★ Message et révolte de Pierre Kropotkine

Publié le par Socialisme libertaire

Anarchisme Kropotkine


L’optique du texte est curieuse, à côté d’une connaissance de nombreux détails de la jeunesse de Kropotkine, de la finesse de l’analyse du despotisme tsariste (si proche de celle du "socialisme réel"), on ne trouve rien, ou presque sur les idées anarchistes. Tout au plus une dénonciation répétée du stalinisme à travers Kropotkine, mais en 1989 l’URSS existait encore, et sa censure, et ses retombées. D’où une évocation négative dans l’ensemble, en dépit de la sympathie évidente. Par la suite l’auteur n’a pas poursuivi sa réflexion. Par contre, un autre article sur Makhno a trouvé son point final dans Tatchanki s Yuga, [Les charrettes - tatchanki - du Sud], Moscou, 1997, étude et évocation intéressante du mouvement makhnoviste (suite d’un article publié en 1989). 

Cette traduction devait paraître dans la revue Iztok en 1990, mais les signes avant-coureurs de la disparition de l’URSS ont non seulement conseillé de retarder la sortie du numéro, ils ont également abouti à l’arrêt de la revue. 
Le scannage du brouillon a entraîné quelques corrections.

Frank, CNT 91

 

Message et révolte de Pierre Kropotkine

« Il a écrit son dernier livre à Dmitrov, dans une province affamée victime de la guerre civile, qui durant un certain temps secoua la région. Il travaillait sans chauffage, sans lumière citant de mémoire les grands philosophes - du passé jusqu’à son époque - au moment où l’hiver de 1921 déclenchait en lui une broncho-pneumonie. Il a cru que seul le respect individuel de la loi du bien, la morale personnelle, non par obligation, peuvent constituer la base de l’évolution intellectuelle de l’humanité. Son livre s’appelle l’Éthique.

L’époque du culte de Staline a anéanti non seulement des révolutionnaires de leur vivant, mais aussi leurs souvenirs, eux dont la vie fut à la fois un défi aux événements et un espoir. Kropotkine n’a pas complètement quitté le vaisseau de l’Histoire : il y est resté comme savant et géographe, de façon sciemment tronquée. Son nom a été conservé.

Et tout ce qui demeure de lui aujourd’hui, même comme simple hommage à la vérité historique semble étrange : récemment encore on aurait bien sûr oublié ce qui importune ! Mais Kropotkine est un homme qui appartient presque complètement au XIX siècle, "étranger", coupé de nous par des bouleversements historiques grandioses. Cette distanciation est évidemment imaginaire, mais l’essentiel est ailleurs. L’énergie morale de quelques centaines de révolutionnaires populistes, dont Kropotkine, a cherché au XIX siècle à être "le moteur du progrès" dans la société russe. Peut-être est-il plus important pour nous de connaître la témérité et la bravoure de ce noble courtisan qui a vécu la "grande cassure" du siècle dernier ! Kropotkine est actuel en tant qu’individualité éthique exceptionnelle et universelle. Se souvenir de tels personnages équivaut à conserver le trésor spirituel de la nation.

Le prince Alexandre Petrovitch Kropotkine, dont l’origine remonte à Vladimir Monomaque lui-même, avait trois fils. L’aîné, Nicolas, abandonna, le corps des élèves officiers et fut volontaire pendant la guerre de Crimée, mais par la suite il céda à la boisson, et son père l’envoya dans un monastère. Il s’en évada et disparut sais laisser de trace. Le cadet, Alexandre, termina ses études d’élèves officiers mais ayant un penchant pour la poésie et un esprit philosophique, il ne continua pas la carrière militaire et se consacra entièrement à l’astronomie. Le hasard - une lettre saisie par la censure et écrite trop rapidement - se transforma pour lui en deux ans d’exil. Un autre hasard prolongea le bannissement de douze ans. Il se suicida quelques mois avant la fin de son exil, écrasant l’injustice des "aspects absurdes" de sa vie. Pierre, né en 1842, connaît un destin des plus étranges. Promu à une brillante carrière à la cour, il devint un ennemi acharné de la monarchie, un révolutionnaire anarchiste.

La destinée des trois frères Kropotkine représente la tragédie de toute la génération des jeunes russes s’efforçant de trouver une issue à l’impasse ou se trouvait la Russie du tsar Nicolas II. C’était un État bureaucratique modèle, avec une bureaucratie foisonnante qui monopolisait non seulement les mines, les usines textiles et la monnaie, mais la justice, le système éducatif, la conception du beau et des normes, les rapports à l’intérieur de la. famille, c’est-à-dire au sens propre du mot l’âme de l’humanité. Même le salon des courtisans était alors meublé de façon identique, pour que ce soit "comme chez tout le monde" (1). Quant aux critiques envers le régime et à leurs auteurs, les courtisans n’éprouvaient qu’une nette aversion, qu’un dégoût sincère de connaître la vérité. Plus encore, la servilité, l’absence d’initiative (en même temps que le vol prémédité et ingénieux) était leur lot.

La destruction de ce système d’esclavage spirituel et la mise en place de nouvelles valeurs ne pouvaient venir que d’un effort social : ce mouvement, tel un courant d’air frais dans une caserne sentant le renfermé fut le "nihilisme". C’est précisément à cause de ces principes démocratiques, énoncés par Herzen, puis Tchernychevski "pères spirituels" du mouvemente qu’il y eut pendant dix ans des mesures réactionnaires, suivies de réformettes, d’un "dégel". Le nihilisme s’inscrivait sans les fondements des traditions spirituelles de l’intelligentsia russe, et perdurent, grâce à Dieu et malgré tout, jusqu’à aujourd’hui. En réalité les nihilistes étaient très peu nombreux : une fine couche, la fleur de la jeunesse. Mais leur conception élaborée de la vie, les valeurs qu’ils accordaient non à la hiérarchie, non à la condition sociale mais à la vie en soi, leur dynamisme, remplirent pour la première fois l’existence du "manque d’être" des années 1840, en marquant la société .

Kropotkine entra dans un cercle nihiliste (appelé du nom d’un des participants N.V. Tchaïkovski) formé d’hommes dans la trentaine. Son appartenance aux nihilistes peut sembler paradoxale, mais cette époque avait besoin des meilleurs représentants pour des décisions exceptionnelles.

On sait qu’à un bal de la cour que la société moscovite organisait en l’honneur des vingt-cinq ans de règne du tzar Nicolas I, l’empereur remarqua parmi les enfants déguisés Pierre Kropotkine - huit ans -, et, par gentillesse, lui permit d’entrer dans le corps des Pages, une sorte d’école militaire de la cour, où n’entraient que de rares chanceux qui pouvaient par la suite choisir entre la garde royale et l’armée. Qui plus est, en tant que premier de sa classe, Kropotkine devint page auprès d’Alexandre II, le "tsar libérateur", et prit part aux sorties de la cour, en partageant pleinement les rapports privilégiés et enthousiastes que l’empereur réservait aux jeunes courtisans dans son activité vouée aux réformes. Dans ses mémoires, Kropotkine écrit que si alors un attentat avait eu lieu contre Alexandre II, il l’aurait protégé de son corps. Cependant, Kropotkine ne se sentait pas attiré par les cérémonies : il voulait aider le tzar dans ses réforme sans être un garde à la cour. Et lorsqu’en 1862, il fallut choisir une carrière, il décida, de façon absurde aux yeux de tous - sauf de son frère Alexandre -, d’aller en Sibérie, dans un régiment de cosaque dans la région de l’Amour.

Ses camarades lui répondirent avec effroi en citant le code militaire qui précisait 1e futur uniforme que devait adopter le meilleur élève du corps des Pages : "toile noire, avec un simple col rouge, sans cravate, un bonnet caucasien de peau de chien, un pantalon de toile grise" comme ceux des cochers, des lâches (2).

L’empereur fut également stupéfait, mais il savait que ce prince de vingt ans allait en Sibérie "appliquer des réformes encore à faire" (3). Et il lui donna son autorisation, ou bien le "déporta" au loin à cause de ce péché ? Dès 1862 Kropotkine était dans les villages - pacifié s- où les paysans étaient à nouveau expulsés comme sous Nicolas I par la réaction. La revue Sovremennik [le contemporain] avait été interrompue et Tchernychevski était en état d’arrestation.

En Russie, la réaction s’abattait inexorablement, l’avertissement du tsar de fusiller Karakozov (4) était connu, mais en Sibérie où l’écho de ces événements était étouffé, il était encore possible, semblait-il, d’espérer. Kropotkine participait à des comités, écrivait des projets de transformations de prisons, etc., sur l’auto administration des villes. Il les envoya à Petersbourg. Mais aucun projet n’était alors nécessaire.

"Je compris bientôt l’impossibilité absolue de rien faire de réellement utile aux masses par l’intermédiaire de la machine administrative." Tel était la conclusion de Kropotkine à son retour de Sibérie. "L’observation directe rendit évidente pour moi l’importance du rôle joué par les masses inconnues dans tous les grands événements historiques, même pendant la guerre, et j’en vins à partager les idées que Tolstoï exprime au sujet des chefs et des masses dans son ouvrage monumental "Guerre et Paix" (5). "

A vingt-cinq ans, Kropotkine fit une nouvelle tentative pour transformer soudain son destin. Il trancha l’ambiguïté de sa position d’officier de l’armée russe : il retourna à Petersbourg en abonnant ses fonctions militaires et s’adonnant tête baissée à la géographie. On lui proposa même le poste de secrétaire de la Société de Géographie, mais il refusa. Quelque chose dans la "science pure" ne lui suffisait pas, même la géographie, qui vivait alors son Siècle d’Or. Visiblement, il appartenait à cette rare sorte d’hommes qui sont complètement dépourvu de "l’heureuse" capacité de s’adapter et pour lesquels le mensonge, - même celui des autres, et non le leur - est un mal, un poids sur la conscience. Kropotkine étouffait dans la capitale qui était méconnaissable après ses années d’épopée en Sibérie. L’arbitraire policier, la prudence des libéraux, les sophismes de la "société" sur la lenteur de l’évolution, sur l’immobilisme des masses et sur l’inutilité des sacrifices, toute cette déchéance de la conscience intellectuelle éveilla chez Kropotkine une opposition active.

Il alla voyager à l’étranger, en Suisse, et entra dans une des sections de l’Internationale. Le mouvement ouvrier le séduisit en tant que forme d’auto organisation sociale, de réaction à l’arbitraire. Il vit des gens unis pour obtenir leur liberté et il les aima toute sa vie.

Herzen, qui haïssait le despotisme, était enclin à voir dans la révolution une anomalie historique ; il la pressentait et en était, hélas, effrayé. Il est inutile de libérer les gens dans leur vie extérieure, s’il ne sont pas libres intérieurement, argumentait-il, en mettant en garde contre une tentative de révolte "à l’esprit terre à terre", "qui transformerait les acquis du passé en une usine insipide, dont les avantages seraient une meilleur niveau ce vie et uniquement cela." il est curieux de constater que cette attitude vis à vis du socialisme vu comme un asile pour infirmes, vient des premiers communistes utopistes. Elle est si solidement enracinée dans la conscience des gens que beaucoup d’entre eux imaginent aussitôt que la tâche principale d’un nouveau régime est d’assurer à tout un niveau de vie égal et bon marché. Ils ne pensent pas du tout à une libération des forces sociales économiques et spirituelles.

Herzen écrit : "Je vois trop de libérateurs, et pas d’hommes libres [...] Assez, commençons par libérer les libérateurs eux-mêmes."

Les cercles nihilistes avaient précisément commencé par être des "cercles de développement de la personnalité", d’auto libération de la psychologie d’esclave, du pouvoir de l’argent des prétentions de classes, de la tentation de "l’ordre en place", que représente se libérer des conventions mensongères du monde. Kropotkine, à mon avis, est entré dans cercle Tchaïkovski précisément parce qu’il y vit un oasis de conscience indestructible, sans besoin de fausseté et d’illusions, et il considéra ce militantisme comme une voie vers la conservation de sa propre personnalité. "Je n’ai jamais rencontré nulle part une telle réunion d’hommes et de femmes supérieurs au point de vue moral"(6) a écrit Kropotkine sur ses camarades du cercle. il y avait la fille du gouverneur militaire de Petersbourg Sophia Perovskaya (elle vivait en banlieue,avec un faux passeport de femme d’ouvrier), la future populiste, fine et frêle Vera Figner, Marc Natanson, membre par la suite du Comité central des SR de gauche, Serge Kravtchinsky, bien connu en littérature sous le pseudonyme de Stepniak, ironique et supportant mal les succès et la vantardise de Klements (7) ; et l’énergique, Rogatchev, un des premiers à aller "dans le peuple".

Ils n’avaient pas de positions sur la révolution, de programmes politiques. Mais ils s’opposaient moralement au régime dans le fait qu’ils ne participaient pas directement au jeu de "l’aristocratie patriotique", en refusant de croire au mensonge du "bien pour le peuple". Quelque chose de semblable s’est produit cent ans plus tard, dans les années 1960, lorsque la jeunesse, apercevant les intérêts cyniques et bureaucratiques de toutes les promesses du développement du socialisme" offert par Brejnev, adopta un "nihilisme" à sa façon. Mais la protestation est demeuré jusqu’à un certain point inconsciente te, silencieuse, et donc restée au niveau d’un chahut de potaches, face à une époque de changement, d’ivrognes et de névrosés déçus, et quelques textes rudes et sincères écrits dans la douleur, reflétant soit la tristesse soit

Le mouvement "vers le peuple" était plutôt fondé sur l’impulsion de la conscience que sur l’intelligence et le calcul, mais l’intention politique était présente : susciter un mouvement de "la base", obliger le gouvernement à convoquer une conférence des zemstsvos -gouvernement autonome provincial -.

Kropotkine militait dans les usines textiles de Petersbourg sous le pseudonyme de Borodine : il parlait de l’Europe, de l’Internationale. Au bout de quelques mois une grande partie des propagandistes du cercle avait été arrêtée, mais le fameux Borodine, revêtu d’une pelisse et portant des bottes de paysans, n’avait pas été identifié dans l’esprit des policiers comme le prince Kropotkine. Il aurait pu s’enfuir.

Cependant une circonstance retenait Kropotkine dans la capitale : il avait promis de faire un rapport à la réunion de la Société de Géographie. Ce retard s’avéra fatal, mais donna à Kropotkine sa célébrité comme savant. Son rapport Sur la période glaciaire obligea l’assemblée à reconnaître que les conceptions antérieures sur cette époque géologiques "ne reposaient sur aucune base sérieuse" et la question devait donc "être étudiée à nouveau" (8).

Très fatigué après cette intervention, Kropotkine rentra dans sa chambre, qui était désormais surveillée. Il brûla des papiers espérant partir le lendemain au crépuscule. D’un pas mélancolique il sertit dans la rue, et prit un fiacre. Sur un pont sur la Neva, une calèche le rejoignit. Il se retourna et vit le visage connu d’un ouvrier. Il était pris.

Une nuit alors qu’il se trouvait dans le bastion Troubetski aide la forteresse Pierre et Paul de Petrograd, un grand prince lui rendit visite pour lui faire honte : "Comment pouvez-vous être ici, prince ?" Kropotkine refusa. de donner des explications (9)

C’est ainsi que finit la période "populiste" de la vie de Kropotkine. Il s’enfuit de la prison et se retrouva à l’étranger. Il se rallia au mouvement anarchiste et devint le plus solide théoricien, après Bakounine,"du socialisme non étatique" .

On ne sait pourquoi sur l’anarchisme de Kropotkine et sur l’anarchisme en général dans le mouvement révolutionnaire, tant de nos historiens utilisent un ton confus, voire politiquement indécent. Dans les faits, l’anarchisme - la plus radicale de toutes les tendances du socialisme utopique - a été à l’origine un sérieux rival du socialisme scientifique, de l’avis même de ses partisans, et parfois une opposition productive, décisive dans la théorie et dans la pratique révolutionnaires. Les anarchistes ont intuitivement posé un très important problème, celui de la psychologie du pouvoir, mais ils n’ont pas pu le résoudre dialectiquement. Ils ont cru que n’importe quel pouvoir, en particulier celui qui apparaît au nom du peuple est mauvais, porteur d’affreuses conséquences. "Mais le peuple n’aura pas la vie plus facile quand le bâton qui le frappera s’appellera populaire" a également écrit Bakounine (10).

Malheureusement, l’histoire du stalinisme, du maoïsme, démontre que les arguments des anarchistes ont beaucoup plus de sens qu’on leur en donnait pendant le combat pour fonder théoriquement la dictature du prolétariat. En effet, dans des circonstances historiques précises, la "représentation du peuple" peut en pratique devenir un simple camouflage de dictature contre le peuple, d’autant plus horrible que ses ordres oblige le peuple à les accepter de son plein gré. Mais alors personne ne le savait.
L’anarchisme n’avait pas encore fait banqueroute comme doctrine politique indépendante, et toutes les pratiques du socialisme mondial se bornaient aux deux mois de la Commune de Paris. On n’avait pas encore résolu la question du choix de la méthode, par laquelle les exploités pourraient acquérir leur "propre droit", le droit à exister en tant que personne. On discutait encore sur le moyen le plus efficace : la révolte, la révolution, le complot, ou bien la lutte parlementaire,ou la terreur, l’action directe, la saisie de la production ? Les réponses à ces questions naissaient dans le sang, la douleur des paradoxes fracassants sur "les biens du peuple". De même que le Christ a engendré le Grand lnquisiteur, de même la révolution a donné naissance à Netchayev, à Staline. Être socialiste, c’est être pour le peuple : "Aimer le peuple cela signifie le mettre sous la mitraille" ; c’est du Netchayev. "Le travail ou la mort", c’est aussi la prose de Netchayev. Et Staline a agi, au nom du peuple, toujours au nom du peuple. Marx a affirmé catégoriquement : "Le but pour lequel on emploie des moyens injustes, n’est pas un but juste." (11) C’est précisément l’idée d’égalité et de fraternité qui a entraîné des flots de sang dans l’histoire de l’humanité.

Où est la solution ? Comment atteindre un but juste, en excluant des moyens inadaptés ? Tel est, hélas, le principal problème éthique de la révolution. Kropotkine a cherché toute sa vie une réponse.

Le problème de la méthode révolutionnaire a engendré celui de la terreur. Il est apparu en Russie, où l’écrasement impitoyable du mouvement populiste dans le pays obligea les révolutionnaires a se tourner vers des moyens de combat extrêmes.

En janvier 1876 Vera Zassoulitch tira sur le chef de la police de Petersbourg, Trepov, et le blessa. Les jurés l’acquittèrent. Des revues européennes publièrent son portrait. Alexandre II en vint à considérer le problème, évidemment parce qu’il sentait le danger qui pesait sur lui. Parfois, il avait des accès de tristesse accompagnés "de très forts sanglots". On cherchait alors à lui présenter un projet de constitution, mais, en se calmant, il "oubliait" fermement tout cela.
Le cousin de Kropotkine, Dimitri, fut tué en tant que gouverneur général de Kharkov, et il avait sous sa direction la prison centrale, où les "prisonniers politiques" s’étaient déclarés en grève de la faim, ils étaient a tachés et nourris de force comme des oies. Cependant, les révolutionnaires s’attaquèrent bientôt au "tzar libérateur" et ce fut seulement lorsque la potence devint le seul argument de la politique intérieure du gouvernement que le congrès au parti "Narodnaya Volia" - Volonté populaire - décida opportunément de porter un coup au "cœur même" du régime : contre Alexandre II.
Le 2 avril 1879 Alexandre Soloviev, membre de la coopérative "Dans le peuple" tira sur le tzar. Alexandre II ne fut pas abattu et s’échappa en faisant des zigzags jusqu’à la porte la plus proche, en n’ayant pas une égratignure. Soloviev fut pris et pendu. Mais dès le début de l’année suivante, il y eut la préparation de Jeliabov et de Khalturine dans le Palais d’Hiver. Le 1 mars 1881 approchait.

Dans Paroles d’un révolté Kropotkine appuie les populistes tout en n’approuvant pas leur tactique conspirative, ni non plus la "sainte Union", organisation secrète d’aristocrates russes, créées pour combattre la révolution. Cette organisation, considérant Kropotkine presque comme l’instigateur du dernier attentat contre le tzar, le condamna à mort. L’exécution fut empêchée du fait que Kropotkine fut averti, par l’entremise de Lavrov, par Saltyrkov-Chtedrine. Kropotkine menaça de publier dans la presse occidentale les noms du tueur à gage et de son commanditaire.

De plus, il ne s’agissait pas seulement d’arriver à une unanimité politique. Le terrorisme s’avéra être un des problèmes de la vie politique et éthique au XIX et au XX siècles, problème qui, semble-t-il, n’est toujours pas réglé. Sartre est prêt à justifier "un acte de pure violence", en tant qu’acte libérateur de l’individu des tabous de la société. Dostoïevski, avant Sartre, voyait dans le terrorisme une "crise de rage", un mal moral qui méprise la vie d’autrui.

La position de Kropotkine n’est absolument pas catégorique. Il est en fin de compte en faveur du changement violent de l’ordre des choses, mais il est également contre le terrorisme. Au congrès anarchiste de 1881, au cours duquel on discuta de "la tactique de l’action directe", Kropotkine argumenta trois jours durant avec ses camarades pour les convaincre d’inclure dans la motion du congrès une position sur la révolution morale, qui, lui semblait-il, mettrait en garde les révolutionnaires contre les provocateurs (12).
Le congrès finit, mais la discussion ne fut pas poursuivie. Un an plus tard, pendant l’agitation sociale à Lyon, une bombe explosa dans le café du théâtre Bellecour. Kropotkine tenta de justifier l’acte de "la fureur des pauvres" dirigée "contre les lieux de plaisir et de débauche" (13), qui représentait l’épanouissement de l’égoïsme et du libertinage des riches. Mais Kropotkine savait que l’explosion n’avait tué qu’une personne, et amère ironie du destin c’était un ouvrier socialiste qui s’était élancé sur la bombe pour en arracher la mèche. Mais au fil des années, Kropotkine était moins enclin à justifier la fausseté de la méthode terroriste : en particulier en mettant en garde contre l’extension de la terreur, dans les rangs mêmes des petits bourgeois. Qui ne s’opposait pas ouvertement à l’injustice était coupable et méritait la mort ; l’anarchiste de vingt ans Émile Henry jeta une bombe au café "Terminus" à Paris, persuadé qu’il n’y avait pas d’innocents. A cette époque, le poète anarchiste Laurent Tailhade prononça une phrase lapidaire "Qu’importent les victimes si le geste est beau"(14) quelques années plus tard, il fut lui même blessé, par une bombe et dans un café. Tout ceci commençait à ressembler à une farce, et non à la révolution.

Kropotkine resta en marge de cette "politique d’action" ; il ne croyait pas aux "héros", en estimant comme Tolstoï qu’il s’agissait "d’exploits absurdes". Il ne pouvait, à la différence de Bakounine, voir dans la destruction la voie de la libération de l’individu. Selon Kropotkine,"l’individu qui détruit" n’est pas libre. N’est libre que l’individu qui crée.

Kropotkine ne pouvait évidemment prévoir quel degré de monstruosité allait atteindre le terrorisme "de gauche" au XX siècle. Il ne pouvait imaginer le cynisme de la terreur "sans raison"(15), mais il avait l’expérience politique. Dans ses mémoires, il rappelle le cas d’une revue "anarchiste" qui préconisait clans un de ses numéros les incendies les assassinats et les bombes, et - comme on le comprit ensuite - était financé par le préfet de police Andrieux (16). Ce même Andrieux avait organisé l’attentat contre le monument à Thiers, avec ce qu’il appelait "une boite de sardines chargée de quelque chose". Il limitait la dépense pour compromettre les révolutionnaires.

En fait par la suite, le poète Andrei Bely a chanté de telles "boites de sardines", accompagnées de "provocations" verbales, en tant que symboles de l’idée absurde mécanique de la destruction, sanglante opposition à la mascarade des "dominos rouges". Un roman à été écrit à la suite de la première révolution russe, proie aux flammes de la terreur. Les anarchistes et le parti des socialistes révolutionnaires s’inspiraient de la terreur et fondaient leurs espoirs sur la "terreur systématique" qui "selon la loi inévitable de la nature" anéantirait les "ennemis du peuple".

Kropotkine était indigné par la légèreté avec laquelle les révolutionnaires de la nouvelle génération disposaient des vies humages. Quand en 1906, au congrès des anarchistes de Londres, il connut le caractère "pléthorique" de la terreur en Russie, d’après des témoins oculaires, il fut pris d’une telle aversion qu’il est difficile de décrire par des mots sa position." L’apôtre de l’anarchie adressa à nouveau à des disciples une philippique brillante et terrible contre la terreur. Il fut écouté avec vénération, mais il ne fut pas entendu. Entre l’anarchie de laboratoire de savants - comme les frères Reclus et Kropotkine- et les charrettes ukrainiennes des makhnovistes noircies de sang et de fumée, il y a toujours eu un fossé infranchissable. Dans cette tragédie, Kropotkine, en tant qu’homme politique et individu, constata comment semer les graines du bien fait sortir les dents du dragon. Toute sa vie il a combattu ces monstres de perversion, mais il ne trouva pas de solution à cette contradiction.

Cependant, Kropotkine cherchait une solution, avec une passion qui ne connaissait pas de compromis avec la nature. Il écrivit une intéressante monographie sur l’histoire de la Grande Révolution française (éditée en russe en 1979), dans laquelle il s’efforce de donner une description détaillée de la créativité sociale du peuple. Opposant l’histoire du "peuple" à celle du "parlement", Kropotkine développe sa pensée selon laquelle seul le peuple peut être le critère de la révolution,et non ses chefs, et non les principes proclamés. Robespierre, selon Kropotkine, a perdu parce qu’il avait étouffé en faveur des intérêts de son parti le mouvement de la base, qu’il avait très sincèrement tenté de satisfaire "par la force". La vigueur polémique de cette conception est d’autant plus efficace, si on se souvient des dégâts que "la satisfaction par la force" a représenté pour le peuple russe durant la Collectivisation.
Une autre question se pose : que peut-on opposer au volontarisme du pouvoir ? Comme Kropotkine ne croit pas que la direction du gouvernement (même révolutionnaire) soit possible au moyen des lois, Kropotkine répond dans l’esprit de Tolstoï, en proposant- en qualité de garde-fou moral- les idées éthiques et de perfectionnement.

En 1902, il publie un livre étonnant l’Entraide comme facteur de l’évolution. D’après les exemples du monde animal, Kropotkine s’oppose à l’idée de sélection naturelle sous la forme du combat de chacun contre tous, régnant parmi les darwiniens primaires. Il prouve que le mécanisme de la sélection est plus complexe et plus souple que l’hostilité pure et simple. Il en conclut à l’existence d’une entraide entre membres d’une espèce et même les espèces.

Et l’individu, selon Kropotkine, ne se réaliser comme être vivant, que dans l’entraide. L’égoïste est pour lui un être avant tout malheureux en échec, esclave "d’une étroitesse intellectuelle irrationnelle et futile." A l’instar de Kant, Kropotkine établit "un impératif catégorique" :"Prends contact avec les autres, si tu veux que les autres agissent avec toi dans des cas analogues." Il voyait dans cette formule la loi morale absolue qui sauvegarde la paix, la révolution, l’individu.
N’est-ce pas là une autre tentative vouéeà l’échec,sans plus ? La position du prophète populaire tolstoïen était déjà oubliée lorsque les fusils commencèrent à cracher. Le livre de Kropotkine n’avait pas du tout touché un vaste cercle de lecteurs. A-t-il donc été écrit en vain ?
Non. Reprenons Boukharine : la conscience ne se transforme pas dans le domaine politique, comme le croient certains. Ce ne sont ni les grandes idées ni la logique de la lutte des classes qui libèrent les individus de leurs responsabilités morales envers les autres et envers eux-mêmes. A l’oppose, la dégénérescence de l’individu est sa mort spirituel-le. Hemingway l’a vu et montré dans son roman Pour qui sonne le glas ? avec le personnage de l’homme du Parti, le "général", André Marty, individu abject, couvert de sang et simultanément persuadé de son infaillibilité,uniquement parce qu’il a agi toute sa vie au nom du peuple. Boukharine a observé de ses propres yeux ce qui arrive lorsque la "Scolastique - des catégories éthiques" est remplacée par la Scolastique de la discussion sur la lutte de classe, en étant vidé de sa substance : l’enseignement de Marx sur l’individu. Pour les fondateurs du marxisme, l’individu est le but de la révolution, pour Staline (18), il n’est qu’un boulon, qu’un moyen.
Ce fut le cas en 1907 au moment du congrès de « Londres du parti ouvrier social démocrate russe. Kropotkine, qui y participait en tant qu’invité, proposa aux délégués ouvriers de venir prendre le thé chez lui. Ces derniers éprouvèrent des doutes vis à vis de cet "étranger", cet anarchiste. Ils décidèrent - comme l’écrit Vorochilov dans ses mémoires - de soumettre la question à une séance des fractionnistes (les futurs bolcheviks). Cela amusa Lénine : "Qu’y a t il de mal - dit-il en souriant -. Buvez du thé avec le prince Kropotkine ; parlez-lui sincèrement. Je ne suis pas à votre place, mais je suis sûr que vous en tirerez beaucoup de bien."

Vladimir Ilitch, comme toujours, eut raison (19). Mais cette rencontre ne fut visiblement pas du goût de Vorochilov, qui n’apprécia pas cette conversation avec un individu hors du commun. Il avait simplement un sentiment de supériorité du fait que Kropotkine demeurait au niveau d’une théorie "inexacte" et que, lui l’invité, avait la raison en lui. Mais s’il ne s’agissait que de la véracité d’une théorie, la vie de l’avant-garde ouvrière n’ait pas façonné la figure tragique en soi de ce courtisan stalinien que fut le maréchal Klim Vorochilov, dont l’énorme pouvoir et la gloire mythique ne purent le protéger ni contre ses contemporains ni contre la futilité incarnée par des épigones pour écraser les individus.

Chez Kropotkine, par contre, il n’y avait ni pouvoir ni gloire. On l’aimait simplement pour l’étendue de son intelligence, pour sa vie heureuse, pour sa liberté intérieure qui l’aidait à voir dans chaque interlocuteur un individu unique ; pour l’intégrité de sa nature et l’observation naturelle des principes, qu’il prescrivait aux autres. Sa maison à Brighton (comme auparavant celle de Herzen à Londres) fut le refuge de nombreux émigrés en Angleterre. La pétition pour sa remise en liberté lors de son emprisonnement en France fut signée par le philosophe Spencer, l’astronome Flammarion, le poète Swinburne, et Victor Hugo, des collaborateurs de l’Académie des Sciences de France. Verne vit en lui le personnage de Kaw-Djer, héros du roman "Les naufragés du Jonathan". L’illustrateur de livre, le dessinateur Roux souligna son visage. Un portrait de Kropotkine fut signé par le peintre L.O. Pasternak : les gros pinceaux accentuent le grand front et la longue barbe de prophète. Ce qui n’est pas exprimé chez Kropotkine est l’image de son camarade Guerman Lopatine. Ce n’est pas l’aspect extérieur qui frappe, mais une motivation interne semblable : une silhouette monumentale, une tranquillité qui renfermait en soi une énergie aux élans impétueux.

C’est précisément "la dimension humaine" de Kropotkine qui entraînait même ses opposants idéologiques à s’adresser à lui en tant qu’autorité morale. C’est elle qui lui permettait de résister à cette époque d’ébranlement, lorsque la secousse révolutionnaire réduisit à néant en quelques années nombre de figures étincelantes qui s'efforçaient de satisfaire leurs ambitions politiques sur la scène de l’Histoire. Kropotkine sut conserver sa dignité de combattant, même s’il se trompa, et se trompa lourdement.

Mais a la conférence gouvernementale à Moscou - quelques mois après Octobre -, il proposa naïvement mais sincèrement une union pour la paix entre les classes, au nom de la révolution. évoquant cette conférence,Trotski note sarcastiquement que l’intervention du prince rebelle fut très chaudement accueillie par la droite, parmi laquelle se trouvait,en fait,un membre éloigné de la famille de Kropotkine, portant le même nom, et représentant les propriétaires de haras. Mais Trotski, si on peut s’exprimer ainsi, n’estimait ses ennemis idéologiques que selon leur valeur politique. La valeur d’une personnalité, d’un individu échappait à Trotski ; c’est pourquoi Kropotkine n’était à ses yeux que le représentant sentimental du groupe des vétérans de la révolution russe.

En fait, après son retour dans son pays, Kropotkine ne représentait plus personne, si ce n’est lui-même et une poignée de fidèles. Mais il faut s’attacher plus particulièrement aux dernières années de sa vie pour mieux comprendre son caractère surprenant, qui
jouait le rôle d’un aimant.

Il revint en Russie en juin 1917, après 40 ans d’émigration. C’était les nuits blanches de Petersbourg. Le train fut accueilli par une foule de plusieurs milliers de personnes. L’armée lui taisait une haie d’honneur, les drapeaux noirs anarchistes ondoyaient, au millier de dames portant des bouquets, des étudiants et des officiers. Kropotkine se fraya difficilement un passage du wagon à la gare, où l’attendaient le ministre de la Défense Kerenski et Tchaïkovski, ami du cercle populiste et de l’émigration. C’était la réunification avec ceux qui sur le sol natal pouvaient symboliser le triomphe de la révolution russe. Bientôt le destin les séparera : Tchaïkovski dirigea le gouvernement des Blancs à Arkhangelsk, Kropotkine demeura avec les Rouges. Mais alors, Kropotkine n’avait-il pas le vertige ?

Non. Un mois après jour pour jour, en juillet, lorsque la crise du pouvoir devint évidente, Kerenski vint le consulter. Ils s’enfermèrent dans un bureau : le nouveau premier ministre était en train de t’orner son gouvernement et il proposa à Kropotkine de choisir d’être ministre de ce qu’il voulait. Kropotkine répondit qu’il considérait la profession de cireur de chaussures plus honnête et utile. "Je lui ai dit - souligne-t-il avec un tremblement familier d’émotion dans la voix - qu’il ne devait pas oublier que je suis anarchiste."

En octobre, accueilli à Moscou avec sympathie et impartialité, il trouve le signe historique du renversement social pacifique. Cependant, Kropotkine n’accepte pas la terreur rouge. Il écrit à Lénine, en affirmant que la révolution s’engage sur une voie mensongère.

Pendant l’été 1918, Kropotkine, profitant de l’offre d’un proche de Tolstoï, Olsuviev, se rendit à Dmitrov, dans leur vieille demeure de courtisans, où il demeura. De plus, à Dmitrov, la vie était un peu mieux qu’à Moscou ; il était un parfait inconnu pour le pouvoir local aussi bien comme révolutionnaire que comme savant. On savait que dans la maison du vieux courtisan il y avait un ex prince. C’est pourquoi on se conduisit envers lui avec égard et, malheureusement, avec méfiance. Les coopérateurs locaux avaient peur du prince qui défendaient l’autogestion, faisait des démarches pour créer un musée ethnographique.

Lorsque Kropotkine tomba malade et que sur ordre de Lénine un train exprès amena une commission de médecins conduit par le commissaire du peuple à la santé A. Semachko et le secrétaire de Lénine, Bontch-Brouevitch, l’admiration du comité exécutif local des travailleurs fut sans limite. Et les arrivants furent également stupéfaits.

"Kropotkine a besoin de semoule, de farine de pommes de terres pour faire de la "kissela", écrivait Bontch-Brouevitch à Lénine. "Il n’y a pas de kérosène et il ne peut s’éclairer [...] il a une vache, mais il n’y a pas de fourrage pour les vaches, et sa vache est plus morte que vive. Il faut permettre d’envoyer du foin."

Kropotkine, en proie à une saine honte, n’aspirait pas aux privilèges, ni en paroles ni en pratique. Il ne les reconnaissait pas et refusa sa ration alimentaire. Mais il ne refusa pas une aide amicale : il accepta en cadeau de la part des coopérateurs deux livres de miel, un coq et quelques poulets.

"Vis modestement" répondit un savant à quelqu’un désireux de connaître la sagesse. Kropotkine a pleinement suivi cette règle : il a vécu sans bruit. Sans bruit, il a travaillé, a rempli ses cahiers de pensées pour L’Éthique, pour ses camarades peu nombreux, mais d’autant plus chers. Et il est mort sans bruit, en s’efforçant dans son agonie de ne gêner personne. Une sonnette pendait au-dessus de son lit pour qu’il appelle en cas de besoin. Il ne l’utilisa pas -une forme de pouvoir, malgré tout- . Et il mourut tranquillement dans la nuit, pendant son sommeil.

L’enterrement fut somptueux. Le cercueil fut exposé pour les derniers adieux à la Maison des Syndicats, l’ex parlement tsariste, où bien des années auparavant, Kropotkine avait reçu les souhaits du tzar pour sa fonction en Sibérie. Les journaux publièrent des annonces de cet événement vénérable - même si aujourd’hui on le dément -, en laissant percer une certaine ferveur, du reste tout a fait compréhensible. L’enterrement pompeux d’un des patriarches de la révolution devait symboliser le triomphe de la dictature du prolétariat et la générosité entiers les révolutionnaires aux idées hétérodoxes. En fait, le jour de l’enterrement, sur ordre de Djerzinski (20), des anarchistes furent libérés de la prison de Boutirky. Ils donnèrent leur parole d’honneur qu’ils rentreraient, et ils étaient sous surveillance. Et il y eut plus : la douleur authentique, qui unit les gens lorsque meurt un chef spirituel de l’humanité dont la vie a montré la possibilité d’atteindre des sommets intellectuels apparemment inaccessibles, un rêve d’ascension qui correspond souvent à l’aspiration des gens à Dieu.

La procession funéraire prit la direction du cimetière de Novodevitche, en s’arrêtant devant la demeure de Tolstoï, sans la rue Pretchistenka (plus tard rue Kropotkine). Il y avait quelque chose qui unissait ces deux individualités qui ne s’étaient jamais connus personnellement et qui rassemblaient d’autres gens autour d’eux. Romain Rolland a écrit à cette occasion : "J’ai beaucoup aimé Tolstoï, vous le savez. Mais j’ai souvent eu l’impression que Kropotkine a été ce que Tolstoï a écrit. Il a réalisé simplement, naturellement,dans sa vie, cet idéal de pureté morale,d’abnégation sereine,et de parfait amour des hommes, que le génie tourmenté de Tolstoï a voulu toute sa vie mais sans l’atteindre que dans son art." (21) »

Vassily Golovanov, Sovetskaya Kultura, 17-XII-1988


Notes du traducteur

1) Cette similitude dans l’ameublement et la pensée -, pour une grande majorité de la population- est encore une des caractéristiques des pays de l’Est, à cause de l’uniformité des rares produits présentés sur le marché.

2) Ce paragraphe est du cru de l’auteur et ne suit pas les mémoires de Kropotkine, comme les précédents.

3) D’après la p.159 d’Autour d’une vie, Mémoires, éd. Stock.

4) Auteur d’un attentat contre le tzar.

5) Autour d’une vie... pp. 221-222.

6) o. c., pp.314-315.

7) Personnage non cité par Kropotkine.

8) Auteur d’une vie... p.343.

9) Sensiblement différent, o. c., pp. 370-371.

10) Étatisme et Anarchie, éd. Champ Libre,T. 5, p. 219.

11) Retraduit du russe.

12) visiblement inspiré du livre de Woodcock Avakoumovitch Pierre Kropotkine, le Prince Anarchiste ; p.129 ; Maitron est presque muet sur cette question, sauf T. 1, p. 78 de Le mouvement anarchiste en France.

13) Autour d’une vie..., p. 463.

14) Maitron o. c., T. 1, p. 236.

15) voir les "bezmotiviki", Avrich Les anarchistes russes, p.58 et ss.

16) Autour d’une vie..., p. 495.

17) L’entraide, éd. 1910, p. 324.

16) Lénine est identique â Staline sur ce point.

19) La phrase peut aussi bien être sincère qu’ironique.

20) Organisateur de la Tcheka de Lénine et son ami.

21) Citation prise dans Les Temps Nouveaux, mars 1921, pp. 40-41.
 

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