★ Notre Amoralisme

Publié le par Socialisme libertaire

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L’En dehors, N° 279 (mi-février 1935)

 

★ E. Armand : “Notre point de vue - Notre « amoralisme »”, 
L’En dehors 16 no. 279 (mi-février 1935).  
 

« Où qu’on se tourne, l’horizon individuel se trouve limité par cette borne qu’on nomme morale ou moralité : morale religieuse ou sociétaire, morale bourgeoise ou prolétarienne. Partout des poteaux portant interdiction de franchir. Bien sûr, énonce un premier moraliste, car « sans morale, pas de société ». Evidemment, renchérit un second : « à la société seule, il appartient de déterminer règles et fins ». Et si je demande en quoi consiste la moralité, forme concrète de la morale, un troisième me répond : « la moralité est sacrifice et régularité ». Ces messieurs nous la baillent belle. Où découvrir, non l’avenue goudronnée et kilométrée, mais le sentier perdu qui mène là-haut, sur la cime « en dehors », là où on ignore l’air empesté par le prohibé et l’interdit. Si las des discours des défenseurs du « sacrifice et de la régularité », je me tourne vers les partisans du retour aux lois naturelles, on me parlé d’instinct social, de vice et de vertu. C’est à désespérer.

Le point faible de toutes les morales sociétaires, même basées sur l’instinct, c’est leur a priorisme — leur rigidité doctrinale dont l’un ne peut s’évader, que cette rigidité se conçoive dans l’intérêt de l’ensemble ou au profit de la nature. L’un suffoque sous le poids des obligations imposées à l’avance sans qu’on lui offre possibilité de les discuter et de les résilier s’il n’y trouve pas son compte. On nous enregistre, on nous immatricule, on restreint nos possibilités de circulation, d’expansion, d’expression, d’association sous toutes sortes de prétextes dorés. On nous comprime, on nous opprime, on nous inculque dès l’aube de nôtre vie des mystiques qui annihilent en nous toute aspiration à nous révéler des uniques. Et pour spécieux ou utilitaires que soient les motifs exaltés, nous n’en vivons pas mieux, nous n’en sommes pas plus heureux, nous ne nous en réalisons pas davantage et nous ne sommes pas plus sûrs du lendemain.

Qu’est-ce que la morale ? — qu’est-ce que la moralité ? Selon nous, l’établissement d’une règle de conduite individuelle où les rapports de l’un avec autrui sont conditionnés par la recherche de son intérêt véritable. Et cet intérêt véritable, à notre sens, c’est la faculté pour chacun de pouvoir se livrer au plus grand nombre d’expériences voulues en vue de permettre à son être de réaliser la plus grande somme de possibilités suivant qu’il y est déterminé. Il est contre l’intérêt de l’un d’accepter à l’avance une règle de conduite dont il ignore si elle lui procurera ou non le bonheur. C’est a posteriori, après essai, qu’il est loisible à l’un de se rendre compte si telle ou telle ligne de comportement « accomplira » où non son déterminisme. Tout milieu agencé de telle sorte qu’il ne permet pas cet essai est un milieu tyrannique et arbitraire, qu’il se fonde sur un décalogue, des lois écrites ou des commandements gravés « dans les cœurs ».

Dans la morale universelle se cache une intention bien arrêtée de ramener l’un à un niveau indépassable. C’est pourquoi on trouvera toujours en état d’insurrection — ou de légitime défense — contre cette morale, quiconque a pris conscience de son déterminisme particulier. La morale universelle est une fiction. La morale, dans l’histoire, a varié selon le climat, l’état de civilisation, les conditions économiques, les idées religieuses, les desseins des détenteurs du pouvoir politique. La morale, chez l’individu, varie selon les goûts, les désirs, la constitution physiologique, le mécanisme psychologique, etc. Il n’est de morale avantageuse que la morale particulière : morale individuelle ou morale d’association — contrat résiliable et ne liant pas à jamais le contractant.

On sait notre thèse : nous n’éprouvons pas le moindre désir d’imposer à autrui ou de faire partager par autrui notre déterminisme particulier, et ses modalités de réalisation. Nous sommes toujours prêts à traiter avec autrui sur la base du respect de nos déterminismes mutuels. Et c’est ce qui donne à notre mouvement son cachet bien spécial.

Qu’ont donc, après tout, à nous présenter de si mirobolant les partisans du conformisme ? Le conformisme est un principe de stagnation, de momification, de misonéisme, De fout ces jeunes gens que les actualités du cinéma nous montrent défilant au pas en uniforme, acclamant l’Etat totalitaire, un dictateur, le parti dominant ou anxieux de le devenir, de fous ces jeunes gens monte une odeur de vieillesse, de rance, de cadavre. Ils n’ont de révolutionnaires que le nom. S’ils sont prêts à sacrifier leur vie — leur bien le plus précieux — c’est pour conserver où maintenir un régime, une conception, une doctrine, une « entité » en un mot. Ce sont des conservateurs — agités, si l’on veut, mais conservateurs.

Certains moralistes, je le sais, veulent faire dépendre la morale de l’expérience originale de la personne : c’est à l’un de se créer sa morale ‘individuelle. Fort bien. Mais il faut admettre les conséquences de cette proposition, qui sont de situer la personne en état d’opposition avec toute morale sociétaire (codes religieux où civils, etc.)

On sait qu’il n’est pas dans notre dessein de nous opposer aux lignes de conduite qui sont antagonistes aux nôtres. Adversaires de tout archisme, nous ne demandons pas mieux que de laisser autrui se comporter comme bon lui semble, dès lors qu’il nous accorde la réciproque. Nos chemins diffèrent : Suivons chacun : celui où nous pourrons le mieux nous accomplir. N’empiétons pas sur nos trajets respectifs. Poursuivons, chacun de notre côté, nos réalisations particulières. Rassemblons, chacun de notre côté. sans nous nuire, ceux dont le déterminisme est analogue au nôtre. Est-il un programme plus raisonnable et plus pacifique ?

Vice, Vertu, que viennent faire ces vocables quand il s’agit de lois naturelles ? Il y a des contingences cosmiques, météorologiques, telluriques auxquelles je ne puis échapper — mais pas plus que je ne considère une « perversion » de vivre en ne m’alimentant que des produits de laboratoires, je ne considère une dépravation de faire de « l’art par plaisir », de « l’érotisme par plaisir », etc. Je pense en écrivant cela à un long article paru dans le supplément littéraire de Vivre-Santé (1). Mais qui me prouvera que ce n’est pas une « perversion » que d’offrir voluptueusement le côté postérieur du corps aux effluves du soleil ou à la caresse des vagues ? Est-ce vice ou vertu de se protéger contre la foudre, la grêle, le raz de marée ? N’est-ce pas une dépravation de s’éclairer quand le, jour est tombé, de circuler sous l’eau, sur terre, dans l’air à l’aide de machines compliquées ? Est-ce vice où vertu que cultiver la terre, consommer du pain, du vin ou du jus de fruits, élever du bétail, édifier des chaumières ou des gratte-ciels ? On irait loin dans cette direction. À vrai dire, il n’y a pas de délimitation possible entre le naturel et l’artificiel, le vice et la vertu, 1 normal et l’anormal. Ce sont des entités, des abstractions, des catégories de l’inexistant.

Se rabattre sur l’instinct, sur les instincts ne suffit pas pour douer de réalité « le vice » ou « la vertu ». Qu’on prenne par exemple, le soi-disant instinct de reproduction qui peut, à une époque où abondent les subsistances et la sécurité, se confondre avec l’instinct de conservation ; or, cet « instinct de reproduction » peut fort bien, dans certaines circonstances, entrer en conflit avec l’instinct de conservation d’un milieu ou d’un groupe donné et ce n’est pas plus une contrôle que de se refuser à considérer comme dépravés les primitifs lorsqu’ils pratiquaient l’avortement, l’infanticide, l’exposition, l’abandon. Ils ignoraient les moyens mécaniques de prévenir les naissances indésirées et, dans tous les cas, cela montre qu’ils s’insouciaient de ce fameux instinct de reproduction qui se résume tout simplement en un besoin d’excrétion. Le temps m’empêche de dépiauter l’instinct de conservation qui est bien plutôt désir de conquête et désir de durée que désir de se conserver tel qu’on est.

L’instinct de conservation — ou désir de conquête, d’expansion, d’expérimentation, de durée, etc.. — s’affine et se raffine à mesure que l’être humain se cérébralise, enregistre les sensations dans les détails, jauge, distingue et apprécie le plaisir. Ce désir primitif devient désir de joie, désir de jouissance, désir de volupté, désir de répétition du plaisir. Sans cela, « la conservation » de l’individu apparaît déficitaire, mutilée, tronquée, insuffisante. Lorsqu’Aristippe de Cyrène, il y a 24 siècles, enseignait l’obéissance passive aux instincts de notre nature (ou de notre réalité sensible), il ne concevait pas cette « obéissance » comme un refoulement, un sacrifice, mais comme une recherche incessante du plaisir, plaisir du moment, plaisir actuel, plaisir vivant, plaisir immédiat, plaisir en évolution continuelle : édoné én kinései.

Je le réitère, perversion et dépravation égalent fantômes et illusions. On n’est perverti ou dépravé que dans la mesure que l’on s’imagine tel. Un nudiste, un exhibitionniste, un néo-malthusien, un uraniste, un zooéraste, un autoérote, une fellatrice, un cunniliaguiste, un mixoscope, un travesti ne sont des pervertis ou des dépravés que par rapport à une morale sexuelle imposée et extérieure à eux. S’ils ne se sentent ni des pervertis ni des dépravés, ils ne le sont pas en réalité.

Tout individu, toute association qui, dans le domaine sexuel ou érotique (pour rester sur le terrain de Vivre) accepte et pratique le modus vivendi de la « liberté égale », c’est-à-dire fonde ses rapports avec l’extérieur Sur le principe de la non-immixtion, de la : non-intervention, du non-empiètement dans ou sur le comportement d’autrui. (isolé ou association) — n’est ni pervers, ni dépravé, ni vicieux, ni anormal, quelles que soient sa moralité ou ses mœurs, même alors que toutes les lois et tous les catéchismes prétendraient le contraire.

Je conclus enfin :

J’approuve la philosophie d’Aristippe de Cyrène. J’entends jusqu’à la dernière heure me tenir dans un état cinétique, à l’affût de l’expérience qui me procurera un nouveau plaisir, une jouissance nouvelle. Je déteste la douleur, le refoulement me fait horreur. Je suis hédoniste. Il ne s’agit pas ici d’instruction — mais de la formation d’un caractère individuel tel que son possesseur puisse tenter toutes les expériences et réaliser toutes ses possibilités sans se sentir diminuer, c’est-à-dire sans perdre la maitrise de son déterminisme. Tel est notre « amoralisme » qui ignore péché et sainteté, vice et vertu, pureté et perversité, mais non la maitrise de soi et la libre entente. 
 

(1) No. du 15 janvier dernier.

E. Armand

 

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