★ LE CONTRAT ANARCHISTE
★ Sélection de l’Encyclopédie anarchiste :
CONTRAT ANARCHISTE (LE)
n. m.
« L’État étant disparu, ou évincé, comment les rapports entre les humains se règlent-ils entre les isolés et les associations, d’isolé à isolé, d’ association à association ? Par une entente, un accord librement proposé, librement discuté, librement accepté, librement accompli ; en d’autres termes, par un Contrat.
Qu’on le dénomme « promesses », « conventions », le terme importe peu ; ce qui importe, c’est de savoir de quelle nature peut être ce contrat lorsqu’il est passé entre anarchistes.
S’il est hors de doute que les clauses d’un contrat doivent pouvoir être proposées, examinées et discutées dans des conditions laissant toute liberté d’esprit et d’action aux cocontractants, il est hors de doute également que lesdites clauses ne sauraient renfermer aucune stipulation qui soit contraire à la conception anarchiste de la vie humaine.
C’est ainsi que le contrat passé entre anarchistes ne saurait contenir aucune clause qui y astreigne malgré lui quiconque ne veut on ne peut plus en exécuter les termes.
Il se peut qu’un individu n’ait pas mesuré toute la portée de l’accord qu’il a souscrit ; qu’en cours d’exécution son état d’esprit se soit modifié sous l’influence de circonstances nouvelles. Il se peut qu’une émotion, qu’un sentiment d’une espèce ou d’une autre l’envahisse, le domine, s’empare de lui, momentanément tout au moins, le plaçant dans une situation mentale tout autre que la mentalité qui était sienne au moment de la conclusion de l’accord. Pour toutes ces raisons, le contrat passé entre anarchistes, doit pouvoir être résiliable.
L’un des contractants, de même, peut se juger lésé ou réduit à une situation défavorable, inférieure ou indigne de lui par rapport aux autres contractants. Les cocontractants peuvent s’apercevoir, après expérience, qu’ils ne sont pas qualifiés pour remplir les clauses du contrat qu’ils ont conclu. Ou encore qu’ils se sont aventurés au-delà de leurs aptitudes ou de leurs possibilités en se risquant à établir le contrat qui les unit même temporairement. C’est pourquoi une des conditions préalables à la conclusion du contrat entre anarchistes postule, de la part des cocontractants, un examen sérieux et préalable de leurs capacités et de leurs ressources.
Le contrat doit donc pouvoir être résiliable, mais avec préavis, car il est d’une élémentaire camaraderie qu’aucun des participants au contrat ne subisse d’embarras, de retard, de peine ou de dommage évitable, du fait de la rupture du contrat.
Même en cas de brusque rupture du contrat, il ne saurait être question, entre anarchistes, sous prétexte d’en faire respecter les termes, de l’intervention d’un tiers ou d’une autorité ou institution extérieure aux cocontractants. Il ne saurait être non plus question de sanctions disciplinaires ou pénales, sous quelque vocable qu’on les masque. Rien de cela ne serait anarchiste. On peut cependant, en cas de difficulté ou de litige en cours d’exécution du contrat, prévoir le recours à un arbitre-expert, ― un technicien, par exemple ― mais à la condition absolue qu’il soit, choisi par les deux parties en désaccord et qu’il jouisse assez de leur confiance pour que sa décision ne soit pas mise en discussion.
Tout contrat impliquant obligation, sanction, intervention étatiste, gouvernementale ou administrative extérieure aux cocontractants n’est ni individualiste ni communiste (anarchiste), il n’y a pas à ergoter là-dessus.
C’est pourquoi le contrat conçu à la façon dont nous l’entendons ― dont l’entendent les anarchistes de toutes les tendances ― ne peut être passé qu’entre unités humaines possédant un tempérament, une mentalité adéquats. Si cette mentalité préalable fait défaut, il n’y a pas de contrat possible entre anarchistes. C’est pourquoi encore ― même admise cette mentalité déterminée ― les anarchistes affirment que pour s’associer, il est urgent de se bien connaître, de ne passer contrat que pour une période et une besogne aussi bien déterminées qu’il est humainement prévisible.
Il est donc entendu théoriquement que le contrat se rompt dès qu’il lèse l’un des cocontractants. Comme toutes les formules d’ailleurs, celle-ci présente le défaut, quand on l’envisage dans ses applications pratiques, de ne pas tenir compte des circonstances de vie et de tempérament individuels. Pratiquement, l’on peut écrire que le contrat entre camarades anarchistes cesse dès que l’entente qui a présidé pour le conclure se retrouve pour le dissoudre.
En effet, le contrat conclu entre anarchistes pour une fin quelconque est sous-entendu n’avoir pas été conclu à la légère. Son origine a été exempte des restrictions mentales, des pensées de derrière la tête, des dissimulations, des fraudes, de cette recherche d’un intérêt sordide, qui stigmatisent les contrats en vigueur dans la société actuelle. Les cocontractants se connaissent, ils ont pesé le pour et le contre, réfléchi aux conséquences, examiné les points forts et les points faibles de la situation, prévu les dangers et les périls, supputé les joies et les avantages, déterminé les concessions qu’ils auraient à se faire mutuellement.
Ces remarques suffisent à indiquer qu’un contrat loyal ne cesse pas uniquement par suite du caprice, de la fantaisie, d’un mouvement d’humeur de l’un des contractants. Sa rupture ne se fait pas sans réflexion, sans examen sérieux des dommages ou des conséquences qui peuvent s’ensuivre.
Cependant, lorsque l’un des contractants a formulé sa volonté formelle de rompre le contrat, aucun anarchiste ne saurait s’y opposer. Cela ne veut pas dire que les autres cocontractants n’objecteront pas à cette rupture. Il se peut en effet, au moment où le contractant mécontent demande la rupture de l’association, que les autres associés se trouvent dans des dispositions d’esprit et de sentiment absolument semblables à celles qui les ont poussés à conclure le contrat. Un anarchiste peut donc objecter à la rupture, demander à réfléchir, faire valoir certaines raisons, invoquer certaines considérations, d’un ordre tout particulier quand il s’agit du domaine du sentiment, considérations que comprennent ceux qui vivent intensément la vie sentimentale. Un anarchiste pourra résister plus ou moins longtemps à la rupture d’un contrat, s’il possède la conviction profonde que son camarade agit sous l’empire d’une influence pernicieuse. Il n’est rien là qui frise l’inconséquence. Selon son tempérament, il pourra souffrir, se lamenter même et qui donc lui reprocherait d’être autre chose qu’une équation géométrique ? C’est seulement s’il s’opposait catégoriquement, par la violence, sur un plan quelconque, à la dissolution exigée par son cocontractant que, au point de vue anarchiste, il cesserait d’être conséquent, dans le sens profond et pratique du mot.
À moins de motifs exceptionnels, d’un cas de force majeure, l’anarchiste qui impose la rupture du contrat irréfléchiment, à brûle-pourpoint me paraît un inconséquent et un camarade de mauvais aloi. Un compagnon anarchiste loyal ne profite de sa faculté de « rompre le contrat à sa guise » qu’après avoir obtenu l’adhésion sincère de son ou de ses contractants. On regardera pratiquement à deux fois ― sinon davantage ― avant de rompre une entente, manquer à des promesses, briser des conventions faites de bonne foi et qui sousentendaient une confiance réciproque.
Il est impossible de faire passer la rupture imposée ou exigée à tout bout-de-champ, sans rime ni raison, infligeant de la souffrance inutile, comme un geste de camaraderie. Qu’est-ce donc que la camaraderie, sinon un contrat tacite conclu entre êtres qu’unissent certaines affinités intellectuelles ou sentimentales ou de gestes, afin de se rendre la vie plus agréable, plus plaisante, plus joyeuse, plus profitable, plus utile à vivre ?
On a demandé souvent quelle serait la différence entre l’humanité actuelle et une humanité anarchiste ou à tournure d’esprit anarchisante. Certes, topographiquement parlant, je l’ignore ; je suis hors d’état de fournir la nomenclature exacte des hameaux, des villages, des villes, des rues de chaque ville, des ruisseaux, des torrents, des chemins vicinaux. Mais je suis assuré d’une chose, c’est que le contrat social, le contrat d’association humaine n’y sera pas imposé, ni politiquement ni autrement ; pas plus par une caste que par une classe sociale. Dans les sociétés actuelles, l’unité humaine est placée en face d’un contrat social imposé ; dans toute humanité saturée, imprégnée d’esprit anarchiste, il n’existera que des contrats proposés. C’est-à-dire qu’un milieu anarchiste, une humanité anarchisante ne tolère pas, ne saurait tolérer qu’il y ait une clause ou un article d’un accord ou d’un contrat qui n’ait été pesé et discuté avant d’être souscrit par les cocontractants. Dans un milieu ou une humanité du type anarchiste, il n’existe pas de contrat unilatéral, c’est-à-dire obligeant quiconque à remplir un engagement qu’il n’a pas accepté personnellement et à bon escient ; aucune majorité économique, politique, religieuse ou autre, aucun ensemble social ― quel qu’il soit ― n’y peut contraindre une minorité ou une seule unité humaine à se conformer, contre son gré, à ses décisions ou à ses arrêts. »
★ L’Encyclopédie anarchiste est une encyclopédie initiée par Sébastien Faure, entre 1925 et 1934, publiée en quatre volumes.
- SOURCE : Bibliothèque Anarchiste