★ Emma Goldman : Une réponse
★ Texte original : Emma Goldman, “A Rejoinder,”
Mother Earth. Vol 5, no. 10, décembre 1910.
“A Rejoinder " a été écrit suite à un article de Voltairine de Cleyre intitulé " Tour Impressions " dans Mother Earth 5, no. 10 (décembre 1910). Celle-ci remettait en cause le public visé par les tournées de conférences de Emma Goldman, lui reprochant de délaisser la classe ouvrière pour la bourgeoisie :
« Mon impression est que notre propagande (si propagande il y a) est une tragique erreur. Je suis convaincue plus que jamais que notre travail devrait être aux côtés des ouvriers et non de la bourgeoisie. Si cette dernière choisit de venir, très bien, laissons-les venir. Mais je n’approuverai jamais cette recherche de « salles convenables », de « quartiers convenables », de « gens convenables » etc., etc., dans laquelle il semble que nous sommes curieusement tombés. Le résultat principal semble se limiter à un tas de flatteries superficielles adressées à l’oratrice à la fin de la réunion par des gens qui non ni intérêt ni l’intention de prendre au sérieux ses paroles et d’agir. »
« Je ne suis pas souvent en désaccord avec mon amie Voltairine de Cleyre. Mais il y a quelques points de son articles que je ne peux pas laisser passer sans réagir.
La camarade Voltairine déclare qu’elle parle de la propagande (« si propagande il y a ») « à partir d’impressions et d’une courte expérience. »Mais elle trouve néanmoins nécessaire de souligner la recherche de « salles convenables », de « quartiers convenables », etc. Je l’ai toujours connu pour être prudente lorsqu’elle donne un avis, et je suis par conséquent surprise qu’une simple impression lui suffise pour suggérer que nous recherchons des « salles convenables, des gens convenables, » etc.
Le fait que l’homme (pas un anarchiste d’ailleurs) qui a organisé pour elle une réunion à Rochester a essayé de la glisser entre deux orateurs bourgeois speakers, ou qu’elle a été présentée comme une anarchiste tolstoïenne à Buffalo, ne prouve en aucun cas que nous suivons la même ligne ou que « nous commettons une tragique erreur. »
J’ai parcouru ce pays en long et en large pendant de nombreuses années , je me suis rendue quatre fois sur la côte en peu de temps et je peux assurer la camarade Voltairine qu’aucune personne liée à mon travail n’a cherché une audience « respectable ». Bien sûr, si par « salles respectables » on entend des salles propres, je plaide coupable. Je confesse que je préfère de semblables endroits, en partie pour des raisons sanitaires, mais surtout parce que les ouvriers eux-mêmes — les ouvriers américains — ne viendront pas dans une salle délabrée, sale, située dans un quartier obscure de la ville. A cet égard, les gens que veut atteindre Voltairine sont probablement les plus bourgeois d’Amérique. J’en ai encore été convaincue l’autre jour à Baltimore, où les ouvriers américains n’ont pas voulu assister à mes réunions parce quelles se tenaient dans le quartier « nègre ». Aussi étrange que cela puisse paraître, les gens qui sont venus étaient ceux que Voltairine appellerait convenables.
Je suis d’accord avec notre camarade sur le fait que notre travail doit être aux côtés des « hommes et de femmes pauvres, ignorants, violents, déshérités. » Pour ma part, j’ai travaillé avec et parmi eux [les ouvriers]. Je me sens par conséquent plus qualifiée que Voltairine pour dire ce qui peut être accompli parmi leurs rangs. Après tout, mes amis connaissent les masses principalement en théorie. Je les connais par mes contacts avec elles depuis des années dans et en dehors de l’usine. A partir de cette connaissance, justement, je ne crois pas que notre travail doit être auprès d’eux seuls. Et ceci pour les raisons suivantes :
Les pionniers de toute pensée nouvelle ne viennent que rarement des rangs des ouvriers. Peut-être parce que le joug économique ne laisse que peu de chance de saisir la vérité. En outre, il est avéré que ceux qui n’ont que leurs chaînes à perdre s’y accrochent obstinément.
Les hommes et les femmes qui ont soulevé en premier la bannière d’une idée nouvelle et libératrice émanent généralement des classes dites respectables. Les exemples de la Russie, de l’Allemagne, de l’Angleterre et même de l’Amérique le confirment. Le premier complot contre le despote russe est né dans son propre palais, avec les décembristes représentant la noblesse de Russie. Les pionniers intellectuels des idées anarchistes et révolutionnaires en Allemagne sont venues de gens « respectables ». Les femmes qui endurent aujourd’hui une grève de la faim pour leurs idées en Angleterre ne viennent pas des rangs ouvriers. Il en va de même dans presque tous les pays et toutes les époques.
Loin de moi l’idée de rabaisser le pauvre, l’ignorant, le déshérité. Ils constitueraient certainement la plus grande force, si seulement ils pouvaient s’éveiller de leur léthargie. Mais je maintiens que limiter nos actions à leur milieu n’est pas seulement une erreur mais est également contraire à l’esprit de l’anarchisme. Au contraire d’autres théories sociales, l’anarchisme ne se construit pas sur des classes mais sur des hommes et des femmes. Je peux me tromper mais j’ai toujours pensé que l’anarchisme appelle tous les éléments libertaires à combattre l’autorité.
Que limiter la propagande aux seuls ouvriers n’apporte pas toujours les résultats escomptés est confirmé par plus d’un exemple historique. Nos camarades de Chicago ne répandaient leurs idées que parmi les ouvriers. En fait, ils ont donné leur vie de bon cœur pour les opprimés. Où étaient ces derniers pendant les dix-huit mois de la farce judiciaire ? Les anarchistes de Chicago n’ont-ils pas honteusement trahis l’organisation même que Parsons and Spies ont aidé à construire – les Knights of Labor ? Et l’esprit de cette époque n’a t’ il pas dérivé dans des ornières conservatrices, comme par exemple l'American Federation of Labor ? La majorité de ses membres, j’en suis sûre, n’hésiterait pas un instant à faire partager à Voltairine ou à moi même le sort de nos camarades martyrisés.
Johan Most a travaillé pendant vingt cinq ans exclusivement parmi les ouvriers. Il n’a certainement jamais recherché des gens « respectables. » En réalité, plus l’ambiance était triste et misérable et plus Most parlait avec éloquence. Où sont les résultats de sa propagande ? Pourquoi cet homme a-t’il été si totalement abandonné durant les dernières années de son activité ? Pourquoi Freiheit, malgré tous ses efforts désespérés, ne peut-il être sauvé ?
Je pense que les réponses à ces questions peuvent être trouvées aisément dans ce que Voltairine préconise avec tant de ferveur — la propagande parmi les ouvriers seuls. Oui, c’est, selon moi, la raison pour laquelle nous avons si peu progressé par le passé. Le facteur économique, est, j’en suis sûre, vital. Peut-être que cela s’explique par le fait que un très grand nombre de radicaux ont perdu leur idéal à partir du moment où ils ont réussi économiquement. Voltairine sait certainement aussi bien que moi que des centaines d’anarchistes, de socialistes et de révolutionnaires enragés, qui étaient de fervents ouvriers il y a vingt ans, sont aujourd’hui des gens très respectables, certainement beaucoup plus respectables que les gens mêmes auxquels s’oppose Voltairine. Cela ne doit pas cependant décourager le vrai propagandiste de travailler parmi les déshérités, mais cela devrait lui enseigner la leçon essentielle que la faim et le malaise spirituel sont souvent les motivations les plus durables.
L’anarchisme n’exclut personne et ne donne à personne une hypothèque sur la vérité et la beauté. Par dessus tout, l’anarchisme tel que je le comprends, laisse le propagandiste libre de choisir sa propre manière d’agir. Le critère doit toujours être son jugement individuel, son expérience et ses dispositions d’esprit. Il y a de la place dans le mouvement anarchiste pour toutes celles et ceux qui désirent sincèrement travailler au renversement de l’autorité aussi bien physique que mentale. »
Emma Goldman
Traduction R&B
- SOURCE : Emma Goldman – Une anthologie