★ Henry David THOREAU – La désobéissance civile

Publié le par Socialisme libertaire


Henry David THOREAU La désobéissance civile (extraits)  
 

Né à Concord, dans le Massachusetts, aux États-Unis, Henry David Thoreau suit à partir de 1833 les cours à l’Université Harvard. En 1835, après ses études, exerce le métier d’instituteur à Canton puis de professeur à Concord avant de démissionner pour protester contre les châtiments corporels.

Henry David Thoreau fait la connaissance de Ralph Waldo Emerson qui devient son ami, l’initie au transcendantalisme et l’encourage à écrire. Après avoir vécu trois ans chez William Emerson, frère de Waldo, à Staten Island, comme tuteur des enfants, Thoreau revient à Concord en 1844 et travaille à la fabrique de crayons de son père. Avec ses amis, il fabrique une cabane en bois sur les rives de l’étang de Walden, à moins de trois kilomètres de sa maison natale. Il va y vivre pendant deux ans en menant une expérience de grande simplicité de vie décrite dans « Walden ou la Vie dans les bois », ouvrage qui ne sera publié qu’en 1854.

Thoreau participe activement à la lutte contre les lois esclavagistes. Refusant de payer des impôts pour financer la guerre contre le Mexique, il est arrêté et emprisonné une nuit. De cette expérience il tirera son œuvre la plus célèbre, publiée en 1849, « Désobéissance civile », qui inspirera notamment Mahatma Gandhi, Léon Tolstoï et Martin Luther King. Il meurt de la tuberculose à l’âge de 44 ans.

Non conformiste, aspirant à une vie transcendantale dans la nature avec laquelle l’homme accorde sa conscience, Henry David Thoreau s’est bâti une éthique basée sur la pauvreté volontaire. Son œuvre a connu un regain de popularité à partir de mai 1968 et a influencé les mouvements environnementalistes ainsi que la contre-culture.

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La désobéissance civile

"De grand cœur, j’accepte la devise : «Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins» et j’aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également: «que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout» et lorsque les hommes y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu’ils auront. Tout gouvernement n’est au mieux qu’une «utilité» mais la plupart des gouvernements, d’habitude, et tous les gouvernements, parfois, ne se montrent guère utiles. Les nombreuses objections — et elles sont de taille — qu’on avance contre une armée permanente méritent de prévaloir; on peut aussi finalement les alléguer contre un gouvernement permanent. L’armée permanente n’est que l’arme d’un gouvernement permanent. Le gouvernement lui-même — simple intermédiaire choisi par les gens pour exécuter leur volonté —, est également susceptible d’être abusé et perverti avant que les gens puissent agir par lui. Témoin en ce moment la guerre du Mexique, œuvre d’un groupe relativement restreint d’individus qui se servent du gouvernement permanent comme d’un outil ; car au départ, jamais les gens n’auraient consenti à cette entreprise.

Le gouvernement américain — qu’est-ce donc sinon une tradition, toute récente, qui tente de se transmettre intacte à la postérité, mais perd à chaque instant de son intégrité ? Il n’a ni vitalité ni l’énergie d’un seul homme en vie, car un seul homme peut le plier à sa volonté. […] Les gouvernements nous montrent avec quel succès on peut imposer aux hommes, et mieux, comme ceux-ci peuvent s’en imposer à eux-mêmes, pour leur propre avantage.

[…] Après tout, la raison pratique pour laquelle, le pouvoir une fois aux mains du peuple, on permet à une majorité de régner continûment sur une longue période ne tient pas tant aux chances qu’elle a d’être dans le vrai, ni à l’apparence de justice offerte à la minorité, qu’à la prééminence de sa force physique. Or un gouvernement, où la majorité règne dans tous les cas, ne peut être fondé sur la justice, même telle que les hommes l’entendent. Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience ? Où les majorités ne trancheraient que des questions justiciables de la règle d’opportunité ? Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur? A quoi bon la conscience individuelle alors ?

Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire bien. On a dit assez justement qu’un groupement d’hommes n’a pas de conscience, mais un groupement d’hommes consciencieux devient un groupement doué de conscience. La loi n’a jamais rendu les hommes un brin plus justes, et par l’effet du respect qu’ils lui témoignent les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l’injustice. Le résultat courant et naturel d’un respect indu pour la loi, c’est qu’on peut voir une file de militaires, colonel, capitaine, caporal et simples soldats, enfants de troupe et toute la clique, marchant au combat par monts et par vaux dans un ordre admirable contre leur gré, que dis-je ? Contre leur bon sens et contre leur conscience, ce qui rend cette marche fort âpre en vérité et éprouvante pour le cœur. Ils n’en doutent pas le moins du monde : c’est une vilaine affaire que celle où ils sont engagés. Ils ont tous des dispositions pacifiques. Or, que sont-ils ? Des hommes vraiment ?, ou bien des petits fortins, des magasins ambulants au service d’un personnage sans scrupules qui détient le pouvoir ?

★ Henry David THOREAU – La désobéissance civile

[…] La masse des hommes sert ainsi l’État, non point en humains, mais en machines avec leur corps. C’est eux l’armée permanente, et la milice, les geôliers, les gendarmes, la force publique, etc… La plupart du temps sans exercer du tout leur libre jugement ou leur sens moral ; au contraire, ils se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres et on doit pouvoir fabriquer de ces automates qui rendront le même service. Ceux-là ne commandent pas plus le respect qu’un bonhomme de paille ou une motte de terre. […]Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens. D’autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des ministres et des fonctionnaires, servent surtout l’État avec leur intellect et, comme ils font rarement de distinctions morales, il arrive que sans le vouloir, ils servent le Démon aussi bien que Dieu.

[…] Nous sommes accoutumés de dire que la masse des hommes n’est pas prête; mais le progrès est lent, parce que l’élite n’est, matériellement, ni plus avisée ni meilleure que la masse. Il y a des milliers de gens qui par principe s’opposent à l’esclavage et à la guerre mais qui en pratique ne font rien pour y mettre un terme; qui se proclamant héritiers de Washington ou de Franklin, restent plantés les mains dans les poches à dire qu’ils ne savent que faire et ne font rien; qui même subordonnent la question de la liberté à celle du libre-échange et lisent, après dîner, les nouvelles de la guerre du Mexique avec la même placidité que les cours de la Bourse et peut-être, s’endorment sur les deux. Quel est le cours d’un honnête homme et d’un patriote aujourd’hui ? On tergiverse, on déplore et quelquefois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif. On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer. Tout au plus, offre-t-on un vote bon marché, un maigre encouragement, un «Dieu vous assiste» à la justice quand elle passe. Il y a 999 défenseurs de la vertu pour un seul homme vertueux.

[…] Tout vote est une sorte de jeu, comme les échecs ou le trictrac, avec en plus une légère nuance morale où le bien et le mal sont l’enjeu ; les problèmes moraux et les paris, naturellement l’accompagnent. Le caractère des votants est hors-jeu. Je donne mon vote, c’est possible, à ce que j’estime juste ; mais il ne m’est pas d’une importance vitale que ce juste l’emporte. Je veux bien l’abandonner à la majorité. Son urgence s’impose toujours en raison de son opportunité. Même voter pour ce qui est juste, ce n’est rien faire pour la justice. Cela revient à exprimer mollement votre désir qu’elle l’emporte. Un sage n’abandonne pas la justice aux caprices du hasard; il ne souhaite pas non plus qu’elle l’emporte par le pouvoir d’une majorité. Il y a bien peu de vertu dans l’action des masses humaines. Lorsqu’à la longue la majorité votera pour l’abolition de l’esclavage, ce sera soit par indifférence à l’égard de l’esclavage, soit pour la raison qu’il ne restera plus d’esclavage à abolir par le vote. Ce seront eux, alors, les véritables esclaves.

[…] Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins — ou les transgresserons-nous tout de suite? En général, les hommes, sous un gouvernement comme le nôtre, croient de leur devoir d’attendre que la majorité se soit rendue à leurs raisons. Ils croient que s’ils résistaient, le remède serait pire que le mal ; mais si le remède se révèle pire que le mal, c’est bien la faute du gouvernement. C’est lui le responsable. Pourquoi n’est-il pas plus disposé à prévoir et à accomplir des réformes ? Pourquoi n’a-t-il pas d’égards pour sa minorité éclairée ? Pourquoi pousse-t-il les hauts cris et se défend-il avant qu’on le touche ? Pourquoi n’encourage-t-il pas les citoyens à rester en alerte pour lui signaler ses erreurs et améliorer ses propres décisions ? Pourquoi crucifie-t-il toujours le Christ — pourquoi excommunie-t-il COPERNIC et LUTHER et dénonce-t-il WASHINGTON et FRANKLIN comme rebelles ?

★ Henry David THOREAU – La désobéissance civile

[…] Si l’injustice est indissociable du frottement nécessaire à la machine gouvernementale, l’affaire est entendue. Il s’atténuera bien à l’usage — la machine finira par s’user, n’en doutons pas. Si l’injustice a un ressort, une poulie, une corde ou une manivelle qui lui est spécialement dévolue, il est peut-être grand temps de se demander si le remède n’est pas pire que le mal ; mais si, de par sa nature, cette machine veut faire de nous l’instrument de l’injustice envers notre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine.

[…] Ainsi l’État n’affronte jamais délibérément le sens intellectuel et moral d’un homme, mais uniquement son être physique, ses sens. Il ne dispose contre nous ni d’un esprit ni d’une dignité supérieurs, mais de la seule supériorité physique. Je ne suis pas né pour qu’on me force. Je veux respirer à ma guise. Voyons qui l’emportera. Quelle force dans la multitude ? Seuls peuvent me forcer ceux qui obéissent à une loi supérieure à la mienne. Ceux-là me forcent à leur ressembler. Je n’ai pas entendu dire que des hommes aient été forcés de vivre comme ceci ou comme cela par des masses humaines — que signifierait ce genre de vie ? Lorsque je rencontre un gouvernement qui me dit: «La bourse ou la vie», pourquoi me hâterais-je de lui donner ma bourse? Il est peut-être dans une passe difficile, aux abois; qu’y puis-je ? Il n’a qu’à s’aider lui-même, comme moi. Pas la peine de pleurnicher. Je ne suis pas responsable du bon fonctionnement de la machine sociale. Je ne suis pas le fils de l’ingénieur. Je m’aperçois que si un gland et une châtaigne tombent côte à côte, l’un ne reste pas inerte pour céder la place à l’autre ; tous deux obéissent à leurs propres lois, germent, croissent et prospèrent de leur mieux, jusqu’au jour où l’un, peut-être, étendra son ombre sur l’autre et l’étouffera. Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle dépérit ; un homme de même.

[…] Ceux qui ne connaissent pas de sources de vérité plus pures, pour n’avoir pas remonté plus haut son cours, défendent — et ils ont raison — la Bible et la Constitution ; ils y boivent avec vénération et humilité; mais ceux qui voient la Vérité ruisseler dans ce lac, cet étang, se ceignent les reins de nouveau et poursuivent leur pèlerinage vers la source originelle.

[…] La démocratie telle que nous la connaissons est-elle l’aboutissement ultime du gouvernement ? Ne peut-on franchir une nouvelle étape vers la reconnaissance et l’établissement des droits de l’homme ? Jamais il n’y aura d’État vraiment libre et éclairé, tant que l’État n’en viendra pas à reconnaître à l’individu un pouvoir supérieur et indépendant d’où découlerait tout le pouvoir et l’autorité d’un gouvernement prêt à traiter l’individu en conséquence. Je me plais à imaginer un État enfin, qui se permettrait d’être juste pour tous et de traiter l’individu avec respect, en voisin ; qui même ne trouverait pas incompatible avec son repos que quelques-uns choisissent de vivre en marge, sans se mêler des affaires du gouvernement ni se laisser étreindre par lui, du moment qu’ils rempliraient tous les devoirs envers les voisins et leurs semblables. Un État, qui porterait ce genre de fruit et accepterait qu’il tombât sitôt mûr, ouvrirait la voie à un État encore plus parfait, plus splendide, que j’ai imaginé certes, mais encore vu nulle part."

Henry David Thoreau
 

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