Thomas Huchon : « Les conspirationnistes sont nos voisins de palier »
Entretien inédit pour le site Ballast.
Journaliste et auteur de l’ouvrage Allende, c’est une idée qu’on assassine, Thomas Huchon a passé plus de dix ans de sa vie à travailler sur un vrai complot : celui de la CIA contre le gouvernement chilien socialiste de Salvador Allende. Sur le terrain, il a recueilli des témoignages et s’est informé sans passer par la case de l’hypothèse, comme doit le faire tout journaliste d’investigation. Fort de son expérience sur ce sujet, Huchon chasse aujourd’hui les faux complots à travers le nouveau média Spicee, fondé par Antoine Robin et Jean-Bernard Schmidt en juin 2015. Le projet ConspiHunter (chasseur de théories conspirationnistes) n’est pas apparu en un claquement de doigts. Au fil de son parcours, un constat s’est imposé : la montée en puissance du conspirationnisme est tributaire de l’ascension de l’extrême-droite en Europe depuis les années 2000. Le journaliste nous a confié les éléments qui l’ont mené, avec Spicee, à la production de ConspiHunter et de son premier documentaire Comment nous avons piégé les complotistes.
Traquer les théories conspirationnistes : pourquoi se dire ça, un jour ?
La prise de conscience du phénomène « conspi » vient d’abord de la montée des droites populistes et extrêmes en Europe dans les années 2000 : je pense, par exemple, au parti politique grec Aube Dorée, mais aussi à CasaPound en Italie, à la Hongrie, à l’Autriche et surtout... à la France ! Quand j’étais correspondant au Chili, j’ai couvert la mort de Pinochet et le début de la révolution des Pingouins, mouvement étudiant qui a beaucoup secoué l’actualité politique chilienne. J’ai écrit la première biographie en français de Salvador Allende : j’ai beaucoup travaillé sur le vrai complot de la CIA contre le gouvernement socialiste d'Allende. J’estime donc — à tort peut-être — avoir une petite légitimité à dénoncer aujourd'hui les faux complots puisque j’ai passé dix ans de ma vie à en dénoncer un vrai. Complot sur lequel j’avais des éléments de preuves et sur lequel j’ai pu travailler à de la production de connaissances ; ce qui n’est absolument pas le cas du faux complot. Aujourd’hui, je m’intéresse aux faux complots dans la vraie vie, mais aussi et surtout sur Internet. Je considère qu’il y a des liens sémantiques et culturels qui reviennent et que tout est porté par une espèce de nébuleuse sur Internet qui est difficile à mesurer, difficile à comprendre et qui va parfois parler de choses contradictoires. Une chose est sûre : ces théories se rejoignent toutes sur l’idée qu’une toute petite minorité de gens gouverne notre monde, se taille la part du lion et nous empêche d’être la pleine expression de nous-mêmes. Je décide alors de concilier tout ce que je sais sur le sujet en y ajoutant les théories sur le négationnisme. À partir de là, je vais rencontrer Rudy Reichstadt et on va commencer à travailler ensemble ; au même moment, Spicee va être créé.
Ces théories se rejoignent toutes sur l’idée qu’une toute petite minorité de gens gouverne notre monde, se taille la part du lion et nous empêche d’être la pleine expression de nous-mêmes.
Il se trouve qu’Antoine Robin était le producteur de mon premier documentaire sur Allende (Allende, c’est une idée qu’on assassine). Je suis tout de suite emballé par la ligne éditoriale de Spicee : l’international, le reportage, l’Amérique du Sud, le cuivre, le lithium... Il y a surtout un sujet qui conviendrait à Spicee : les théories du complot. On doit être à peu près au mois de novembre 2014 et ils sont déjà intéressés par le sujet. Les attentats de janvier 2015 sont arrivés et leurs timelines Facebook et Twitter ont explosé de théories du complot. Ils m’ont appelé et se sont dit : c’est maintenant. L’idée précise de faire une fausse vidéo de théorie du complot, c’est Antoine Robin qui l’a eue ; c’est important de lui rendre ce qui est à lui. À partir de là s’engage une mécanique assez classique dans l’élaboration d’un documentaire d’investigation : on se réunit avec le rédacteur en chef, un journaliste, le monteur, un spécialiste. On va commencer à réfléchir sur le sujet : quel faux complot allons-nous monter ? On s’est dit : « On va chercher sur Internet et on va trouver. » Tout en construisant ce film à plusieurs, je me suis infiltré dans la « complosphère ». J’ai créé une fausse identité sur les réseaux : Lionel Perrotin, un personnage fictif. Au lieu de s’infiltrer, Lionel s’est fait recruter par des conspirationnistes : il est devenu un acteur de plus dans la sphère complotiste sur Internet. À terme, il allait être un producteur de théories conspirationnistes. C'est lui qui allait diffuser notre vidéo sur le faux complot.
C’est donc la période post-Charlie Hebdo qui vous a motivé à diffuser votre travail ?
Évidemment, le climat de l’année 2015 a été un moteur de plus. Mais la vraie motivation vient du fait qu’on cohabite sur Internet avec ces gens-là : les conspirationnistes sont nos voisins de palier. Il fallait s’y intéresser et ils méritaient bien ça.
Vous vous faites appeler « ConspiHunter » (chasseur de théories conspirationnistes). Pourtant, on a l’impression que vous prémunissez les gens contre ça, comme une alerte. Ne seriez-vous pas plutôt un vaccin contre le conspirationnisme ?
Il est normal et légitime de se poser des questions : il faut s’intéresser au monde, à son ordonnancement, à la manière dont il fonctionne.
C’est vrai qu’on aurait pu utiliser cette sémantique pour le vrai film et le faux film [la fausse vidéo complotiste porte, entre autres, sur un vaccin contre le sida qui aurait été inventé par les Cubains, ndlr]. C’est un peu cette idée. ConspiHunter, c’est le résultat d’une démarche en deux temps : d’abord, légitimer le travail produit par un nouveau média qui dirait : « Voilà qui est Spicee, ce qu’on a fait et la légitimité qu’on a, en vertu de nos expériences sur le sujet ». On a travaillé énormément afin de prouver la désinformation dont usent les conspirationnistes. Ensuite, l’idée, c’est de créer une série qui va déconstruire les théories du complot, ce qu’on est en train de faire au sein de la production actuellement. Il était nécessaire de commencer à gagner en légitimité avant de montrer au public qu’il existe un danger à s’informer uniquement sur Internet. C’est seulement après ce travail-là qu’on a pu constituer un élément de réponse.
Mais êtes-vous d’accord pour admettre que nous sommes en droit, en tant que citoyens libres de penser et de nous exprimer, de douter de certaines pratiques des gouvernements qui s’avèrent être pour le moins douteuses, justement ?
Chez Spicee, on considère qu’il est normal et légitime de se poser des questions : il faut s’intéresser au monde, à son ordonnancement, à la manière dont il fonctionne. Il faut juste faire attention à la personne qui fournit une réponse à nos interrogations. Or, il se trouve qu’aujourd’hui, quand on pose la question : « Y a-t-il eu un complot Charlie Hebdo ? », ceux qui répondent sont ceux qui répliquent par l’affirmative. C’est aussi vrai dans la théorie des chemtrails, par exemple. Si tu écris: « Qu’est-ce que sont les chemtrails ? » sur Google, il n’y aura pas un article qui dira que c’est une lubie des conspirationnistes, il n’y aura que des mecs qui diront : « Attention danger ! » L’idée, c’est de montrer que la question est légitime mais que l’individu qui répond n’est pas toujours au niveau de production de connaissances de ceux qui dénoncent. Exemple : la Shoah. Prenons les vidéos de Dieudonné : il a beaucoup de talent comme humoriste et c’est un homme brillant, rien à dire là-dessus. Par contre, il n’a pas passé le temps qu’a passé un historien à vérifier ses infos afin d’en produire de la connaissance. Donc, la valeur de sa parole comme source d’information sur la problématique historique de la Shoah n’est pas la même que celle d’un historien qui, non seulement a travaillé sur ces questions, mais, en plus, est transparent sur sa manière de les traiter. En l’occurrence, nous avons décidé de constituer un élément de réponse : venir nourrir la machine et les tuyaux d’Internet avec des réponses à ces questions.
Suite à la première production de ConspiHunter, vous avez décidé de continuer à traquer les théories conspirationnistes…
Exactement. Après ce reportage, nous avons produit deux vidéos post-Charlie Hebdo sur la couleur des rétroviseurs de la voiture qui a valu de nombreuses théories plus absurdes les unes que les autres. La couleur changeait sur la voiture des terroristes, pourquoi ? Ceux qui répondaient à cette question auparavant disaient : « C’est parce qu’il y a deux voitures différentes, c’est donc un complot ». De notre côté, nous avons été chez un concessionnaire Citroën pour filmer des bagnoles. Et bien… ça fonctionne même en marche arrière. Permettre à ceux qui s’interrogent de trouver d’autres réponses que celles qui les orientent actuellement, c’est l’objectif que s’est donné Spicee, avec ConspiHunter.
Vous avez déjà projeté votre documentaire dans les écoles, vous avez interagi avec des élèves dans le cadre de la journée « Agir face aux théories du complot » : cela veut-il dire que les jeunes sont les plus touchés ?
Effectivement, les jeunes sont majoritairement touchés par tout ça. Pas parce qu’ils sont bêtes ou mal formés, mais parce que leur pratique de consommation de l’information passe essentiellement, si ce n’est exclusivement, par Internet.
Et par certains professeurs ?
Fatalement, il y a des profs qui tiennent des propos à tendance conspirationniste, mais ça représente une minorité. Les enseignants sont aujourd’hui confrontés à un nouveau problème : on les a formés à transmettre un savoir et aujourd’hui, ils doivent convaincre et faire autorité. Or ils ne savent pas le faire, car on ne leur a jamais appris. Leur posture d’autorité est donc complètement remise en question. Le travail qu’on fait dans les collèges et les lycées ne me fait pas ressentir la présence d’enseignants conspirationnistes. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, la défiance face aux médias traditionnels est énorme : les dernières enquêtes du CEVIPOF font état de 70 % des Français qui fuient les médias. Qu’on s’entende bien : « médias » ne signifie pas Spicee ou Ballast, mais malgré tout, ça veut dire « journaliste », les « journalopes » et les « merdias », comme on dit chez les conspirationnistes. Du coup, ça nous met tous dans le même panier... Pour en revenir aux enseignants : ils sont paumés, et il faut les aider. C’est pour ça qu’on construit nos vidéos de manière pédagogique. On mise beaucoup sur les jeunes parce que c’est l’avenir, mais en réalité, il y a plein de personnes beaucoup plus âgées qui partagent des théories conspirationnistes : j’en connais et j’en ai croisées plein.
Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas une question sociale. Beaucoup de gens sont persuadés que c’est une question de classes populaires et de descendants d’immigrés. Je ne dis pas que ce n’est absolument pas le cas. En revanche, il ne faut pas dire que les descendants d’immigrés ou les classes populaires sont plus facilement manipulables et complotistes que d’autres, c’est totalement faux. Il ne faut pas séparer les classes sociales pour comprendre où se situent les théories du complot. Je pense que la mauvaise interprétation vient du fait que l’on ne veut pas admettre que ce sont les moins de 25 ans qui sont les victimes de tout cela, et pas forcément les moins de 25 ans qui portent leur casquette à l’envers. Penser de cette façon-là, c’est faire une grave erreur, y compris pour lutter contre : il faut faire attention à ne pas prendre un mauvais postulat de départ.
Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui disent que vous êtes un vendu, un « fils de », tout aussi menteur et manipulateur que les autres ?
Premièrement, je leur dirai que Spicee est un média indépendant : nous ne sommes financés ni par un gouvernement, ni par un grand média, ni par les banques, ni par un capitaine d’industrie. Si on trouvait que les médias en général sont exempts de tout reproche, on travaillerait pour eux et on n’aurait pas fondé le nôtre. Si on a créé Spicee, c’est parce qu’on a pensé qu’il y avait quelque chose d’autre à montrer et qu’on n’avait pas forcément cet espace-là dans les médias traditionnels. Deuxièmement, il faut savoir que Spicee ne paie pas bien. C’est la raison pour laquelle nous sommes forcés de prendre l’argent du Mossad, de la CIA et des Illuminati ! Tu sais combien ça coûte, un litre de sang d’enfant palestinien pour le petit-déj’ ?! Au moins 300 balles ! Donc si un tiers de mon salaire part dans mon petit déjeuner, je n’ai plus d’autres choix, tu comprends ? Bref, l’humour est très utile aussi dans ce genre de situation.
Ce ne sont pas les têtes d’affiche du complotisme qui sont dangereuses.
De manière plus sérieuse, tout est transparent : si quelqu’un souhaite savoir comment Spicee est financé, il existe de nombreux articles sur la question. Alors, oui, je suis journaliste et j’ai été formé au Centre de formation des journalistes (CFJ), qui est aussi un représentant de nos institutions et d’une certaine forme d’oligarchie de notre métier, mais… si j’avais voulu faire autre chose, avoir une vie simple avec de la thune plein les poches, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait. J’ai été pigiste pour Rue89, j’ai écrit un bouquin tout seul dans mon coin pendant dix ans sur Allende… Je suis payé au SMIC depuis un an pour essayer de faire reculer les conspirationnistes qui, eux, passent leur temps à dire que je suis un fils du système blindé de thune. Tout ça, c’est de la connerie et je pense que notre manière de réagir, ça a été de dire implicitement : « Nice to fuck you. » D’un autre côté, je comprends certaines critiques : nous sommes des journalistes et nous avons menti en inventant une fausse information et ça, ça pourra toujours nous être reproché. Une fois que la vidéo a été mise en ligne, il a fallu surveiller en permanence les réactions sur Internet afin que rien ne nous échappe. L’idée n’est pas de devenir des salopards. Notre objectif n’était pas de coincer Soral, par exemple — ce qu’on nous a reproché en nous mettant au défi de le faire. Ce qu’on a voulu montrer, c’est que ce ne sont pas les têtes d’affiche du complotisme qui sont dangereuses. Un mec qui n’existe pas, qui diffuse une fausse histoire en trois semaines sur Internet, peut devenir un prescripteur de contenu. Il peut être cru, relayé et repris sur des sites qui ont pignon sur rue avec des millions de visiteurs par mois. Ça, c’est dangereux.
Honnêtement, ce n’était pourtant pas compliqué d’envoyer un e-mail à Lionel Perrotin pour demander s’il existait ou pas, c’était cinq minutes de boulot ! Alors oui, des gens m’ont contacté, mais c’était pour me dire : « J’ai les mêmes infos que toi. » Deux personnes ont effectivement remis en cause l’histoire en commentaire de la vidéo. Quelqu’un d’autre a dit que la vidéo était fausse parce que « le sida n’existe pas ». D’ailleurs, au moment où ce mec dit ça, Kelly Betesh, candidate au Front national, dit la même chose : coïncidence ? Je ne crois pas.
Selon vous, où s’arrête le doute raisonnable pour basculer vers le conspirationnisme ? Pour répondre à ça, il y a un philosophe plus intelligent que nous qui en a parlé il y a plus de trois siècles : René Descartes. Quand il s’enferme dans son poêle pour remettre en cause les choses et étudier le doute dont on se revendique en permanence, il ne remet pas en cause le monde, mais sa propre vision du monde. Quand sa vision du monde ne correspond pas à la réalité, il ne remet pas en cause la réalité : il remet en cause sa vision de la réalité. Je pense que c’est ça, la clé de la limite du doute raisonnable : quand la réalité ne correspond pas à notre vision, plutôt que de dire que la réalité est mal racontée ou mal dépeinte, il faut se demander : « est-ce que moi je n’en ai pas un prisme différent ? »
Je vais prendre un exemple tout bête : l’affaire Ahmed Merabet, le policier assassiné devant les locaux de Charlie Hebdo lors des attentats. Nous n’avons jamais vu quelqu’un se prendre une balle, sauf peut-être dans le cinéma de Tarantino. Donc on est sûr, dans notre imaginaire, qu’une balle provoque forcément et immédiatement une coulée de sang. Conclusion : s’il n’y en a pas, alors quelque chose ne tourne pas rond. Or, il se trouve que dans la réalité, le processus peut être plus long. Du coup, notre vision du monde, qui ne colle pas à la réalité, ne sera pas remise en cause. Personne ne va dire : « Attends, je ne sais pas ce que c’est qu’une blessure par balle, réfléchissons une minute. » Par contre, tout le monde va dire : « C’est un mytho. » Dernier exemple : si demain le loto sort les chiffres « 1, 2, 3, 4, 5, 6 », tu te poseras des questions et tu n’y croiras pas. Sauf que cette probabilité-là, c’est exactement la même que toutes les autres combinaisons de chiffres. Pourtant, notre vision des choses nous empêche d’y croire. Je pense que la question du doute raisonnable provient avant tout de l’expérience, ce n’est pas qu’un peigne pour les chauves et ça doit nous servir à nous interroger : on s’est tous fait avoir un jour où l’autre, que ce soit toi, moi, les collègues, les sociologues, les politiques, les philosophes… Qu’est-ce qui nous dit que demain ça ne nous arrivera pas à nouveau ? L’expérience, parce qu’on apprendra de nos erreurs. Ça ne veut pas dire que ça réglera tout, évidemment. Ça veut dire que potentiellement, on aura une arme de plus pour se prémunir contre tout ça.
- SOURCE : BALLAST - 11 avril 2016
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