★ L’hystérie de la guerre et notre opposition

Texte original : “The War Hysteria and Our Protest,”
Leonard D. Abbott, Mother Earth Vol 12, no. 6 (Août 1917) (1)
[ L'illustration, extraite de journaux d’époque, est de R&B ]
« Si cela ne s’était pas réellement passé, nous aurions cru cela impossible – le retournement complet des idéaux américains durent ces derniers mois. Le noir est devenu le blanc et le blanc est maintenant le noir. « La Liberté », comme l’a si bien Bernard Shaw, “est un crime, et l’homicide une vertu.”
Sous la pression de l’hystérie de la guerre, pratiquement tous les principes auxquels prétendaient croire les américains sont passés par dessus bord.
Le caractère sacré de la vie des individus a été considérée comme la fondation même de chaque liberté que les américains possèdent. Mais en temps de guerre, semble t-il, la vie des individus ne compte pas. Ce n’est pas seulement vrai dans l’armée, mais aussi dans la vie civile. Le lynchage est devenu justifié et même méritoire. Le 31 juillet, Frank Little, un membre du Comité Directeur National des Industrial Workers of the World, a été enlevé dans sa chambre d’hôtel à Butte,dans le Montana,par six hommes masqués et pendu sur un pont de chemin de fer à proximité de la ville (2). Little était un traître. Son crime était son activité de militant syndical. Jamais on a commis un crime si monstrueux. Néanmoins, la presse de ce pays a applaudi et aucun effort n’a été fait pour arrêter les meurtriers.
La liberté d’expression est supposée être une des clés de voûte du gouvernement américain. La Constitution interdit expressément au Congrès d’adopter toute loi limitant la liberté d’expression. Cependant, Emma Goldman et Alexander Berkman ont été condamnés à deux ans d’emprisonnement et à une amende de 10 000 $ pour s’être seulement opposés à la conscription.
La liberté d’assemblée et le droit d’interpeller pacifiquement le gouvernement pour la réparation d’injustices ont été admis comme des droits inaliénables des américains. Mais le 1er juillet, une manifestation pour la paix à Boston a été délibérément attaquée par des marins et des soldats. Ils ont arraché les banderoles des mains des femmes. Ils ont frappé et blessé les femmes et les hommes. Ils ont forcé l’entrée des locaux du Parti Socialiste, ont détruit du matériel et brûlé de nombreux documents de valeur ainsi que des livres. La police n’a rien fait tout au long de ces agissements pour protéger les droits des citoyens.
La liberté de la presse a été l’une des plus vénérée par les traditions américaines. Thomas Jefferson et Abraham Lincoln ont affirmé tous les deux qu’il était préférable de permettre les abus de la presse libre plutôt que sa suppression. Néanmoins, en l’espace de quelques semaines, quinze journaux socialistes et de nombreux journaux anarchistes et syndicalistes ont été déclarés interdits de distribution par la poste par le gouvernement.
Le droit des travailleurs de mener campagne pour de meilleures conditions de travail et de se mettre en grève a toujours été reconnu comme raisonnable jusqu’à l’apparition de l’hystérie guerrière. Aujourd’hui, il est considéré comme criminel. Depuis que Samuel Gompers a livré – ou a essayé de livrer – le mouvement syndical aux mains des capitalistes, l’ouvrier rebelle est à peu près dans la même position que ne l’était l’esclave rebelle avant la guerre de sécession. Le 19 août, James Rowan, meneur d’une grève des ouvriers du bois à Spokane, dans l’état de Washington, a été arrêté avec vingt six autres personnes et emprisonné sans aucune accusation d’avoir violé une quelconque loi. Quelques semaines auparavant, 1 500 ouvriers grévistes avaient été embarqués dans des bétaillères à Bisbee, dans l’Arizona, et conduit dans le désert où ils avaient été abandonnés sans eau ni nourriture.
La liste des violations des libertés fondamentales pourrait être prolongée indéfiniment. Nous n’en mentionnerons que quelques-unes :
A Philadelphie, treize personnes ont été arrêtées dernièrement et accusées de trahison pour avoir distribué un tract intitulé « Vive la Constitution des États-Unis ».
A Indianapolis, un arrêté municipal a été adopté, transformant en délit le fait de « parler de façon irrespectueuse du Président ou du Gouvernement des États-Unis.”
A Oakland, Californie, les locaux d’un club radical ont été envahis par des brutes en uniforme et son mobilier brisé et jeté dans la rue.
A San Francisco, l’acquittement de Rena Mooney (3), après avoir été soumise pendant des semaines aux calomnies du procureur, a servi à mettre en évidence une situation locale qui s’est envenimée presque jusqu’à une atmosphère de guerre civile du fait de l’hystérie guerrière. Et ce ne sont que les premiers fruits du militarisme !
La guerre entraîne inévitablement un retour sur le plan physique et cela est suffisant par lui-même pour la maudire. L’homme a lutté péniblement pour s’extirper de la terre et de la boue – une petite lueur brillante dans les yeux – et puis la guerre survient, comme Caliban, (4) et l’enfonce à nouveau dans la fange !
La guerre entraîne inévitablement un rouleau compresseur. Elle éteint toute lueur d’initiative, d’indépendance d’esprit. La quintessence de la psychologie guerrière a été rarement aussi intelligemment exprimée que dans le poème de Ernest Crosby (5), qui affiche comme un refrain les mots : “Je ne pense pas, j’obéis !”. Nous trouvons déjà dans une grande partie de la littérature guerrière d’aujourd’hui une glorification délibérée du militarisme au motif qu’il supprime l’individualité et la libre expression, et qu’il sacralise l’organisation coercitive, l’esprit qui assimile tout à l’organisation et rien à l’unité... L’enrégimentement, l’uniformité, l’obéissance absolue à l’autorité sont les normes militaires admises.
Quelques socialistes de ce pays ont trahi leurs déclarations révolutionnaires jusqu’à courir à Washington pour informer les autorités des activités « traîtres » de leurs propres camarades. Mais comme l’a dit Morris Hillquit (6) à Allan Benson (7), il existe des choses pires que la trahison : et l’une de ces choses est la déloyauté envers un idéal.
Il est vrai qu’il existe un sens à travers lequel la gestion de la guerre peut être décrite comme l’apothéose du Socialisme d’État, mais la condamnation du socialisme réside dans ce fait même. La gestion de la guerre est le reductio ad absurdum du Socialisme. Elle montre jusqu’où une esprit obsédé par l’État peut aller. Il attire obligatoirement l’opposition de tout libertaire sincère simplement parce que le principe du Socialisme d’État porte en lui les possibilité de telles atteintes à la liberté, comme la conscription, simplement parce qu’il implique le pouvoir d’écraser impitoyablement la vie des individus.
Les guerres modernes entraînent le massacre des jeunes. Les vieux entretiennent des querelles entre nations, et les jeunes gens sont obligés, contre leur gré, de se battre pour ces bisbilles. Le principe qu’elles impliquent est hideux, inhumain et injustifiable. L’État n’a pas davantage le droit d’obliger les hommes à agir d’une seule manière que n’avait l’Église Romaine Catholique au Moyen-Age à obliger les homme à ne penser que d’une seule façon.
Elihu Root (8) et Charles Edward Russell (9) ont essayé d’utiliser même la Révolution Russe comme un bâton pour frapper les antimilitaristes et révolutionnaires américains. Ils n’ont saisi que très imparfaitement l’esprit profond de cette puissante révolte contre le militarisme et l’autocratie, de cette position hautement idéaliste ! L’esprit de la Russie est un esprit stimulant et revitalisant dans un monde empestant la corruption. C’est un miracle pour ainsi dire que ce grand peuple ait réussi à rejeter le joug non seulement du gouvernement mais aussi de l’hégémonie militaire, et qu’il insiste sur le droit de décider de sa propre destinée à sa manière. L’accusation de pro-germanisme est futile. Seuls les esprits les plus superficiels pourraient assimiler le désir de paix, en Russie comme dans tous les pays impliqués, à une propagande pro-allemande.
Il existe une opportunité, à ce stade, pour deux sortes d’opposition au militarisme. Nous avons besoin d’une opposition individuelle et nous avons besoin d’une opposition sociale et collective. Honneur à ceux qui, en plein jour ou dans l’obscurité, font la guerre à la guerre ! L’esprit de l’homme qui sait ce qu’il veut et s’en tient à l’intégrité de sa propre personnalité est plus forte que l’esprit des gouvernements, et, à terme, les vaincra. Les hommes qui, en tant que « objecteurs de conscience » dans ce pays et en Angleterre vont en prison pour s’opposer au militarisme, sont déjà innocentés dans l’esprit des multitudes de toutes les nationalités. La même chose pourrait être dite des rebelles de la classe ouvrière du genre des I.W.W. Ils sont faibles aujourd’hui, mais seront forts un jour. Déjà, ils sont prophétiques d’un mouvement de la classe ouvrière qui créera ses propres normes de vie et de pensées, qui partira à la guerre si, et seulement si, il le choisit.
N’oublions que ce pourquoi nous travaillons est :
(1) La liberté individuelle,
(2) L’antimilitarisme,
(3) L’Internationalisme,
(4) La solidarité de la classe ouvrière.
Il est concevable que l’engagement volontaire du côté pro-allié dans la guerre actuelle pourrait aider à promouvoir certains de ces buts. Mais l’engagement obligatoire promeut avant tout l’esprit de coercition et de gouvernement. C’est une violation des droits fondamentaux. Elle ne peut être toléré un instant par tout vrai libertaire.
L’idée dominante chez le patriote aujourd’hui est qu’on ne peut mettre fin à la guerre qu’en amassant de l’armement jusqu’à ce que l’Allemagne soit « écrasée ». Mais il existe une bien meilleure façon de mettre fin à la guerre. Si les ouvriers retiraient leur soutien économique, la guerre cesserait. Si un centième du temps et de l’énergie, de l’argent, aujourd’hui dépensés à la militarisation de l’Amérique, avaient été dépensés à la propagande révolutionnaire et antimilitariste parmi les ouvriers et les soldats de tous les pays, parmi la jeunesse de toutes les nations, cette guerre aurait été étouffée dès les premières semaines de son existence, et une époque de liberté se serait ouverte. »
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N.D.T
1. Le site The Libertarian Labyrinth indique août 1916 comme date de parution, mais la mention du meurtre de Frank Little indique clairement qu’il s’agit bien de l’année 1917.
2. Concernant Frank Little, voir par exemple un article dans le New York Times du 2 août 1917 et Frank Little – A True American Hero.
3. Rena Mooney (1878 - 1952). Femme de Thomas Mooney, accusé avec Warren K. Billings de l’attentat à la bombe lors de la Journée de Préparation à San Francisco, le 22 juillet 1916 . Le procureur a essayé de l’impliquer dans l’attentat, avec Alexandre Berkman. Elle a été déclarée innocente le 25 juillet 1917, mais maintenue en détention. Elle a été libérée le 20 mars 1918 avec une caution de 15 000 $.
4. Personnage monstrueux de la pièce La Tempête de William Shakespeare.
5. Ernest Howard Crosby (1856 – 1907) Proche des idées de Tolstoï, dont il a largement diffusé les idées aux États-Unis, comme dans Tolstoy and his message. Il a notamment écrit avec Élisée Reclus The Meat Fetish : Two Essays on Vegetarianism, en 1905. Leonard D. Abbott, a écrit un essai sur Crosby : Ernest Howard Crosby, A Valuation and a Tribute.
6. Morris Hillquit (1869 – 1933) est un fondateur et dirigeant du Socialist Party of America. Il a été un coauteur de la résolution contre l’entrée en guerre des États-Unis votée par le Parti Socialiste.
7. Allan Louis Benson (1871 – 1940) Journaliste, membre du Socialist Party of America. Il a rompu avec la position du parti après l’entrée en guerre des États-Unis. En juin 1918, il publiera dans l’hebdomadaire socialiste Appeal to Reason, un article intitulé « What’s Wrong with the Socialist Party ? » où il dénoncera comme « anarchiste » l’idée que « les travailleurs n’ont pas de pays ». Il dénoncera également l’infiltration du Parti par « des anarchistes considérés à tort comme socialistes, aidés et encouragés par certains étrangers dont les papiers de naturalisation devraient être annulés, eux-mêmes devant être expulsés dans les pays d’où ils viennent. » Début juillet, il rejoindra la Social Democratic League of America en dénonçant dans une lettre ouverte des « dirigeants nés à l’étranger » aidés par « une minorité anarchiste syndicaliste » au sein du Socialist Party of America.
8. Elihu Root (1845 - 1937). Avocat, il a été secrétaire à la Guerre sous le président McKinley, puis secrétaire d’État sous Roosevelt. A partir de juin 1917, il est chargé d’établir les relation entre les États-Unis et le nouveau gouvernement révolutionnaire russe et part pour la Russie. Sa position était très claire « Pas de guerre [aux côtés des alliés], pas de prêts ».
9. Charles Edward Russell (1860 – 1941) était un journaliste américain qui accompagna Root en Russie. Membre du Socialist Party of America, il rompit avec, comme Allan Benson et comme lui, rejoignit la Social Democratic League of America. Il travailla aussi avec l'American Federation of Labor (AFL) pour créer l'American Alliance for Labor and Democracy, une organisation qui militait en faveur de la participation américaine à la guerre au sein de la classe ouvrière.
- SOURCE : Racines & Branches