★ LE SUFFRAGE UNIVERSEL N’EST PAS UN INSTRUMENT D’ÉMANCIPATION SOCIALE

Publié le par Socialisme libertaire

Même avec le suffrage universel, et nous pourrions dire particulièrement avec le suffrage universel, le gouvernement est resté le serviteur de la bourgeoisie et le gendarme à son service. S'il en était autrement, si le gouvernement menaçait de devenir hostile à la bourgeoisie, si la démocratie pouvait un jour être autre chose qu'un leurre pour tromper le peuple, la bourgeoisie menacée dans ses intérêts s'empresserait de se révolter et emploierait toute la force et toute l'influence qui lui viennent de ce qu'elle possède la richesse pour rappeler le gouvernement à son rôle de simple gendarme à son service.

Errico Malatesta - L'anarchie (1892)

Malatesta  Anarchisme élection électoralisme


 

★ LE SUFFRAGE UNIVERSEL N’EST PAS UN INSTRUMENT
D’ÉMANCIPATION SOCIALE
MAIS UN MOYEN D’ASSERVISSEMENT AU CAPITAL...  


  « Avant d’examiner l’influence que le parlementarisme a exercée sur mouvement socialiste, il est bon d’étudier le suffrage universel en tant que principe de vie politique ou en tant qu’instrument d’émancipation ; parce qu’en apportant la consécration d’un supposé consensus populaire au parlementarisme, c’est le suffrage universel qui a fait qu’un certain socialisme ait pu trouver l’occasion, qu’il l’ait ou non recherchée, de se placer sur le terrain parlementaire et, ainsi, de se corrompre et de s’embourgeoiser.  

Si parmi les institutions politiques qui régissent ou peuvent régir la société, il y en a une qui paraît s’être inspirée du principe de justice et d’égalité, et qui a suscité et suscite encore de vives espérances chez les amis du progrès, c’est bien le suffrage universel. Si l’on en croit ses défenseurs, le suffrage universel marquait pour toujours la fin de l’ère des révolutions et ouvrait la voie aux réformes pacifiques faites dans l’intérêt de tous et avec le consentement de tous, législation se mettait à la hauteur de la civilisation et, toujours susceptible de modifications, elle devait toujours répondre aux besoins et à la volonté de tous ou, du moins, de la majorité des hommes.

L’oppression et l’exploitation de la grande masse de l’humanité par un petit nombre de gouvernants et de possédants n’avaient plus lieu ni pouvoir d’exister ; et si vraiment la misère du plus grand nombre n’était pas une loi inexorable de la nature mais un fait social que la société pouvait corriger, elle disparaîtrait avec toutes les souffrances et le dégradations qu’elle entraîne.

Et il faut en convenir, il pouvait sembler, à première vue, qu’il en serait bien toujours ainsi.

Dans la société actuelle, tout est régi par des lois. Ceux qui font les lois, ce sont les députés, en dernière analyse. Les députés sont nommés par les électeurs ; ce sont donc les électeurs ou, pour être plus exact, la majorité des électeurs qui commandent et disposent de tout. Et comme le plus grand nombre, ce sont les travailleurs, ils seraient, s’ils allaient voter, les arbitres de leur propre sort et de la situation générale.

Mais les faits, qui sont d’une éloquence brutale, vont à l’encontre de ce raisonnement, si simple et si clair en apparence.

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  Il y a des pays où le suffrage universel existe et fonctionne depuis très longtemps ; il en est d’autres qui ont vu établir, puis abolir, puis rétablir, alternativement, le suffrage universel ; et les conditions morales et matérielles des masses sont toujours restées les mêmes.

Il suffit de connaître un peu l’Histoire et la statistique, ou d’avoir simplement un peu voyagé, ou encore d’avoir lu seulement les journaux, de quelque couleur qu’ils soient, pour se rendre compte que, même sans les entraves d’un roi ou d’un sénat, même complété par le «référendum» et l’«initiative populaire» (Suisse), le suffrage universel n’a jamais et nulle part servi à améliorer le sort des travailleurs.

Aussi bien dans les républiques que dans les monarchies où il existe, les Chambres sont composées de propriétaires, d’avocats et autres privilégiés, tout autant que dans les pays où le suffrage est plus ou moins restreint aux classes possédantes et cultivées. Et dans ces pays comme dans les autres, les lois que font les Chambres ne servent qu’à entériner l’exploitation et à défendre les exploiteurs.

En un mot, des coups d’État à la Napoléon aux hécatombes de la bourgeoisie ; de l’invasion lâche et sordide de populations faibles militairement aux affameurs systématiques des travailleurs et à l’assassinat des affamés récalcitrants ; du brigandage sur une vaste échelle des conquérants aux arrogances mesquines et aux crises de nervosité bouffonnes des ministres à la César ; il n’est pas un seul attentat à la civilisation, au progrès, à l’humanité, pas une seule infamie, grande ou petite, que le suffrage universel habilement manipulé n’ait absous, justifié, glorifié. Pas Une seule larme de femme, pas un sanglot de miséreux que le vote inconscient des miséreux n’ait bafoué et rendu plus douloureux encore.

D’où vient cette contradiction entre les faits et les résultats que la logique laissait prévoir ? Peut-être s’agit-il d’un phénomène inexplicable, d’une sorte de miracle sociologique ?

Allons plus loin et peut-être un raisonnement plus complet et par conséquent plus vrai nous démontrera-t-il que le suffrage universel n’a produit que ce qu’il devait logiquement produire.

En théorie, le suffrage universel est le droit pour la majorité d’imposer sa volonté à la minorité. Ce prétendu droit est une injustice parce que la personnalité, la liberté et le bien-être d’un seul homme sont tout aussi dignes de respect, tout aussi sacrés que ceux de toute l’humanité. Par ailleurs, il n’y a aucune raison de croire que la vérité, la justice, l’intérêt commun se trouvent toujours du côté du plus grand nombre : les faits prouveraient plutôt que c’est généralement tout le contraire.

Si tous les hommes sauf un seul étaient satisfaits d’être esclaves et de se soumettre, sans nécessités naturelles, à toutes sortes de souffrances, celui-ci aurait raison de se révolter et d’exiger liberté et bienêtre. Le vote, le nombre ne décident rien, aucun droit ne se perd, aucun droit ne se crée par eux.

Une société égalitaire doit être fondée sur l’accord libre et unanime de tous ses membres. Même dans une société socialiste dans laquelle auraient complètement disparu l’oppression et l’exploitation de l’homme par l’homme et où le principe de solidarité régirait tous les rapports humains, il est vrai qu’il pourra arriver, et il arrivera très certainement, qu’il se produise des cas où le recours au vote sera nécessaire, ou du moins plus commode. Ces cas deviendront de plus en plus rares à mesure que la science de la société découvrira et rendra évidentes les solutions qui correspondront exactement aux différents problèmes de la vie collective. Mais enfin, il y aura toujours des cas où plusieurs solutions se présenteront et où il sera nécessaire de s’en tenir à un expédient plus ou moins arbitraire, sans qu’il soit possible ou jugé opportun de se diviser en autant de fractions qu’il y a de solutions préférées. Le plus rapide, dans ces cas, sera que la minorité s’adapte au vouloir de la majorité. Bien : on votera alors, probablement ; mais, dans un cas comme celui-là, le vote n’est pas un principe, il n’est pas un droit ni un devoir mais un pacte, une convention entre associés.

Mais cela importe peu dans les problèmes que nous sommes en train de traiter puisque, quelles que soient les objections que l’on peut faire aux droits de la majorité, il n’en reste pas moins ce fait : le régime du suffrage universel, aussi mensonger que tout le système parlementaire, n’est en rien le gouvernement de la majorité, en réalité, ni même de la majorité des électeurs. Il est tout simplement un artifice qui permet au gouvernement d’une classe ou d’une coterie de prendre les apparences d’un gouvernement populaire.

En effet, tout électeur ne nomme qu’un député, ou un petit nombre de députés sur plusieurs centaines de députés qui composent habituellement une Assemblée. Si bien que même lorsque les électeurs voient leur propre candidat être élu, leur volonté qui, pendant les élections ne comptait déjà que pour une part infinitésimale, ne serait représentée que par un seul député - qui, lui-même, ne compte à la Chambre que pour une part minime. La Chambre, prise dans son ensemble, ne représente donc nullement la majorité des électeurs. Chacun des députés est l’élu d’un certain nombre d’électeurs mais le corps électoral, en tant que tout, n’est pas représenté.

Ainsi il se trouve que des faits concernant, par exemple, telle localité ou telle corporation doivent être jugés par une assemblée de personnes étrangères à cette localité ou à cette corporation, ignorante ou insoucieuses de ses intérêts et où un seul, ou un petit nombre, peut avec plus ou moins de raison, faire état d’un mandat reçu des intéressé eux-mêmes. La Sicile sera gouvernée par une assemblée où les Siciliens représentent une infime minorité ; les lois sur les mines ou sur la navigation seront faites par tout autres que les mineurs ou les marins ; et de même pour tout : n’importe quel problème sera tranché par qui ne le connaît absolument pas ; n’importe quel intérêt sera réglé par tous, sauf par les intéressés eux-mêmes. 

En outre, même si on laisse de côté le problème de la femme (qui a tout autant de droits et d’intérêts que la population masculine), même si on ne tient pas compte de ce fait : pour que les députés soient élus par la majorité des électeurs de leur collège, il faudrait qu’il n’y ait, dans chaque circonscription, que deux députés à se partager les votes ; même alors, la majorité qui fait en définitive la loi et dispose des destinées d’un pays ne représente plus, de toute évidence, qu’une petite partie de la population, la Chambre ne représentant qu’une partie des électeurs et les lois n’étant jamais approuvées à l’unanimité par les députés.

Si on considère aussi les filières par lesquelles passe un projet avant de devenir loi, les concessions et les transactions auxquelles sont conduits les députés pour pouvoir parvenir à un accord ; si on fait le compte des mille et une considérations de parti et de clientèle étrangères à ce qui doit faire l’objet d’une loi et qui n’en ont pas moins une influence déterminante sur le vote des députés, on n’aura aucune peine à comprendre que la loi, une fois faite, ne représente plus ni les intérêts, ni la volonté, ni les idées de quiconque. Et cela, sans parler des nouveaux obstacles que sont le vote des sénateurs et l’approbation du roi ou du président, qui compliquent à un degré plus ou moins grand toutes les constitutions qui existent.

Cependant que les députés, loin du peuple, insoucieux de ses besoins, impuissants à les satisfaire même s’ils le voulaient, finissent pur s’occuper uniquement de consolider et d’accroître leur propre puissance, d’obtenir sans cesse de nouveaux subsides et, finalement, de l’affranchir de toute dépendance envers le peuple, terme «fatal», comme dit Proudhon, de tout pouvoir issu du peuple.

Telles sont nécessairement les conséquences du parlementarisme qui découlent de la nature même de son fonctionnement - et en supposant, de surcroît, que le vote des électeurs soit un vote libre et éclairé.

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  Que dire des conditions réelles dans lesquelles le suffrage universel s’exerce, dans une société où la majorité de la population, tourmentée par la misère et abrutie par l’ignorance et la superstition, voit dépendre son existence même d’une petite minorité qui détient la richesse et le pouvoir ?

En règle générale, l’électeur pauvre n’est pas et ne peut pas être capable de voter de façon consciente, ni libre de voter comme il veut.

Sans instruction préalable et sans possibilité de s’instruire, réduit à croire aveuglément ce que lui raconte un journal, et encore s’il sait lire et s’il a le temps de le faire, ignorant tout des choses et des hommes avec lesquels il n’est pas directement en contact, peut-il, lui, le prolétaire, savoir quelles choses peuvent être demandées à un Parlement, quels hommes peuvent les demander pour lui ? Peut-il seulement se faire une idée claire de ce qu’est un Parlement ? Certes, les paysans et les ouvriers, même les moins éveillés, en savent bien plus long que les docteurs en économie politique quand il s’agit de leurs intérêts directs, des choses qu’ils voient et qu’ils touchent, de leur travail, de leur maison, de leur vie quotidienne. Certes ils peuvent facilement se faire une opinion sur toutes les questions qui les concernent, quand elles sont présentées de façon simple et naturelle. Ils sauraient bien dire si oui ou non ils veulent que les patrons sans bouger de leur chaise, leur enlèvent la plus belle part du fruit de leur travail. Ils sauraient bien dire si oui ou non ils veulent faire le métier de soldat. Ils sauraient comment employer la richesse de leur commune ou de leur nation s’ils possédaient toutes les informations nécessaires sur les produits disponibles, sur la capacité de production et sur les besoins de tous leurs concitoyens. Ils sauraient comment apprendre un métier aux enfants... Et tout ce qu’ils ne sauraient pas ou ne comprendraient pas, ils auraient tôt fait de l’apprendre s’ils se trouvaient dans l’obligation de s’occuper par eux mêmes de tout cela, pour répondre à un besoin pratique.

Mais si les problèmes qu’on leur présente ne les concernent pas, ou s’ils sont compliqués d’intérêts qui leur sont étrangers à un point tel qu’ils ne peuvent plus les reconnaître ; si les choses les plus simples sont obscurcies par une terminologie technique qui fait de la politique, une science occulte ; s’ils n’ont pas le temps de s’informer et de réfléchir, et s’ils ne se sentent pas poussés à le faire parce qu’ils savent fort bien que ce n’est pas à eux de décider et qu’il y en a qui pensent pour eux, alors leur vote sera inconscient, comme c’est généralement le cas. Et si même l’électeur pouvait arriver à acquérir la conscience de son devoir, pourrait-il être indépendant et voter comme il veut ?

Sa vie et celle de ses enfants dépendent du bon vouloir d’un patron qui peut les réduire tous à mourir de faim s’il leur refuse le travail. Les patrons et les agents du gouvernement des partis forts ont mille et un moyens de se venger, de façon ouverte ou jésuitique, de qui n’a pas voté comme eux le désiraient. Et, de plus, mille et une promesse flatteries et faveurs peuvent, à tout moment, venir jeter le trouble dans l’âme du délaissé, en mettant en conflit sa conscience d’homme libre et l’affection et les devoirs qu’il sait avoir envers sa propre famille : quand on a sa fierté, comment se résoudre à refuser à sa propre famille un vie un peu moins misérable ou, à tout le moins, un soulagement momentané aux terribles souffrances de tous les jours ?

On dit que le vote est secret ; mais quelle importance si le patron, le gouvernement ou les partis peuvent envoyer aux urnes ceux qu’ils dominent sous la surveillance de leurs agents et s’ils peuvent, de mille manières, s’assurer de la façon dont ils ont voté, ou même simplement leur faire croire qu’ils ont les moyens de s’en assurer ? Quelle importance peut avoir le secret si le seul fait de vouloir qu’il soit respecté est déjà, pour le patron, une preuve d’hostilité et donc un motif pour être renvoyé de l’usine ou de la ferme ? Et c’est encore pire quand un patron tient tous ceux qui sont sous sa dépendance pour solidairement responsables de la victoire d’un député, menaçant de fermer l’usine et d’autres représailles ; comme ce fut trop souvent le cas, malheureusement, et tout particulièrement dans les grandes usines métallurgiques où on peut dire à l’ouvrier que le député Untel peut obtenir du travail de la part du gouvernement. Alors, la peur de la faim est si corruptrice !... Les ouvriers en arrivent à se surveiller les uns les autres et à moucharder dans la peur que le candidat du patron ne soit pas élu.

Les masses prolétariennes peuvent s’insurger et tout risquer dans l’espoir d’une victoire immédiate ; mais elles ne risquent pas leur travail, autrement dit leur pain et leur tranquillité, quand il s’agit d’une lutte qui ne leur offre qu’une promesse, cent fois démentie, d’amélioration lente et lointaine, et qui laisse toujours celui qui lutte, qu’il soit vainqueur ou vaincu, à la merci du patron.

C’est ce qui explique les plébiscites qui acclament un gouvernement la veille même du jour où une insurrection le chassera. Non, l’électeur pauvre n’est ni conscient, ni libre ; et il ne pourrait en être autrement. 

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  Si la misère n’abrutissait pas les gens ; si les nécessités économiques et le souci du lendemain ne rendaient pas l’homme soumis et peureux ; si, en un mot, la masse avait conscience de ses propres droits et la ferme volonté de les faire valoir, elle n’aurait pas besoin d’aller chercher des hommes plus ou moins capables et honnêtes pour les charger ses propres revendications, et elle aurait tôt fait de s’émanciper. Les travailleurs se refuseraient à travailler pour les patrons, les contribuables refuseraient de payer les impôts, les conscrits ne feraient pas le service militaire, et voilà d’un seul coup détruits la propriété individuelle et l’état politique qui sont les deux chaînes qui accablent et martyrisent le genre humain. Toute illusion au sujet du suffrage universel en tant que moyen d’émancipation étant ainsi détruite, par le raisonnement et dans les faits, les classes privilégiées qui s’étaient montrées peureuses et rétives au début, comprennent peu à peu l’utilité qu’elles peuvent tirer du suffrage universel et l’acceptent comme une arme précieuse de gouvernement.

Quand le peuple ne peut plus être maintenu dans la soumission par la simple force brutale et que les mensonges des prêtres ne suffi sent plus à lui faire accepter la misère comme une loi décrétée par Dieu ; quand il ne place plus ses espoirs dans le paradis et qu’il n’a plus peur du gendarme, alors il ne reste plus d’autre moyen, pour le maintenir en esclavage, que de lui faire croire que le patron, c’est lui, que les institutions sociales sont sa propre œuvre et qu’elles peuvent changer s’il le veut. Et la bourgeoisie fait preuve géniale de talent politique en accordant au peuple ce suffrage qui ne serait rien d’autre que le droit de se choisir ses propres patrons, s’il était exercé dans des conditions de conscience et d’indépendance ; mais qui, dans les conditions d’ignorance et d’esclavage économique presque féodal qui sont celles du peuple, n’est qu’une indigne comédie où de vulgaires charlatans font commerce de leur propre conscience et des larmes d’autrui. »

Errico MALATESTA - Londres - 1890.

 

  • SOURCE initiale : 
    Errico MALATESTA - « Anarchistes, socialistes et communistes »
    Groupe 1er mai - Annecy - 1982.
     
  • SOURCE :  Anti-mythes
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