Rosa Luxemburg contre la peine de mort

Publié le par Socialisme libertaire

Rosa Luxemburg
Rosa Luxemburg (1871 - 1919)

 

Dans toutes les révolutions précédentes, ce fut une petite minorité du peuple qui prit la direction de la lutte révolutionnaire, qui lui donna un but et une orientation, et qui se servit de la masse comme d'un instrument pour conduire à la victoire ses propres intérêts, les intérêts d'une minorité. La révolution socialiste est la première qui ne puisse être menée à la victoire que dans l'intérêt de la grande majorité, et par l'action de la grande majorité des travailleurs.

Rosa Luxemburg - La Révolution de Spartacus


Un devoir d’honneur : Rosa Luxemburg contre la peine de mort.
In Die Rote Fahne, 18 novembre 1918. 

 

" Nous n’avons sollicité ni « amnistie » ni pardon pour les prisonniers politiques qui ont été les victimes de l’ancien régime. Nous avons exigé notre droit à la liberté, par la lutte et la révolution, pour les centaines d’hommes et de femmes courageux et fidèles qui ont souffert dans les prisons et les forteresses, parce qu’ils ont lutté pour la liberté du peuple, pour la paix et pour le socialisme, contre la dictature sanglante des impérialistes criminels. Ils sont maintenant tous libérés. Et nous sommes à nouveau prêts pour la lutte.

Ce n’est pas les Scheidemann [1] et leurs alliés bourgeois avec à leur tête le Prince Max von Baden qui nous ont libéré ; c’est la révolution prolétarienne qui a ouvert toutes grandes les portes de nos cellules [2].

Mais une autre catégorie d’infortunés habitants de ces lugubres demeures a été complètement oubliée. Jusqu’ici personne n’a pensé aux êtres pâles et maladifs qui souffrent derrière les murs des prisons pour expier des délits mineurs.

Cependant, eux aussi sont des victimes infortunées de l’ordre social abominable contre lequel se bat la révolution, des victimes de la guerre impérialiste qui a poussé la détresse et la misère jusqu’aux plus extrêmes limites, des victimes de cette épouvantable boucherie qui a déchaîné les instincts les plus bas. La justice de la classe bourgeoise a de nouveau opéré comme un filet laissant échapper les requins voraces tandis que le menu fretin était capturé. Les profiteurs qui ont gagné des millions pendant la guerre ont été acquittés ou s’en sont tirés avec des peines ridicules, mais les petits voleurs ont reçu des peines de prison sévères. Épuisés par la faim et le froid, dans des cellules à peine chauffées, ces enfants oubliés de la société attendent l’indulgence, le soulagement. Ils attendent en vain. Le dernier Hohenzoller [3], en bon souverain, a oublié leur souffrance au milieu du bain de sang international et de l’érosion du pouvoir impérial. Pendant quatre ans, depuis la conquête de Liège, il n’y a pas eu d’amnistie, pas même à la fête officielle des esclaves allemands, l’anniversaire du Kaiser.

La révolution prolétarienne doit maintenant éclairer la sombre vie des prisons par un petit acte de pitié, elle doit écourter les sentences draconiennes, abolir le système disciplinaire barbare (détention en chaînes, châtiment corporel), améliorer les traitements, les soins médicaux, les rations alimentaires, les conditions de travail. C’est un devoir d’honneur !

Le système pénal existant, tout imprégné de l’esprit de classe brutal et de la barbarie du capitalisme, doit être totalement aboli. Une réforme complète du système d’accomplissement des peines doit être entreprise. Un système complètement nouveau, en harmonie avec l’esprit du socialisme, ne saurait être basé que sur un nouvel ordre économique et social. Tous les crimes, tous les châtiments, ont toujours en fait leurs racines implantées dans le type d’organisation de la société. Cependant, une mesure radicale peut être mise en œuvre sans délai. La peine capitale, la plus grande honte de l’ultra-réactionnaire code pénal allemand, doit être immédiatement abolie [4]. Pourquoi donc y a-t-il des hésitations de la part de ce gouvernement des ouvriers et des soldats ? Ledebour [5], Barth, Däumig [6], est-ce que Beccaria [7], qui dénonçait il y a deux cent ans l’infamie de la peine de mort, n’existe pas pour vous ? Vous n’avez pas le temps, vous avez mille soucis, mille difficultés, milles tâches à remplir. Mais calculez, montre en main, combien de temps il vous faut pour dire : « la peine de mort est abolie ». Ou est-ce que vous voulez un débat en longueur, finissant par un vote entre vous sur ce sujet ? Est-ce que vous allez encore vous fourvoyez dans des couches et des couches de formalités, des considérations de compétence, des questions de tampon approprié et autres inepties ?

Ah, que cette révolution est allemande ! Comme elle est pédante, imprégnée d’arguties, manquant de fougue et de grandeur ! Cette peine de mort qu’on oublie n’est qu’un petit trait, isolé. Mais précisément c’est souvent que de tels traits trahissent l’esprit profond de l’ensemble.

Prenons n’importe quelle histoire de la grande révolution française ; prenons par exemple l’aride Mignet [7]. Quelqu’un peut-il lire ce livre sans sentir battre son cœur et son esprit s’enflammer ? Quelqu’un peut-il, après l’avoir ouvert à n’importe quelle page, le laisser de côté avant d’avoir entendu le dernier accord de cette formidable tragédie ? Elle est comme une symphonie de Beethoven portée jusqu’au gigantesque, une tempête sonnant sur les orgues du temps, grande et superbe dans ses erreurs comme dans ses exploits, dans la victoire comme dans la défaite, dans le premier cri de joie naïve comme dans son souffle final. et quelle est la situation maintenant en Allemagne ? Partout, dans les petites choses comme dans les grandes, on sent qu’on a affaire encore et toujours aux anciens et trop prudents citoyens de la vieille social-démocratie, à ceux pour lesquels la carte de membre du parti est tout, alors que les êtres humains et l’intelligence ne sont rien. Mais l’histoire du monde ne se fait pas sans grandeur de la pensée, sans élévation morale, sans nobles gestes.

Liebknecht [8] et moi, en quittant les résidences hospitalières que nous avons récemment habitées – lui quittant ses camarades de prison dépouillés, moi mes chères pauvres voleuses et prostituées dont j’ai partagé le toit pendant 3 ans et demi – nous leur fîmes ce serment, tandis qu’ils nous suivaient de leurs yeux pleins de tristesse, que nous ne les oublierions pas !

Nous exigeons que le comité exécutif des conseils d’ouvriers et de soldats allège immédiatement le sort des prisonniers dans toutes les institutions pénales d’Allemagne !

Nous exigeons l’élimination de la peine de mort du code pénal allemand !

Des rivières de sang ont coulé en torrents pendant les quatre ans du génocide impérialiste. Aujourd’hui chaque goutte de ce précieux liquide devrait être conservée respectueusement dans du cristal. L’énergie révolutionnaire la plus constante alliée à l’humanité la plus bienveillante : cela seul est la vraie essence du socialisme. Un monde doit être renversé, mais chaque larme qui aurait pu être évitée est une accusation ; et l’homme qui, se hâtant vers une tâche importante, écrase par inadvertance même un pauvre ver de terre, commet un crime. "

Rosa Luxemburg

Notes :

[1] Ex-imprimeur, l’un des principaux leaders de la droite du S.P.D., membre du Comité Directeur en 1912. Député au Reichstag de 1903 à 1918 et de 1920 à 1933. Il fut pendant la guerre l’un des dirigeants socialistes majoritaires en vue. Sous-secrétaire d’État dans le cabinet de Max de Bade, il devint en 1919, le premier chancelier de la république allemande, et contribua à ce titre à la répression de la révolution allemande. Il refusa ensuite de signer le traité de Versailles et cessa toute activité dans le parti. Scheidemann émigra en 1933.

[2] Rosa Luxemburg n’avait elle même été libérée par la révolution que le 8 novembre 1918.

[3] Les Hohenzollern était la dynastie régnant sur l’empire allemand. Il s’agit en l’occurrence de Guillaume II, le kaiser qui venait d’être chassé par la révolution.

[4] La peine de mort ne fût en fait abolie en Allemagne que bien plus tard : en 1949 pour la RFA, en 1987 pour la RDA.

[5] Député socialiste de gauche allemand opposé à la guerre. Avec, H. Haase, il fonde le parti social-démocrate indépendant (U.S.P.D.) et sera à la tête de l’insurrection ouvrière de Berlin (janvier 1919). Ultérieurement, il rejoint le S.A.P. et émigre en 1933.

[6] Socialiste allemand. D’abord légionnaire en France puis journaliste au Vorwärts (1911). Opposé à la politique de la direction du S.P.D. dès 1914, fonde et dirige le parti socialiste indépendant U.S.P.D. Joue un rôle important lors de la révolution allemande de 1919 et dirige dès lors la gauche de l’U.S.P.D. Présent au 3° congrès de l’Internationale Communiste et artisan du ralliement de la majorité de l’U.S.P.D. au communisme, mais, proche de P. Levi, il quitte rapidement le P.C. allemand.

[4] Cesare Beccaria (1738-1794), philosophe italien.

[5] François-Auguste Mignet (1796-1884), auteur d’une Histoire de la révolution française.

[8] Fils de W. Liebknecht, fondateur du SPD et compagnon de Marx-Engels. Membre du parti avant 1914, emprisonné pour ses écrits contre le militarisme (1907), député en 1912. Dirigeant de la gauche du SPD avec R. Luxemburg. En août 1914, il est opposé au vote des crédits de guerre mais s’incline au nom de la discipline de parti. Convaincu de son erreur, il devient le symbole de la lutte contre la guerre et participe en 1915 à la fondation de la ligue Spartakiste, qui se transformera en KPD (1918). Réincarcéré durant la guerre pour son activité; libéré à l’aube de la proclamation de la république (1° novembre 1918). Dirigeant de la révolution allemande de 1918/19. Assassiné après son arrestation, suite à l’échec de la tentative d’insurrection de janvier 1919.

Rosa Luxemburg contre la peine de mort

 

 

Die Rote Fahne - Organe central de la Ligue Spartakus.

Die Rote Fahne - Organe central de la Ligue Spartakus.

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