★ Les aspects sociaux du contrôle des naissances

Publié le par Socialisme libertaire

Emma Goldman

 

★ Texte original :
The Social Aspects of Birth Control, Emma Goldman, Mother Earth. v.11 Avril 1916. 


« Il a été suggéré que, pour créer un génie, la nature utilise tous ses moyens et met une centaine d’années pour accomplir sa tâche difficile. Si cela est vrai la nature met encore plus longtemps pour créer une grande idée. Après tout, en créant un génie, la nature se concentre sur une personnalité alors que une idée doit finir par devenir l’héritage de l’espèce et doit nécessairement être plus difficile à façonner. 

Il y a juste cent cinquante ans de cela, un grand homme a conçu une grande idée, Robert Thomas Malthus, le père du contrôle des naissances. Qu’il ait fallu autant de temps à l’espèce humaine pour prendre conscience de la grandeur de cette idée n’est qu’une preuve de plus de la paresse intellectuelle de l’esprit humain. Il n’est pas possible d’entrer dans une discussion détaillée des mérites de l’affirmation de Malthus, à savoir que la terre n’est pas assez fertile ou riche pour répondre aux besoins d’une espèce en surnombre. Certes, si nous regardons ver les tranchées et les champs de bataille en Europe, nous nous apercevrons que, dans une certaine mesure, son hypothèse était exacte. Mais je suis convaincue que si Malthus vivait aujourd’hui, ils seraient d’accord avec tous ceux qui étudient les sciences sociales et les révolutionnaires pour dire que si les masses continuent à être pauvres et si les riches deviennent encore plus riches, ce n’est pas parce que la terre manque de fertilité et de richesses pour répondre aux besoins d’une espèce, même en surnombre, mais parce que la terre est monopolisée entre les mains de quelques-uns au détriment de tous les autres.

Le capitalisme, qui était au stade nouveau-né du temps de Malthus, est devenu depuis un gigantesque monstre insatiable. Il rugit, à travers son sifflet et sa machine, “Envoyez-moi vos enfants, je vais tordre leurs os, je vais sucer leur sang, je vais leur voler leur éclat,” car le capitalisme a un appétit insatiable.

Et à travers sa machinerie destructive, le militarisme, le capitalisme, “Envoyez-moi vos fils, je vais les former et les discipliner jusqu’à ce que toute humanité leur soit arrachée ; jusqu’à ce qu’ils deviennent des robots prêts à tirer et à tuer au commandement de leurs maîtres.” Le capitalisme ne peut pas se passer du militarisme et puisque les masses fournissent le matériau pour être détruit dans les tranchées et sur le champ de bataille, il doit disposer d’une espèce nombreuse.

Dans les soi disant bonnes époques, le capitalisme intègre des masses de gens pour les rejeter ensuite au moment de « dépressions économiques.” Cette masse humaine superflue, qui gonfle les rangs des chômeurs et qui représente la plus grande menace des temps modernes, est appelée par nos économistes politiques bourgeois la marge de main d’œuvre. Ils soutiendront que cette marge de main d’œuvre ne doit diminuer en aucune circonstance, faute de quoi l’institution sacrée connue sous le nom de civilisation capitaliste sera ébranlée. Et ainsi, les économistes politiques, ensemble avec tous les bailleurs de fonds du régime capitaliste, sont favorables à une espèce nombreuse et en surnombre et sont, par conséquent, opposés au contrôle des naissances.

Mais la théorie de Malthus contient plus de vérité que de fiction. Par son aspect moderne, elle ne repose plus sur des spéculations mais sur d’autres facteurs qui sont liés et se conjuguent avec les immenses changements sociaux en cours partout.

D’abord, l’aspect scientifique, l’affirmation de la part des plus éminents hommes de sciences qui nous disent qu’une vitalité surmenée et sous-alimentée ne peut pas reproduire une descendance saine. Outre l’affirmation des scientifiques, nous sommes confrontés au terrible fait, reconnu maintenant même par des non-spécialistes, que la reproduction à tort et à travers de la part des masses surmenées et sous-alimentées a entraîné un accroissement du nombre d’enfants déficients, infirmes et malheureux. Cette réalité est si alarmante qu’elle a fait prendre conscience aux réformateurs sociaux de la nécessité d’un centre d’information sur la santé mentale où les causes et les effets de l’augmentation du nombre d’enfants infirmes, sourds, muets et aveugles seront étudiées. Sachant que les réformateurs acceptent la vérité quand celle-ci est devenue évidente pour les plus lents d’esprit, il n’est pas nécessaire de discuter plus longtemps des effets d’une reproduction à tort et à travers.

En second lieu, il y a l’éveil intellectuel des femmes qui ne joue pas un rôle secondaire au sujet du contrôle des naissances. Depuis des siècles, elle a porté son fardeau. Elle a fait son devoir un millier de fois de plus que le soldat sur le champ de bataille. Après tout, le rôle du soldat est de prendre la vie. Il est payé pour cela par l’état, encensé par des charlatans politiques et respecté par l’hystérie publique. La fonction de la femme est de donner la vie, mais ni l’état, ni les politiciens, ni l’opinion publique ne lui ont jamais montré la moindre reconnaissance pour la vie que leur a offerte la femme.

Pendant des siècles, elle s’est agenouillée devant l’autel du devoir imposé par Dieu, par le Capitalisme, par l’État et la Morale. Aujourd’hui, elle s’est éveillée de son long sommeil. Elle s’est libérée du cauchemar du passé ; elle a tourné son visage vers la lumière en proclamant d’une voix forte qu’elle ne participerait plus au crime de mettre au monde des enfants malheureux pour qu’ils soient broyés dans l’engrenage du capitalisme et réduits en bouillie dans les tranchées et sur les champs de batailles. (1) Et qui peut lui refuser cela ? Après tout, c’est la femme qui risque sa santé et sacrifie sa jeunesse pour la reproduction de l’espèce. Elle devrait assurément être en position de décider combien d’enfants elle mettra au monde, si ils doivent l’être par l’homme qu’elle aime et parce qu’elle veut un enfant, ou si il doit naître dans la haine et le dégoût.

En outre, les médecins les plus honnêtes reconnaissent qu’une reproduction constante de la part des femmes a donné naissance à des termes peu professionnels, comme « troubles féminins », une opportunité lucrative pour des médecins peu scrupuleux. Mais quelle raison possible a la femme d’épuiser son organisme avec des grossesses incessantes ?

C’est précisément pour cette raison que les femmes devraient acquérir les connaissances qui leur permettraient de récupérer durant une période de trois à cinq ans entre chaque grossesse, seule condition qui pourrait lui offrir un bien-être physique et mental ainsi que l’opportunité de mieux prendre soin des enfants déjà nés.

Mais il n’y a pas que les femmes qui commencent à prendre conscience de l’importance du contrôle des naissances. Des hommes aussi, notamment des ouvriers, ont appris à considérer les familles nombreuses comme un boulet au pied, qui leur est délibérément imposé par les forces sociales réactionnaires parce qu’une famille nombreuse paralyse l’esprit et engourdit les muscles des masses ouvrières. Rien n’attache plus les ouvriers au quartier qu’une marmaille nombreuse et c’est exactement ce que veulent les adversaires du contrôle des naissances. Misérables comme le sont les salaires d’un homme avec une famille nombreuse, il ne peut pas risquer même le peu qu’il a, alors il continue dans la routine, fait des compromis et rampe devant son maître, juste pour gagner suffisamment pour nourrir les nombreuses petites bouches. Il n’ose pas rejoindre une organisation révolutionnaire ; il n’ose pas faire grève ; il n’ose pas exprimer une opinion. Des masses d’ouvriers ont pris conscience de la nécessité du contrôle des naissances comme moyen de se libérer du terrible joug et, encore plus, comme moyen d’être capable de faire quelque chose pour les enfants déjà nés, en évitant que d’autres naissent.

Enfin, mais pas le moins important, un changement dans les relations entre sexes, même si cela ne concerne pas un très grand nombre de personnes, se fait néanmoins sentir parmi une importante minorité. Par le passé, et dans une grande mesure, chez l’homme moyen aujourd’hui, la femme continue d’être un simple objet, un moyen pour une fin ; principalement un moyen et une fin physique. Mais il existe des hommes qui veulent plus que cela d’une femme ; qui ont réalisé que si chaque homme s’émancipait des superstitions du passé, rien ne changerait cependant dans les structures sociales aussi longtemps que les femmes n’auraient pas occupé leur place dans la lutte. Lentement mais sûrement, ces hommes ont appris que si une femme perd sa substance dans d’incessantes grossesses, il lui reste peu de temps pour autre chose. Et en premier lieu pour les questions qui intéressent et agitent le père de ses enfants. Épuisée physiquement et nerveusement, elle devient un obstacle pour l’homme et, parfois, son pire ennemi.Alors, pour leur propre intérêt et aussi pour le besoin de trouver une compagne et une amie chez la femme qu’ils aiment, un grand nombre d’hommes veulent la libérer du terrible fardeau de la reproduction incessante de la vie, et sont, par conséquent, en faveur du contrôle des naissances.

Alors, quel que soit l’angle sous lequel on puisse considérer la question du contrôle des naissances, elle est la question prédominante des temps modernes et, en tant que telle, elle ne peut pas refouler par la persécution, l’emprisonnement ou la conspiration du silence.

Ceux qui s’opposent au Mouvement pour le contrôle des naissances affirme le faire au nom de la maternité. Tous les charlatans politique bavassent au sujet de cette merveilleuse maternité, mais, après un examen plus approfondi, nous constatons s’est perpétuée pendant des siècles, consacrant aveuglément et stupidement sa progéniture à Moloch. En outre, tant que les mères sont obligées de travailler durement de longues heures afin d’aider à élever les créatures qu’elles ont mises au monde sans le vouloir, les discours sur la maternité ne sont que des paroles hypocrites. Dix pour cent des femmes mariées à New York doivent aider à gagner la vie du ménage. La plupart d’entre elles gagnent le très lucratif salaire de 280$ par an. Comment peut-on oser parler des beautés de la Maternité devant un crime ?

Mais qu’en est-il même des mères les mieux payées ? Il n’y a pas si longtemps, notre vieux et vénérable Conseil d’éducation a déclaré que les mères enseignantes ne doivent pas continuer à enseigner. même si ces messieurs vieillots furent obligés par l’opinion publique de reconsidérer leur opinion, il est absolument certain que si l’enseignante moyenne devait devenir mère chaque année, elle perdrait rapidement sa situation. C’est le lot des femmes mariées ; Qu’en est-il des femmes célibataires ? Ou quelqu’un doute-t-il qu’il existe des milliers de mères célibataires ? Elles peuplent nos magasins, nos usines et nos industries partout, non pas par choix mais par nécessité économique. Dans leur existence terne et monotone, la seule couleur qui reste est probablement une attraction sexuelle qui, sans méthode de prévention, conduit invariablement à l’avortement . Des milliers de femmes sont sacrifiées suite à des avortements parce qu’elles sont prises en charge par des toubibs charlatans, des sages-femmes ignorantes, dans le secret et dans la hâte. Mais les poètes et les politiciens chantent la maternité. Le plus grand crime jamais commis contre les femmes.

Nos moralistes savent tout cela, pourtant ils persistent à défendre la reproduction sans discernement. Ils nous disent que limiter le nombre d’enfants est une tendance moderne, parce que la femme moderne perd sa moralité et souhaite fuir ses responsabilités. En réponse, il faut souligner que la tendance à limiter le nombre des enfants est aussi vieille que l’espèce. Nous nous référons comme autorité pour cette affirmation à l’éminent professeur allemand, le Dr. Theilhaber, qui a rassemblé les données historiques, pour prouver que cette tendance avait cours parmi les hébreux, les égyptiens, les perses et beaucoup de tribus indiennes d’Amérique. La peur d’avoir un enfant était si grande que les femmes utilisaient les méthodes les plus horribles plutôt que de mettre au monde un enfant non désiré. Le Dr. Theilhaber énumère cinquante-sept méthodes. Ces données sont d’une grande importance dans la mesure où elles détruisent la superstition selon laquelle la femme veut devenir la mère d’une grande famille.

Non, ce n’est pas parce que la femme fuit ses responsabilités mais parce qu’elle a trop conscience de ces dernières qu’elle demande de savoir comment éviter la conception. Jamais dans l’histoire de l’humanité la femme n’a été aussi consciente qu’aujourd’hui de l’avenir de l’espèce. Jamais auparavant, elle est n’a été capable de voir dans l’enfant, non seulement son enfant mais tous les enfants, l’unité de la société, le canal par lequel chaque homme et chaque femme doit passer ; le facteur le plus important dans la construction d’un monde nouveau. C’est pour cette raison que le contrôle des naissances repose sur une telle base solide.

On nous dit que tant que la loi considère le débat sur les moyens contraceptifs comme un crime, ceux-ci ne peuvent pas être discutés. En réponse, je dirai que ce n’est pas le mouvement pour le contrôle des naissances qui doit disparaître mais la loi. Après tout, c’est le propre d’une loi d’être faite et défaite. Comment osent-ils exiger que la vie se soumettent devant elles ? Uniquement parce que quelques bigots ignorants à l’esprit et au cœur étroit ont réussi à faire adopter une loi à une époque où les hommes et les femmes étaient esclaves de superstitions morales et religieuses, nous devrions y être liés pour le restant de nos jours ? Je comprends parfaitement pourquoi les juges et les gardiens de prisons y sont attachés. Leur gagne-pain et leur statut social en dépendent. Mais même les jugent évoluent parfois. J’attire votre attention sur la décision prise concernant cette question du contrôle des naissances par le juge Gatens de Portland, Oregon. “Il me semble que le problème aujourd’hui avec nos concitoyens est qu’il y a beaucoup trop de pruderie. L’ignorance et la pruderie ont toujours été les boulets autour des pieds du progrès. Nous savons tous que certaines choses vont mal dans la société ; que nous souffrons de nombreux maux mais nous n’avons pas le courage de nous secouer et de l’admettre et lorsque quelqu’un attire notre attention sur quelque chose que nous savons déjà, nous feignons la pudeur et nous nous sentons scandalisé.” C’est certainement le problème avec la plupart de nos législateurs et avec tous ceux qui s’opposent au contrôle des naissances.

Je vais comparaître en session le 5 avril spéciale. (2) Je ne sais pas quel sera le verdict et, en outre, je m’en fiche. Ce qui rend le mouvement si limité et si faible est la crainte si répandue parmi les radicaux américains d’aller en prison pour ses idées. Je ne ressens pas une telle crainte. Ma conviction révolutionnaire est que ceux qui ne sont pas prêts à aller en prison pour leurs idées n’ont jamais considéré celles-ci comme de grande valeur. En outre, il existe des endroits pires que la prison. Mais que je paie pour mes activités en faveur du contrôle des naissances ou que je sorte libre, une chose est certaine, le mouvement pour le contrôle des naissances ne peut pas être arrêté et ne sera pas empêché de continuer sa propagande. Si je m’interdis de discuter des méthodes, ce n’est pas parce que j’ai peur d’une seconde arrestation, mais parce que, pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique, la question du contrôle des naissances par information orale est clairement exposée et, comme je souhaite qu’elle soit débattue sur ses mérites, je ne veux pas donner l’occasion aux autorités de le rendre confus par quelque chose d’autre. Néanmoins, je veux souligner la totale absurdité de la loi. J’ai en ma possession le témoignage des policiers, qui, selon leurs déclarations, est l’exact transcription de ce que j’ai dit à la tribune. Mais ces hommes sont si ignorants qu’ils n’ont pas orthographié correctement un seul moyen contraceptif. Il est parfaitement légal de témoigner pour des policiers, mais il n’est pas légal que je lise le témoignage qui a entraîné mon inculpation. Peut-on me blâmer d’être anarchiste et de ne pas voir l’utilité des lois ? Je veux souligner également la totale stupidité des tribunaux américains. La justice est supposée y être rendue. Il n’existe pas soi disant de chambre étoilée (3) en démocratie, mais l’autre jour, lorsque les policiers ont témoigné, cela s’est passé dans un murmure, près du juge, comme dans un confessionnal de l’église catholique et jamais les femmes présentes ne furent autorisées à entendre ce qui se disait. Quelle farce que tout cela ! Et pourtant, on attend de nous que nous la respections, lui obéissons et nous y soumettions.

Je ne sais pas combien d’entre vous sont prêts à le faire, mais pas moi. Je me présente comme une des partisanes d’un mouvement mondial qui a pour but de libérer la femme du terrible joug et de l’esclavage des grossesses forcées ; un mouvement qui demande pour chaque enfant le droit de naître correctement ; un mouvement qui aidera à libérer le travail de sa dépendance éternelle ; un mouvement qui fera connaître au monde un nouveau type de maternité. Je considère ce mouvement assez important et vital pour défier toutes les lois du code pénal. Je crois que cela ouvrira le chemin non seulement à la libre discussion sur les moyens contraceptifs mais aussi à la liberté d’expression de la vie, de l’art et du travail, au droit à la médecine d’expérimenter des moyens de contraception de la même manière que ce droit existe pour la tuberculose et autres maladies.

Je peux être arrêtée, condamnée et jetée en prison, mais je ne me tairai jamais ; je n’obéirai pas ni ne me soumettrai à l’autorité ni ne ferai la paix avec un système qui assimile la femme à une simple couveuse et qui s’engraisse avec ses victimes innocentes. Ici et maintenant, je déclare la guerre à ce système et ne connaîtrai de repos que lorsque la voie sera ouverte pour une maternité librement consentie et une enfance joyeuse, saine et heureuse. »

Emma Goldman


NDT

1. Référence aux mouvements des femmes opposées à la guerre, à travers notamment le Woman’s Peace Party (WPP) créé en 1915 aux États-Unis et le Congrès International des Femmes pour une Paix Permanente de la Haye, la même année. Ce dernier incluait dans ses résolutions, l’émancipation des femmes comme condition à une paix durable.
Voir, par exemple, Women Peace Activists During World War I Swarthmore College Peace Collection

2. Elle avait été arrêtée le 11 février à New-York pour avoir fait une conférence sur le contrôle des naissance et distribué du matériel d’information. Lors de son procès, elle fut condamnée à 15 jours de prison.

3. La Chambre étoilée ou Star Chamber était une cour de justice en Angleterre à la fin du XVème siècle Henri VII , où il n’y avait pas de jury et où le verdict dépendait d’un seul témoin. Cela est devenu le synonyme de parodie de procès en langue anglaise.


Traduction R&B

 

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