★ THÈSE SUR LES GENS

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Thèses sur les gens. 
Les gens imaginent qu’ils produisent l’État et qu’en ce sens il leur appartient.
Mais de la même manière que c’est l’usine qui produit et reproduit les ouvriers,
c’est l’État qui produit et reproduit les gens. 

 

1.

« Dans la phase « florissante » du capitalisme, le processus d’accumulation était basé sur l’exploitation du travail ouvrier par les capitalistes. Le programme socialiste est alors celui de la fin de l’accaparement des fruits du travail par ces capitalistes privés.

2.

Au XXe siècle, il apparaît que l’activité libre des capitalistes privés constitue un frein à l’accumulation : leur intérêt immédiat et celui du capital en général ne s’inscrivent pas dans le même temps. Le modèle de l’URSS en fournit la preuve éclatante : la meilleure huile pour le moteur de l’accumulation, c’est l’État, même s’il exproprie les capitalistes.

3.

Mais l’État du capital est une huile de moteur conflictuelle. Il se constitue massivement, au sortir de la Première Guerre mondiale, en un appareil de redistribution des « richesses », c’est-à-dire du surproduit issu de l’exploitation du travail. L’État « prend » aux capitalistes, pour redistribuer aux travailleurs… et aux capitalistes. Combien est redistribué aux capitalistes, combien est redistribué aux travailleurs : cet enjeu devient l’objet par excellence de la lutte des classes.

4.

Quand l’État redistribue aux travailleurs, c’est le résultat d’un rapport de force, mais c’est aussi un mode de régulation des crises. Les techniciens du capital comprennent peu à peu que la reproduction élargie du capital implique une reproduction un tant soit peu stable des travailleurs. Par ailleurs, passée la première étape de l’accumulation, le capital doit reproduire une masse de travailleurs-consommateurs aptes à réaliser la valeur qu’eux-mêmes produisent. Cela, les capitalistes privés ne peuvent le prendre en charge sans médiation, focalisés qu’ils sont sur le profit immédiat. Ainsi c’est souvent en allant contre les intérêts immédiats des capitalistes que l’État régule les crises et la tendance générale à la surproduction. D’où des chamailleries parfois aigües entre État et capitalistes – qu’il ne faut pas considérer pour autant comme des conflits entre État et capital.

5.

La valse à trois État-capital-travailleurs connaît plusieurs partitions au cours du XXe siècle. Sa mise en place dans l’entre-deux guerres est l’objet de tiraillements intenses ; elle aboutit à des destructions (de capital fixe et variable) dont l’ampleur demeure à ce stade inégalée dans la brève histoire du capital.

6.

Après ce premier mouvement, la métronomie de la valse s’adoucit dans l’après-Deuxième Guerre. L’État massacre désormais les prolétaires avec plus de parcimonie. Dans les espaces périphériques, la prolétarisation s’achève un peu partout sous l’égide de l’État, « à la russe ». En Occident, la croissance de la productivité semble sans fin, on se gausse de la fameuse « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Les salaires des travailleurs croissent en même temps que les profits des capitalises, surtout dans leur part indirecte. L’État organise la reproduction de la main d’œuvre en lui fournissant services de santé, scolarité, formation, il organise les capitalistes pour qu’ils « paient » à leurs travailleurs des vacances, des retraites, de la « sécurité ». Les capitalistes sont contents : ils disposent ce faisant de consommateurs à même de réaliser la valeur contenue dans les marchandises qu’ils font produire.

7.

Dans les années 1970, revoilà la crise. La productivité baisse, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit se manifeste à nouveau comme contrainte pesant sur les revenus du capital. Leur exigence de « dérégulation » adressée à l’État est contradictoire : il faut à la fois lever les entraves à la circulation des capitaux et produire des filets de sécurité pour conjurer le risque de dévalorisation brutale que ces mouvements entraînent. Surtout, les capitalistes réclament que la part de surprofit redistribuée aux prolétaires soit réduite au minimum, tout en se délestant davantage sur l’État de la charge de reproduire ces prolétaires.

8.

La « mondialisation » est une course effrénée pour le maintien du taux de profit via une réduction des coûts de circulation de la marchandise. Apparaît ainsi une disjonction entre le cycle de valorisation du capital et celui de la reproduction des prolétaires. Celle-ci est de moins en moins prise en charge dans le « moment du travail », le moment de l’échange force de travail contre salaire. Tendanciellement, la reproduction des prolétaires devient « globale » et médiée par l’État. Via l’État, les capitalistes achètent l’ensemble de la force de travail des prolétaires, dans le moment du travail et en dehors de celui-ci. Ils souhaitent bien sûr payer le moins cher possible.

9.

Dans cette disjonction entre les différents cycles du capital, le temps de la crise est à la fois étiré et suspendu. L’explosion des contradictions est repoussée, et avec elle leur dépassement. La baisse du taux de profit, bien réelle, est conjurée par des mécanismes de profit immédiat réalisés via des investissements non-productifs, financiers ou rentiers. Le capital circulant s’accroit sous la forme du capital-argent, qui n’est qu’une gigantesque dette dont l’existence est basée sur l’anticipation d’un accroissement des profits futurs. Le même mécanisme permet de maintenir à flot une quantité innombrable de prolétaires dont on ignore dans quelle mesure ils demeurent productifs pour le capital.

10.

Ainsi se reproduit cahin-caha un monde où la crise n’est jamais résolue mais constamment repoussée, diluée dans le temps par le biais de la financiarisation. En l’absence d’un éclatement des contradictions contenues dans la crise, sa gestion au fil des ans renvoie à l’attente d’un deus ex-machina : l’espoir magique d’un accroissement de la productivité du travail.

11.

Sous les jambes du capital-argent qui s’accumule, il n’y a rien d’autre que le vide. Tel le coyote du dessin animé, il continue de courir suspendu dans les airs, dans l’espoir d’atteindre l’autre rive du canyon sans se casser la figure. Et l’État, maître des mécanismes monétaires et de la garantie des dettes, est le prestidigitateur qui est aux manettes de cette fantasmagorie.

12.

En 2008, le coyote est passé près de la chute. Il s’est arrêté et a regardé vers le bas : le capital-argent dont l’existence est basée sur l’anticipation des profits futurs a alors semblé se dissoudre dans les airs. L’État est alors intervenu comme jamais pour réimposer son existence et repousser le spectre de la dévalorisation massive du capital. Le coyote est reparti, au prix d’une crise sociale somme toute circonscrite. Mais la permanence de la crise, accentuée par les limites « écologiques » qui ne cessent de se manifester plus durement, a été reconduite dans l’affaire. On ne voit toujours pas d’autre rive au canyon ; et il est trop tôt pour savoir si la crise dite « sanitaire » va imposer l’idée qu’il va falloir en passer par la chute pour régler cette histoire.

13.

Pourtant rien n’a changé : la reproduction élargie du capital ne peut reposer sur d’autre base que celle de l’exploitation du travail. Mais la crise suspendue inscrit ce rapport dans une temporalité nouvelle, où la détermination du présent par le futur, amorcée sous le capitalisme florissant, est devenue absolue.

14.

Le capitalisme « décadent » cesse ainsi de conjuguer le face-à-face salarial entre exploiteurs et exploités au présent, tout en continuant de reposer sur cette base indépassable. Le face-à-face qui s’impose alors aux prolétaires est celui qui les met aux prises avec l’État, garant de leur reproduction et de leur existence dans le temps.

15.

Dans cette affaire, les classes comme manifestation des rapports de production semblent se dissoudre, tant la reproduction de tout un chacun – « producteur » de valeur comme « non-producteur » – est pris dans les rets de la redistribution étatique et de sa mise en œuvre du temps. Toutes les tentatives élaborées visant à « redéfinir » le prolétariat, souvent au regard d’une « classe moyenne » au statut introuvable repose sur cet état de fait. Car l’État reproduit un ensemble de populations par-delà tout clivage « producteur »-« non-producteur », en vue de maintenir une armée de consommateurs permettant de réaliser la valeur contenue dans les marchandises, une main d’œuvre disponible pour l’exploitation, et d’empêcher que la crise ne se manifeste brutalement comme crise de reproduction des prolétaires.

16.

La dissolution du moment de l’exploitation entraîne celle de ses protagonistes. L’État est ainsi en première ligne dans la reproduction ou la garantie des revenus de catégories de population très variées, des prolétaires surnuméraires aux petits capitalistes. Ce sont les gens, catégorie sociale non-rigoureuse s’il en est, qui ne cessent de se manifester de manière plus aigue dans le cours de la lutte des classes, dans leurs antagonismes avec l’État.

17.

L’État producteur et reproducteur des gens fait dès lors face à des luttes interclassistes. Et il joue des contradictions qui se manifestent dans cet interclassisme, qui toujours repose sur un même rapport à l’argent disjoint de la valeur. L’État prend l’argent des gens, donne de l’argent aux gens. L’argent de l’État est celui des gens. La comptine chemine et elle enflamme les rues. Mais qu’est-ce que cet argent des gens ? Cet argent est une fiction autoréalisatrice, un présent imaginaire extrait des cycles d’accumulation du capital.

18.

Les gens sont une catégorie de l’État, et les luttes des gens présupposent la nécessité de reproduire l’État pour reproduire les gens, via l’argent. Chaque époque produit dans ses luttes une utopie qui reproduit le cadre où elles se déploient. À l’époque du capitalisme florissant, les ouvriers imaginaient dans leurs luttes une usine capitaliste débarrassée de l’exploitation. Aujourd’hui les gens dans leurs luttes imaginent un État qui ne volerait pas « leur » argent : un État des gens. Les ouvriers imaginaient qu’ils produisaient l’usine et qu’en ce sens elle leur appartenait ; aujourd’hui, les gens imaginent qu’ils produisent l’État et qu’en ce sens il leur appartient. Mais de la même manière que c’est l’usine qui produit et reproduit les ouvriers, c’est l’État qui produit et reproduit les gens. »

John Duff, 2021

 

SOURCE :  Le Serpent de Mer 

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