★ Bakounine : les contradictions du libéralisme

Publié le par Socialisme libertaire

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« On aurait tort de voir dans les classiques de l’anarchisme de simples curiosités historiques. Il serait encore plus erroné de les considérer comme des textes sacrés à enfermer dans une sorte de Panthéon anarchiste. Si nous lisons encore ces classiques, c’est parce qu’ils nous proposent des analyses d’une surprenante modernité.

Dans Dieu et l’État, Michel Bakounine se livre à une analyse des contradictions du libéralisme. Si cette analyse reste d’actualité, c’est dans la mesure où elle met à jour le caractère fondamentalement contradictoire de cette doctrine économique et politique. Le libéralisme part du principe de la liberté individuelle, posée comme valeur suprême. Pour les libéraux, l’État est un mal, nécessaire, soit, mais dont il faut s’efforcer de limiter les pouvoirs. Le progrès des civilisations se manifesterait par une diminution progressive des droits et des attributs de l’État. Les libéraux se posent donc en ennemis de cette institution. Or, chaque fois que l’existence de l’État est menacée, ils en deviennent les plus farouches défenseurs. Comment comprendre cette contradiction ? Pour Bakounine, cela s’explique par deux raisons : l’une d’ordre pratique, l’autre de nature théorique.

En pratique, qu’est-ce que le libéralisme ? C’est la doctrine économique la plus conforme aux intérêts des détenteurs du capital, de la bourgeoisie. Selon Bakounine, le principe fondamental de l’économie libérale tient dans la célèbre formule « laisser faire, laisser passer ». L’État ne doit pas intervenir dans le libre jeu du marché. La bourgeoisie revendique donc une certaine forme d’anarchie, mais elle veut en avoir le privilège. En effet, dès que ses intérêts sont menacés par les classes laborieuses, cette classe réclame l’intervention de l’État. Elle veut donc à la fois moins (voire plus du tout) d’État pour elle-même et un État fort pour les autres (entendons : les travailleurs). Ce sont donc des intérêts de classe qui sont au cœur de cette contradiction.

Mais celle-ci s’explique aussi par une autre raison, d’ordre théorique : la conception libérale de la liberté est profondément marquée par l’idéalisme philosophique. La liberté est conçue comme une propriété inhérente à l’individu. L’être humain naîtrait libre par nature. Il serait doué d’un libre arbitre, et du libre arbitre à l’affirmation de l’existence d’une âme immortelle, indépendante de la matière et échappant à tout déterminisme social, il n’y a qu’un pas, vite franchi. L’homme serait donc libre en tant qu’individu, dans l’isolement, indépendamment de la société. Ce serait la forme idéale de la liberté. Or la nécessité pousse les individus à nouer des relations avec leurs semblables. La liberté de chaque individu serait menacée par celle de tous les autres. Pour empêcher que ces libertés s’annulent, les hommes seraient conduits à instituer la société par un contrat, soit tacite, soit formel, par lequel chacun doit renoncer à une part de sa liberté. En suivant cette logique, on aboutit à la fameuse fiction d’un contrat social qui fonderait l’ordre politique. Encore une fois, le libéralisme s’enferme dans une contradiction insoluble : l’État est un mal, dans la mesure où il fait obstacle à la liberté individuelle. Mais ce mal est nécessaire, dans la mesure où il est la seule condition permettant aux hommes de vivre en société. Pour les libéraux, la liberté absolue est conçue comme une sorte de paradis perdu que l’humanité aurait dû quitter en passant de l’état de nature à l’état de société. Comme le souligne Bakounine, les libéraux eux-mêmes ne croient pas à cette fiction du contrat social : il est aisé de constater que tous les États ont été fondés sur la violence et non sur un pacte librement consenti. Mais c’est le seul moyen de légitimer une institution pensée comme étant à la fois un obstacle et une condition pour la liberté.

Bakounine ne se contente pas de pointer les contradictions du libéralisme. Il développe une conception matérialiste, évolutionniste et anarchiste de la liberté. Celle-ci n’est pas donnée à l’origine. Elle doit se concevoir comme une construction historique, comme un produit social. En effet, l’homme ne naît pas libre. Il naît « bête féroce et esclave ». Esclave de la nature et de ses instincts animaux, il ne peut accéder à la liberté et à l’humanité que par un long travail collectif. Homo sapiens est une espèce naturellement sociale (comme le sont les grands singes) et l’existence de la société a précédé celle de la liberté. La liberté n’est donc ni un fait de nature ni un don divin, mais une invention humaine dont la construction est encore inachevée. C’est dans les relations entre les humains qu’elle se constitue. Bakounine la définit ainsi : « la liberté n’est donc pas un fait d’isolement mais de réflexion mutuelle, non d’exclusion, mais au contraire de liaison, la liberté de tout individu n’étant autre chose que la réflexion de son humanité ou de son droit humain dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux ». »

Gia
 

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