les puissances dominantes avec leurs coteries partisanes s’effor­cent tant et plus de maintenir ces rapports de revenus. Un seul parti prétend s’opposer au système en vigueur : c’est la social-­démocratie [Le parti social-démocrate d’avant 1917, c’est-à-dire le parti marxiste, ou « communiste » d’alors].

Ce parti a réussi à acquérir une influence notoire auprès des ouvriers. Si aujourd’hui cette influence décroît naturellement, si elle est ébranlée dans les cercles d’ouvriers éclairés, la faute en est à près de quarante-cinq ans d’activité parlementaire de ce parti, période qui prouva sa stérilité et sa corruption totales.

C’est en Allemagne que nous avons eu l’occasion la plus claire d’observer sa montée et son déclin tant idéologique que moral.

A partir d’une conception économique fataliste, le socialisme marxiste développe la négation de l’essence de tout vrai socialisme. Le socia­lisme est un système économique qui socialise tous les moyens et services collectifs ; mais la société n’a rien à voir avec l’État, qui est au contraire le principe de l’« anti-social », de la propriété privée et de l’autorité. Mais le marxisme a socialisé l’État, et c’est ainsi que le socialisme autoritaire —qui est en quelque sorte l’ennemi de la civilisation— a connu sa plus belle prospérité dans la social-démocratie. A cela s’ajouta la croyance que la société pou­vait être réformée par l’État, ce qui est faux, car toute réforme réelle et profonde de la société dans une direction socialiste suppose la disparition de l’État. Ce n’est pas ce que veut la social­-démocratie, qui aspire seulement à un État démocratique ; ce n’est donc pas un parti socialiste, mais un parti « conservateur de l’État » ; sa faible et stérile opposition verbale aux représentants de l’État actuel n’y change rien. La tactique de la social-démocratie s’est logiquement tournée vers le moyen de la bourgeoisie, vers le parle­mentarisme ; or ce dernier ne pourra jamais être un moyen de libération, mais sera toujours le champ où les représentants des intérêts des différents groupes sociaux vident leurs querelles en formulant des revendications communes au sujet de l’État, des perceptions d’impôts dans les diverses couches sociales, afin de troubler le moins possible la paix, l’ordre et la tranquillité de la société exploiteuse. Cette tactique a porté ses fruits : aujourd’hui déjà, la social-démocratie ne représente plus le socialisme qu’en tant que moyen démagogique médiocre pour appâter les masses ; en vérité, elle est devenue un parti démocratique réformiste qui a renoncé depuis longtemps à agir pour la Révolution sociale, pour l’éducation révolutionnaire du peuple. C’est à peine si elle est à la hauteur du libéralisme bourgeois, radical-démocratique anglais.

Dans les partis social-démocrates importants des autres grands États, Autriche, France, etc., le marxisme n’a jamais joué un rôle essentiel. Ils sont devenus aujourd’hui des partis exclusivement démocrates et réformistes, qui ont enterré tout élan révolution­naire du socialisme et du prolétariat sous la tourbe de la course aux mandats parlementaires.

Les anarchistes sont actuellement les seuls vrais socialistes. Ils sont aussi les seuls qui combattent les sources de revenus décrites plus haut des différentes classes de la société bourgeoise, de telle façon qu’elles sont tenues de diminuer la rente et le profit usurpés au profit du salaire du travail, jusqu’à les supprimer entièrement. Les anarchistes sont aussi les seuls à préparer réellement et pratique­ment la « réforme sociale ». Ils reconnaissent en effet qu’une amé­lioration de la condition de l’ouvrier ne pourra jamais être menée à bien par une loi, mais qu’elle sera uniquement le résultat du combat économique du prolétariat. Toutes les luttes pour une vie meilleure ne peuvent être menées avec succès par le prolétariat qu’en dehors du parlement ; de même le dernier combat de la révolution sociale, qui est appelé à supprimer les rapports d’escla­vage du prolétariat, ne pourra être mené que par des moyens non parlementaires. 
 

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Ainsi donc, les anarchistes sont pour la réforme pratique et la lutte de classe quotidienne du prolétariat. Toutefois cette lutte de classe ne saurait jamais être menée au parlement, dans des discours, de principe des députés en habit. La lutte de classe se passe dans l’arène de l’industrie, dans chaque fabrique, dans chaque atelier, dans chaque ferme, où le prolétaire qui s’éveille ressent la possi­bilité d’une vie nouvelle et lutte pour l’atteindre. Les anarchistes n’ont aucune confiance dans la récolte des votes par des phrases démagogiques et des réunions publiques, mais ils ont confiance dans la solidarité jusqu’au sacrifice du prolétariat. Cette solidarité se réalise dans la vie de travail par la grève et trouve son expres­sion pratique achevée dans la grève générale. Si par celle-ci le prolétariat conquiert une seule de ses exigences —comme c’est déjà arrivé plusieurs fois—, le résultat d’une tel le victoire est une véritable réforme réalisée par le peuple, qui ne l’endort pas mais peut le préparer à un nouveau combat.

Toute lutte économique est une lutte politique, non au sens de l’urne électorale, mais au meilleur sens social-révolutionnaire. En outre, les anarchistes sont aussi éminemment actifs politiquement. Mais ce n’est pas au sens des votations, qui signifient le renforce­ment de l’ordre bourgeois, mais dans un sens antiétatique. Ils sont les seuls antimilitaristes actifs, car ils savent que la paix est impos­sible, que le militarisme reste une malédiction éternelle pesant sur les peuples, tant que subsiste l’État. Si l’on veut la paix, il faut supprimer le fauteur de troubles, l’organisateur de la guerre, l’État, et, si l’on veut agir politiquement, l’antimilitarisme conséquent offre un champ d’action de masse bien plus signifiant, bien plus riche que le vote une fois tous les cinq ans ou les stériles discours parlementaires. L’antimilitarisme est la seule action du prolétariat qui le rapproche de son but final. Les anarchistes sont des anti­militaristes conséquents, qui ne veulent pas transformer le milita­risme ni conquérir l’État mais les supprimer tous les deux.

Cela n’épuise pas les moyens d’action des anarchistes. Dans leur tactique commune ils possèdent encore les plus signifiants : l’expli­cation et la propagande incessantes de l’idéologie anarchiste, ainsi que le mode de vie anarchiste qu’adopte logiquement toute personne qui se dit fièrement anarchiste.

C’est dans la révolte de l’individu et de chaque petit groupe contre la situation actuelle que réside la première impulsion vers le nou­veau. L’anarchiste le sait ; sa révolte personnelle a lieu quotidienne­ment. Il ne se soumet à aucune loi de la coutume, à aucune tradition, à aucune morale ; il n’obéit qu’à sa raison et à ses principes de vie idéaux. Et comme son comportement est différent mentalement, économiquement, moralement, intellectuellement et psychiquement de celui de l’homme du commun, il agit en détruisant ce qui existe, construisant pour l’avenir, pour la société affranchie. »

Pierre Ramus 

 

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