★ LA QUESTION DE L’ORGANISATION ANARCHISTE (2/2)

Publié le par Socialisme libertaire

★ LA QUESTION DE L’ORGANISATION ANARCHISTE (2/2)

Revenons à la définition de l’Encyclopédie Anarchiste de Sébastien Faure : «Étymologiquement, le mot « Anarchie» (qui devrait s'orthographier An-Archie) signifie : état d'un peuple et, plus exactement encore, d'un milieu social sans gouvernement. "Ce qui recoupe partiellement la définition du Littré en ne lui accolant pas la connotation négative de désordre mais en lui juxtaposant une autre conception sociale : "Comme idéal social et comme réalisation effective, l'Anarchie répond à un modus vivendi dans lequel, débarrassé de toute contrainte légale et collective ayant à son service la force publique, l'individu n'aura d'obligations que celles que lui imposera sa propre conscience. Il possèdera la faculté de se livrer aux inspirations réfléchies de son initiative personnelle ; il jouira du droit de tenter toutes les expériences que lui apparaîtront désirables ou fécondes ; il s'engagera librement dans les contrats de tous genres qui, toujours temporaires et révocables ou révisables, le lieront à ses semblables et, ne voulant faire subir à personne son autorité, il se refusera à subir l'autorité de qui que ce soit. » [1]

Il n’est nullement question de désordre mais bien d’une autre conception et d’autres valeurs pour fonder un autre ensemble social. Tout l’édifice social repose sur l’entendu suivant : "Les anarchistes … s'accordent pour penser que les hommes pourraient vivre ensemble, non seulement sans s'assujettir à aucun contrôle, mais encore sans autres liens que ceux qu'ils forment volontairement et qu'ils peuvent rompre à leur gré. L'accord des volontés, plutôt que la nécessité de vivre ensemble, serait la base de la société. On suppose que les volontés des hommes s'harmonisent dans la recherche de ce qui est utile à tout le monde, ce qui revient à dire, de ce qui est juste." [2]

« Tout cela est cependant moins simple qu'il ne le semble à première vue. Nous avons à faire aux hommes tels qu'ils sont dans la société actuelle, dans des conditions morales et matérielles très défavorables ; et nous nous tromperions en pensant que la propagande suffit à élever au niveau de développement intellectuel et moral nécessaire à la réalisation de notre idéal.

Entre l'homme et l'ambiance sociale, il y a une action réciproque. Les hommes font la société telle qu'elle est, et la société fait les hommes tels qu'ils sont, il en résulte une sorte de cercle vicieux : pour transformer la société il faut transformer les hommes, et pour transformer les hommes, il faut transformer la société. La misère abrutit l'homme et pour détruire la misère, il faut que les hommes aient la conscience et la volonté. L'esclavage apprend aux hommes à être serviles, et pour se libérer de l'esclavage, il faut des hommes aspirant à la liberté. L'ignorance fait que les hommes ne connaissent pas les causes de leurs maux et ne savent pas y remédier ; et pour détruire l'ignorance, il faudrait que les hommes aient le temps et les moyens de s'instruire.

Le gouvernement habitue les gens à subir la loi et à croire qu'elle est nécessaire à la société ; et pour abolir le gouvernement il faut que les hommes soient persuadés de son inutilité et de sa nocivité. » [3]

« Le fondement de la doctrine est donc la supposition d'une parfaite solidarité entre les hommes. Or, bien que la solidarité, comme sentiment et comme idée, existe et qu'elle soit destinée à se développer et à prendre un grand essor dans la société future au fur et à mesure qu'augmentera le bien-être, il y aura cependant toujours des hiatus dans la société future; l'intérêt individuel ne concordera jamais parfaitement avec l'intérêt collectif; l'intérêt d'un individu ne concordera jamais parfaitement avec celui de tout autre les groupes ne seront pas non plus tout à fait solidaires il y aura des individus et des groupements qui essaieront de se faire la part meilleure et surtout il sera nécessaire de s'entendre, de poser des règles, de contracter des obligations, de maintenir les engagements pris, de respecter et de faire respecter certains principes de justice. "[4]

Voilà posées clairement les limites qui traverseront implicitement la question organisationnelle jusqu’à ce jour. Cela vient se greffer sur les blocages implicites de la philosophie individualiste anarchiste. C’est une forme d’angélisme politique qui va permettre de ne pas se poser dans les bons termes la problématique organisationnelle et les rapports de pouvoirs au sein d’un groupe politique donné.

Il s’en suivra des ostracisassions successives en arguant de volontés autoritaires, de résurgences dominatrices socialistes voire, après la révolution russe d’emprunts marxistes.

Il est étonnant de constater que dès 1907, en Russie, la question organisationnelle allait se poser dans des termes similaires qu’ils seront émis dans la plate-forme dite d’Archinov et émanant du groupe Dielo Trouda.

Si le texte de la plate-forme reconnaît que c'est « pendant la révolution russe de 1917 que la nécessité d'une organisation générale se fit sentir le plus nettement et le plus impérieusement. » ; il n’en est pas moins inexact de faire remonter à 1917, une volonté de fixer une base théorique, comme le suggère Voline dans l’article « synthèse » de l’encyclopédie anarchiste en date de 1934 : « Ce fut surtout en Russie, lors de la révolution de 1917, que la nécessité d'une telle unification, d'une telle « synthèse », se fit sentir. »

Alexandre Skirda cite un texte intitulé « du programme de l’anarchosyndicalisme de Novomirsky où il est clairement notifié l’idée de parti anarchiste, conçu en tant qu’ organisation anarchiste comme une « union libre d’individus luttant pour un but commun. ». Suivant le cadre général, des grands principes constitutifs fixent des points essentiels :

  • « il est indispensable d’élaborer un programme et une tactique clairs et sur la base des principes généraux de ces programmes et tactiques d’unir tous les éléments sains de l’anarchisme russe dans une fédération unique : le parti ouvrier anarchiste. »
  • « Il est indispensable de se différencier organisationnellement et théorique de tous les éléments douteux qui propagent et pratiquent la théorie du vol, comme « moyen de lutte pour l’anarchisme »
  • « Il nous est nécessaire de placer comme objectif central de notre travail, la participation au mouvement syndicaliste révolutionnaire. » [5]

Il est bon de se reporter à la Plate-forme d'organisation des communistes libertaires, datée de juin 1926 pour cerner la problématique organisationnelle posée.

Si les auteur(e)s portèrent un terrible état des lieux du mouvement anarchiste en terme de "désorganisation générale chronique", les rédacteurs de la plateforme, considérèrent que cette désorganisation avait « sa source dans quelques défectuosités d'ordre théorique: notamment dans une fausse interprétation du principe d'individualité dans l'anarchisme; ce principe étant trop souvent confondu avec l'absence de toute responsabilité. Les amateurs de l'affirmation de leur "Moi", uniquement en vue d'une jouissance personnelle, s'en tiennent obstinément à l'état chaotique du mouvement anarchiste et se réfèrent, pour le défendre, aux principes immuables de l'anarchisme et de ses maîtres. » [6]

Il est à noter qu’ils ne furent pas seuls à émettre cet avis.

Les auteur(e)s recentrèrent le débat autour de l'anarchisme, pensé non comme une « belle fantaisie, ni une idée abstraite de philosophie » mais comme « le mouvement social des masses laborieuses. » ils en déduisirent la nécessité de « rallier ses forces en une organisation générale constamment agissante, comme l'exigent la réalité et la stratégie de la lutte des classes. »

Ils s’apparentèrent à la filiation de l’anarchisme révolutionnaire, citant Kropotkine et Bakounine.

"Nous sommes persuadés, que la formation d'un parti anarchiste en Russie, loin d'être préjudiciable à l'œuvre révolutionnaire est au contraire souhaitable et utile au plus haut degré" (Kropotkine, préface à la "Commune de Paris" par Bakounine éditions de 1892),

Les remarques de Gaetano Manfredonia (Itinéraire - n°13 1995 LE DÉBAT PLATE-FORME OU SYNTHÈSE... ) sont intéressantes à noter quant au débat synthèse ou plateforme qui allait se développer: « En tout premier lieu, il convient de signaler que les positions en présence ne sont pas aussi opposées que les uns ou les autres voudraient bien le faire croire. Les partisans de la plate-forme accusèrent d’ailleurs les signataires de cette brochure de «reproduire» et, en définitive, de «s’approprier» quelques-uns de leurs arguments. Voline et le groupe Dielo Trouda partagent indiscutablement un certain nombre de prémisses dont la principale était celle de vouloir remédier à la situation d’impuissance du mouvement. En s’interrogeant à son tour sur les causes qui avaient empêché l’idée anarchiste de se «frayer un chemin dans la Révolution russe de 1917» Voline, par exemple, dès août 1925, indiquait très clairement l’existence au sein de l’anarchisme de défauts et de faiblesses théoriques et pratiques dus essentiellement à une certaine confusion dans l’exposé des doctrines libertaires sur trois points capitaux: la lutte de classes, l’élément humanitaire en général, le principe individuel.

Il est à souligner que ces trois points sont à la base même des constats établis dans la plateforme.

«Le manque de clarté dans [ces problèmes], écrivait-il [Voline], est l’une des causes de certaines déviations et fausses tendances au sein de l’anarchisme: vers un révolutionnarisme romantique d’une part, un libéralisme nébuleux de l’autre». Défauts et faiblesses auxquels il fallait remédier si l’on voulait «arriver à une conception nette de l’anarchisme révolutionnaire pouvant devenir un facteur actif puissant dans la vie et les luttes sociales», sinon «la clarté, la netteté fausses (sic) trompeuses du communisme autoritaire continueront alors d’hypnotiser, d’entraîner les masses».

Partant d’un constat très proche, Voline reconnaissaient «la nécessité d’une certaine homogénéité idéologique et tactique de l’organisation» et admettait «tout le mal causé par l’état chaotique du mouvement libertaire, et que « la création d’une organisation anarchiste bien unie, œuvrant dans une grande concorde, [était] l’une des tâches les plus urgentes». [7]

La Plate-forme ne dira, au fond, pas autre chose, comme le souligne Gaetano Manfredonia. Les uns comme les autres ont la même vision «unitaire» de l’action du mouvement libertaire.

La méthodologie diffère pour des raisons philosophiques profondes: les uns misant sur un corpus théorique et pratique pensé et admis, les autres optant pour un cheminement plus long selon une tradition évolutionniste et la recherche d’une harmonie.

L’idée axiale de la plate-forme est d’établir « dans l'anarchisme une ligne générale tactique et politique, qui servirait de guide à tout le mouvement… de prendre résolument le chemin du but clairement conçu, et de mener une pratique collective organisée.»

L’idée axiale de la synthèse se décline comme « une tendance qui se fait actuellement jour au sein du mouvement libertaire, cherchant à réconcilier et ensuite à synthétiser les différents courants d’idée qui divisent ce mouvement en plusieurs fractions plus ou moins hostiles les unes aux autres. Il s’agit, au fond, d’unifier, dans une certaine mesure, la théorie et aussi le mouvement anarchistes en un ensemble harmonieux, ordonné, fini. Je dis : dans une certaine mesure car, naturellement, la conception anarchiste ne pourrait, ne devrait jamais devenir rigide, immuable, stagnante. Elle doit rester souple, vivante, riche d’idées et de tendances variées. Mais souplesse ne doit pas signifier confusion. Et, d’autre part, entre immobilité et flottement, il existe un état intermédiaire. » (Voline)

Prendre en considération « les éléments de la pensée anarchiste (communisme, individualisme, syndicalisme) » et « penser à reconstituer, avec ces éléments bien travaillés, l’ensemble organique d’où ils provenaient. Après une analyse fondamentale, il fallait retourner (sciemment) à la bienfaisante synthèse. » (Voline)

L’idée fondamentale est que rien n’opposent les différents courants de l’anarchisme or, comme il a été précédemment souligné les finalités organisationnelles sont différentes et surtout la place et le rôle de l’individu et sa relation au groupe en terme de pouvoir n’est pas pensée similairement.

Pour René Berthier, Il n’est donc nullement question de synthétiser les théories anarchistes mais de faire entrer dans la même maison des éléments disparates, voire diamétralement opposés pour n’aboutir finalement qu’à une juxtaposition « d'éclectisme, qualifiée de " plat métaphysique " et de " vinaigrette philosophique ". » (À propos des 80 ans de la Révolution Russe mars 2007)

Il importe de comprendre également que le raisonnement des uns et des autres ne se situe pas dans la même temporalité.

La plateforme se définit dans et par le mouvement social. Elle se pense comme l’expression, à un moment donné de la lutte des classes et elle s’inscrit dans un temps révolutionnaire entre montée du nazisme et du fascisme et constats révolutionnaires amers.

Elle s’articule dans le temps proche, l’évènementiel révolutionnaire et se veut actrice de ces moments.

La synthèse adopte une posture plus distante, même si elle est pensée dans le mouvement social, elle est conceptualisé en regard de la philosophie libertaire et se présente comme une réflexion générale avec des valeurs humanistes.

Plus globalement, au travers de l’opposition synthèse – plateforme se pose à nouveau la problématique de l’évolution, de la révolution, et de l’articulation de ces deux temps.

Dans la « synthèse » de Voline, il est un extrait qui pose cela fort bien : « La diversité et le mouvement sans équilibre, c’est le chaos. L’équilibre sans diversité ni mouvement, c’est la stagnation, la mort. La diversité et le mouvement en équilibre, telle est la synthèse de la vie. L’anarchisme doit être varié, mouvant et, en même temps, équilibré, synthétique, uni. Dans le cas contraire, il ne sera pas vital. »

Voline préfère donc fonder son principe organisationnel sur une analyse de la complexité, incluant l’idée de mouvement, de diversité et de caducité possible du contrat organisationnel.

Cette idée implique qu’il faut « commencer immédiatement un travail théorique cherchant à concilier, à combiner, à synthétiser nos diverses idées paraissant, à première vue, hétérogènes. Il est nécessaire de trouver et de formuler dans les divers courants de l’anarchisme, d’une part, tout ce qui doit être considéré comme faux, ne coïncidant pas avec la vérité de la vie et devant être rejeté ; et, d’autre part, tout ce qui doit être constaté comme étant juste, appréciable, admis. Il faut, ensuite, combiner tous ces éléments justes et de valeur, en créant avec eux un ensemble synthétique (c’est surtout dans ce premier travail préparatoire que le rapprochement des anarchistes de diverses tendances et leur tolérance mutuelle pourraient avoir la grande importance d’un premier pas décisif). Et, enfin, cet ensemble devra être accepté par tous les militants sérieux et actifs de l’anarchisme comme base de la formation d’un organisme libertaire uni, dont les membres seront ainsi d’accord sur un ensemble de thèses fondamentales acceptées par tous. »

Voline va développer parallèlement une « argumentation théorique de la synthèse. » bien en deçà de ces réflexions et va se centrer sur la question secondaire du comment faire concorder les trois courants de l’anarchisme au sein de la même organisation et sa construction va être fort surprenante et d’un moindre intérêt: « L'existence de divers courants anarchistes ennemis, se disputant entre eux, est-ce un fait positif ou négatif ? La décomposition de l'idée et du mouvement libertaires en plusieurs tendances s'opposant les unes aux autres, favorise-t-elle ou, au contraire, entrave-t-elle les succès de la conception anarchiste ? »

Voline va répondre en inscrivant la réflexion dans une perspective historique de la fondation des idées anarchistes. Par cette argutie, il va donner une légitimité à sa conception de la synthèse.

« Au début, lorsque l'idée anarchiste était encore peu développée, confuse, il fut naturel et utile de l'analyser sous tous ses aspects, de la décomposer, d'examiner à fond chacun de ses éléments, de les confronter, de les opposer les uns aux autres, etc. C'est ce qui a été fait. L'anarchisme fut décomposé en plusieurs éléments (ou courants). Ainsi l'ensemble, trop général et vague, fut disséqué, ce qui aida à approfondir, à étudier à fond aussi bien cet ensemble que ces éléments. A cette époque, le démembrement de la conception anarchiste fut donc un fait positif. Diverses personnes s'intéressant à divers courants de l'anarchisme, les détails et l'ensemble y gagnèrent en profondeur et en précision. Mais, par la suite, une fois cette première œuvre accomplie, après que les éléments de la pensée anarchiste (communisme, individualisme, syndicalisme) furent tournés et retournés en tous sens, il fallait penser à reconstituer, avec ces éléments bien travaillés, l'ensemble organique d'où ils provenaient. Après une analyse fondamentale, il fallait retourner (sciemment) à la bienfaisante synthèse. »

D’où a-t- il extrait cette conception de la genèse de l’anarchisme hors du temps ?

Voline va ensuite développer un curieux argumentaire selon lequel les oppositions seraient le résultat de pensées parcellaires de l’anarchisme : « Les personnes qui s'intéressaient à tel élément donné de l'anarchisme, finirent par le substituer à l'ensemble. Naturellement, elles se trouvèrent bientôt en désaccord et, finalement, en conflit avec ceux qui traitaient de la même manière d'autres parcelles de la vérité entière. »

Voline ne prend nullement en compte les principes essentiels et antinomiques qui opposaient les anarchistes individualistes, des communistes anarchistes et des anarcho-syndicalistes. Bien au contraire, il les ramène à des balbutiements théoriques, à des écrits de jeunesse d’une philosophie en construction.

Il en tire la conclusion erronée d’une opposition haineuse entre les « courants » : « Chacun considérait « son » courant, « sa » parcelle pour l'unique vérité et combattait avec acharnement les partisans des autres courants. » rendant impossible l'idée de fusion des éléments épars de la philosophie anarchiste.

Il en regretta l’orientation générale du mouvement libertaire qu’il qualifia de « piétinement sur place, caractérisé par l'aveuglement et l'animosité mutuelle, qui continue jusqu'à nos jours et qui doit être considéré comme nuisible au développement normal de la conception anarchiste. »

Voline estima alors que le « démembrement de l'idée anarchiste en plusieurs courants a rempli son rôle. Il n'a plus aucune utilité. Rien ne peut plus le justifier. Il entraîne maintenant le mouvement dans une impasse, il lui cause des préjudices énormes, il n'offre plus - ni ne peut offrir - rien de positif. La première période - celle où l'anarchisme se cherchait, se précisait et se fractionnait fatalement à cette besogne - est terminée. Elle appartient au passé. Il est grand temps d'aller plus loin.

Si l'éparpillement de l'anarchisme est actuellement un fait négatif, préjudiciable, il faut chercher à y mettre fin. Il s'agit de se rappeler l'ensemble entier, de recoller les éléments épars, de retrouver, de reconstruire sciemment la synthèse abandonnée. »

L’idée de synthèse « prévoit quelque chose de plus fondamental, de plus organique. » La synthèse va être présentée comme l’œuvre de la maturité politique, par-delà les crises et oppositions de la jeunesse.

Sébastien Faure, autre chantre de la synthèse, fonde sa réflexion sur un constat erroné selon lequel « Face aux réalités et graduellement éclairés par l'expérience, les compagnons sont venus lentement à l'idée d'organisation. Ils ne la repoussent plus d'une façon absolue et, si j'ose dire, par principe ; et, s'il en est encore un certain nombre qui hésitent, c'est moins à l'idée même d'organisation qu'ils refusent leur adhésion qu'aux formes de celle-ci, qui restent en discussion. Ces formes s'élaborent lentement ; à l'expérience, elles se perfectionnent… »

Le relativisme organisationnel de ces constructions ne sert en fait qu’à prendre les devants face aux refus potentiels des individualistes, forts de leurs individualités et de la prééminence de l’Un sur le groupe. Et tout logiquement, Sébastien Faure en déduira que : « Ce sont ces accords libres, circonstanciels et harmonieux qui impulseront constamment l'activité de l'ensemble et en porteront l'intensité jusqu'au maximum de leur effet utile. »

Nous avions donc d’un côté, une conception de l’organisation de type conjecturelle, non permanente dans la durée, fondée sur un substrat humaniste et une croyance dans l’harmonie, aussi importantes que fussent les oppositions théoriques et philosophiques préalables.

Si cela pouvait aboutir dans le cas du communisme libertaire et de l’anarcho-syndicalisme, il en allait donc tout autrement pour l’anarchisme individualiste dont les présupposés étaient diamétralement opposés.

Les auteur(s)es refusent la méthode anarcho-syndicaliste pour des raisons de priorité organisationnelle car la solution anarcho-syndicaliste « ne résout pas le problème d'organisation de l'anarchisme, car elle ne donne pas la priorité à ce problème, s'intéressant uniquement à sa pénétration et à son renforcement dans les milieux ouvriers. »

Ils proposent donc comme « solution du problème d'organisation générale … le ralliement des militants actifs de l'anarchisme sur la base de positions précises: théoriques, tactiques et organisationnelles, c'est à dire sur base plus ou moins achevée d'un programme homogène. »

Leur différent est argumenté sur la nécessaire et préalable existence d’une « organisation anarchiste générale ».

Les partisans de la plate-forme rejettent théoriquement et pratiquement, « l'idée de créer une organisation d'après la recette de la "synthèse", c'est à dire réunissant des représentants des différentes tendances de l'anarchisme. Une telle organisation ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes ne serait qu'un assemblage mécanique d'individus concevant d'une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste, assemblage qui se désagrégerait infailliblement à la première épreuve de la vie. »

Les deux options organisationnelles revendiquent à leur manière une légitimité théorique.

Pour les auteur(e)s de la plate-forme, l’anarchisme s’inscrit dans le cadre plus général de la lutte des classes. Ce courant de pensée est non le fruit d’esprits éclairés mais bien de la « lutte des classes créée par l'esclavage des travailleurs et leurs aspirations à la liberté » qui « fit naître dans les milieux des opprimés l'idée de l'anarchisme: l'idée de la négation du système social fondé sur les principes de classes et de l'État, et de son remplacement par une société libre et non-étatiste des travailleurs s'administrant eux-mêmes. »

« L'Anarchisme naquit donc, non pas des réflexions abstraites d'un savant ou d'un philosophe, mais de la lutte directe menée par les travailleurs contre le capital, des besoins et des nécessités des travailleurs, de leurs applications vers la liberté et l'égalité, aspirations qui deviennent particulièrement vives aux meilleures époques héroïques de la vie et de la lutte des masses laborieuses. » [8]

« Les penseurs éminents de l'anarchisme, Bakounine, Kropotkine et d'autres n'ont pas créé l'idée d'anarchisme mais, l'ayant trouvée dans les masses, ont simplement aidé par la puissance de leur pensée et de leurs connaissances, à la préciser et à la répandre. L'anarchisme n'est pas le résultat d'œuvres personnelles ni l'objet de recherches individuelles.» [9]

L’anarchisme, ainsi pensé, situe la «naissance, l'épanouissement, la réalisation des idéaux anarchistes … dans la vie et la lutte des masses laborieuses et sont inséparablement liés au sort de ces dernières.»

Partant de là, « l'anarchisme n'est nullement le produit d'aspirations humanitaires. L'humanité "une" n'existe pas. Toute tentative de faire de l'anarchisme l'attribut de toute l'humanité telle qu'elle est actuellement, de lui attribuer un caractère généralement humanitaire, serait un mensonge historique et social qui aboutirait infailliblement à la justification de l'ordre actuel et d'une nouvelle exploitation. »

« L'anarchisme est généralement humanitaire uniquement dans le sens que les idéaux des classes laborieuses tendent à rendre saines la vie de tous les hommes, et que le sort de l'humanité d'aujourd'hui ou de demain est lié à celui du travail asservi. » [10]

Les partisans de la synthèse optent pour considérer « l’anarchisme (comme) une synthèse des éléments : de classe, humanitaire et individuel. Il faut, surtout, chercher à définir, théoriquement et pratiquement, la place, le rôle et la portée de chacun de ces éléments dans la conception libertaire générale. »0i

« L’anarchisme est porteur aussi bien de l’élément de classe que des éléments humanitaires et individualistes. Il est synthétique et pluraliste, comme la vie elle-même. » (Voline)

La synthèse est présentée comme un projet généraliste, unifiant, diversifié et pluraliste où les concepts de classe, d’humanité et d’individu s’articulent entre eux dans le cadre de la formation de la pensée libertaire et selon un triptyque qui fait écho aux trois tendances de l’anarchisme.

« Nous estimons que l’élément de classe, dans l’anarchisme, est étroitement lié à la question de la méthode de la lutte émancipatrice; que l’élément humanitaire est lié au fond de principes généraux et au fondement moral de la conception libertaire, à la haute envolée idéologique de la lutte libératrice, ainsi qu’au problème de la base matérielle et organisationnelle de la nouvelle société naissante ; que l’élément individualiste est lié, surtout, au fondement philosophique ainsi qu’aux aspirations finales les plus élevées de la pensée libertaire. » (Voline)

Les auteur(e)s de la plateforme, eux et elles incorporent le concept d’individu à leur conception du communisme libertaire : « C'est dans le communisme libertaire que trouvent leur pleine expansion la solidarité sociale et la libre individualité, et que ces deux idées se développent en parfaite harmonie. »

Cette prise en compte de l’individualité doit permettre la reconnaissance de la dimension individuelle par intégration de l’unicité dans le communisme libertaire, sans la dénaturer mais en en redéfinissant les contours.

« le communisme libertaire établit le principe d'égalité de la valeur et des droits de tout individu (non pas de l'individualité "en général", ni non plus de "l'individualité mystique ou du concept de l'individualité, mais de l'individu concret).

L’approche différente de la lutte des classes impacte l’ensemble du projet de la plateforme jusqu’en ces grandes lignes programmatiques économiques et sociales : « Le communisme libertaire aspire à la suppression de toute exploitation et de toute violence, aussi bien contre l'individu que contre les masses. Dans ce but, il établit une base économique et sociale qui unifie en un ensemble harmonieux toute la vie économique et sociale du pays, assure à tout individu une situation égale à celle des autres, et apporte à chacun le maximum de bien-être. Cette base est la mise en commun sous forme de socialisation, de tous les moyens et instruments de production (industrie, transports, terre, matières premières, ...) et l'édification d'organismes économiques sur le principe de l'égalité d'auto-administration des classes laborieuses. » [11]

Cela influence également l’épineuse question du parti anarchiste en devenir avec l’expression directe du prolétariat et sur ce point, la réponse mérite de s’y attarder :

« Plus que toute autre conception, l'anarchisme doit devenir la conception directrice de la révolution sociale car ce ne sera que sur la base théorique de l'anarchisme que la révolution sociale pourra aboutir à l'émancipation complète du travail. » [12]

« La position directrice des idées anarchistes dans la révolution signifie une orientation anarchiste des événements. Il ne faut pas confondre, toutefois, cette force théorique motrice avec la direction politique des partis étatistes qui aboutit finalement au Pouvoir d'État. »

La distinction, ainsi émise, peut sembler légère, notamment aux détracteurs de l’anarchisme, qu’ils fussent inspirés par des visées autoritaires ou, à l’opposé, que la source en fut le respect des grands principes antiautoritaires de l’anarchisme.

Le lien se veut un rapport d’accompagnement mais cela n’en pose pas moins des interrogations qui ne sont pas sans évoquer Makhaiski dans son ouvrage « le socialisme des intellectuels. » et Voline ne s’y trompera pas dans sa critique de la plateforme :

« Il ne faut jamais oublier que la réalisation de la révolution, que la création des formes nouvelles de la vie incomberont non pas à nous, anarchistes isolés ou groupés idéologiquement, mais aux vastes masses populaires qui, seules, seront à même d’accomplir cette immense tâche destructive et créatrice. Notre rôle, dans cette réalisation, se bornera à celui d’un ferment, d’un élément de concours, de conseil, d’exemple. Quant aux formes dans lesquelles ce processus s’accomplira, nous ne pouvons que les entrevoir très approximativement. »

A ce passage des commentaires de la plateforme, Voline touche à la question la plus troublante du document.

Affirmer que l'anarchisme « n'aspire ni à la conquête du pouvoir politique, ni à la dictature. Son aspiration principale est d'aider les masses à prendre la voie authentique de la révolution sociale et de la construction socialiste...» [13] constitue une réponse idéologique mais cela doit s’accompagner de dispositifs politiques qui mettent en œuvre des réponses à l’expression directe du contrôle du pouvoir par le mouvement social lui-même. Les dérives des anarchistes existent, elles aussi potentiellement. L’expérience espagnole le démontrera.

Certes, il est bon de rappeler qu’ «il ne suffit pas que les masses prennent la voie de la révolution sociale. Il est nécessaire aussi de maintenir cette orientation de la révolution et de ces objectifs: la suppression de la société capitaliste, au nom de celle des travailleurs libres. » ; mais ce rappel vaut aussi pour le parti anarchiste qui, lui aussi, peut orienter le mouvement dans une direction opposée à la révolution sociale. Dans des temps mouvementés, mêmes les plus valeureux anarchistes peuvent s’égarer. La guerre de 1914 en donna un exemple.

Le rapport de pouvoir implicite est fort curieusement exprimé : « Cette force théorique motrice ne peut s'exprimer que par un collectif spécialement créé par les masses à cet effet. Les éléments anarchistes organisés constituent précisément ce collectif.» [14] ou, en d’autres termes, les masses créent un collectif qui est constitué des anarchistes et ces mêmes anarchistes pensent théoriquement et pratiquement le mouvement général, en lieu et place du mouvement social.

Le rapport déterminant d’inclusion du parti anarchiste dans la masse relève d’un étrange tour de passe-passe dont l’aboutissement peut être une dépossession de la capacité politique directe du mouvement social par des éléments en étant issus.

Si le parti anarchiste est issu de la masse et en constitue, selon ses propres critères anarchistes, l’expression la plus achevée du mouvement social révolutionnaire et la détermine, alors la masse, elle-même, ne peut et ne doit que suivre les recommandations théoriques et pratiques du parti anarchiste puisque de toutes les manières, ce dernier ne fait qu’exprimer les choix de la dite masse. Construit ainsi, cela a tout l’air d’une auto légitimation du parti anarchiste et peut conduire à une atrophie de la capacité politique.

Les auteur(e)s de la plateforme ont bien précisé leurs attendus en matière d’organisation dans un sens libertaire. Leurs demandes étaient toute de volonté de cohérence politique dans la détermination théorique et pratique.

« L'anarchisme a toujours nié l'organisation centralisée, aussi bien dans le domaine de la vie sociale des masses que dans celui de son action politique. Le système de centralisation tient sur l'amoindrissement de l'esprit de critique, de l'initiative et l'indépendance de chaque individu et sur la soumission aveugle de vastes masses au "centre". Les conséquences naturelles inévitables de ce système sont l'asservissement et la mécanisation de la vie sociale et de la vie des partis. [15]

À l'encontre du centralisme, l'anarchisme a toujours professé et défendu le principe du fédéralisme, qui concilie l'indépendance et l'initiative de l'individu ou de l'organisation, avec le service de la cause commune.

En conciliant l'idée de l'indépendance et de la plénitude des droits de chaque individu avec le service des nécessités et des besoins sociaux, le fédéralisme ouvre, par cela même, les portes à toute manifestation saine des facultés de chaque individualité.

Mais assez souvent le principe fédéraliste fut déformé dans les rangs anarchistes: on le comprenait trop souvent comme le droit de manifester surtout son "ego", sans l'obligation de tenir compte des devoirs vis-à-vis de l'organisation...

Le fédéralisme signifie la libre entente des individus et d'organisations pour un travail collectif orienté vers un objectif commun.

Or une telle entente et l'union fédérative basée sur celle-ci ne deviennent des réalités, au lieu d'être des fictions et des illusions, qu'à la condition sine qua non que tous les participants à l'entente et à l'Union remplissent de la façon la plus complète les devoirs acceptés et se conforment aux décisions prises en commun. » [16]

Mais le doute subsiste et les dérives possibles sont potentiellement présentes et il semble regrettable que la critique acerbe ait parfois pris le pas sur l’analyse allant jusqu’à conclure que « ce qu’il y a de réellement nouveau dans la plate-forme, c’est uniquement un révisionnisme caché vers le bolchevisme et la reconnaissance d’une période transitoire. » (Voline)

La critique de la plateforme qu’en fit Malatesta en octobre 1927, dans son texte « un projet d’organisation anarchique. » s’attaquera elle-aussi à cet aspect litigieux de la plateforme.

« il ne suffit pas de vouloir une chose, il faut encore employer les moyens opportuns pour l'obtenir, de même que pour aller à un endroit il faut prendre la route qui y conduit, sous peine d'arriver en tout autre lieu. Or, toute l'organisation proposée étant du type autoritaire, non seulement elle ne faciliterait pas le triomphe du communisme anarchiste, mais elle fausserait l'esprit anarchiste et aurait des résultats contraires à ceux que ses organisateurs en attendent. »

Malatesta force ensuite le trait en laissant entendre une possible dérive autoritaire qui, s’apparenterait, sans en avoir les attributs nominatifs, à une forme de communisme autoritaire.

« En effet, une " Union générale " consisterait en autant d'organisations partielles qu'il y aurait de secrétariats pour en diriger idéologiquement l'œuvre politique et technique, et il y aurait un Comité exécutif de l'Union chargé d'exécuter les décisions prises par l'Union, de " diriger l'idéologie et l'organisation des groupes conformément à l'idéologie et à la ligne de tactique de l'Union ".

Est-ce là de l'anarchisme? C'est à mon avis, un gouvernement et une église. Il y manque, il est vrai, la police et les baïonnettes, comme manquent les fidèles disposer à accepter l'idéologie dictée d'en haut, mais cela signifie simplement que ce gouvernement serait un gouvernement impuissant et impossible et que cette église serait une pépinière de schismes et d'hérésies. L'esprit, la tendance restent autoritaires et l'effet éducatif serait toujours antianarchiste. » [17]

La critique est cinglante, parfois même excessive. Evoquer une terminologie d’inspiration cléricale ou étatiste est Si la plateforme cite l’existence d’un Comité exécutif de l’Union ce dernier répond aux fonctions suivantes : « exécution des décisions prises par l’Union dont celle-ci l’aura chargé ; l’orientation théorique et organisationnelle de l’activité des organisations isolées, conformément aux options théoriques et à la ligne tactique générale de l’Union ; soit le principe du mandatement si chère aux anarchistes.

La critique de Malatesta porte plus sur la notion de pouvoir au sein du projet d’organisation et il émet des divergences profondes avec les partisans de la plateforme.

« s'ils reconnaissent l'existence des anarchistes des autres tendances, ils devront leur laisser le droit de s'organiser à leur tour et de travailler pour l'anarchie de la façon qu'ils croient la meilleure. Ou bien prétendront-ils mettre hors de l'anarchisme, excommunier tous ceux qui n'acceptent pas leur programme? Ils disent bien vouloir regrouper en une seule organisation tous les éléments sains du mouvement libertaire, et, naturellement, ils auront tendance à juger sains seulement ceux qui pensent comme eux. Mais que feront- ils des éléments malsains? »

La question doit être posée. Malatesta en reste au fait que « La vérité anarchiste ne peut pas et ne doit pas devenir le monopole d'un individu ou d'un comité. » [18] et il oppose à cette conception qu’il juge autoritaire, une autre conception organisationnelle :

« Une organisation anarchiste doit, selon moi, être établie sur des bases bien différentes de celles que nous proposent ces camarades russes. Pleine autonomie, pleine indépendance et, par conséquence, pleine responsabilité des individus et des groupes; libre accord entre ceux qui croient utile de s'unir pour coopérer à une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradiction avec le programme accepté. Sur ces bases, s'adaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à l'organisation: groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d'autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement de manière à ne pas entraver la pensée et l'initiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s'ils étaient isolés » [19]

La réponse des anarchistes russes à l’étranger à la question du rapport des anarchistes aux masses et à la conduite des évènements est des plus claires :

« Il ne faut, ni on ne peut, en aucun cas, concevoir l'action de conduire les événements révolutionnaires et le mouvement révolutionnaire des masses au point de vue idée, comme une aspiration des anarchistes à prendre entre leurs mains l’édification de la nouvelle société. Cette édification ne pourra être réalisée autrement que par toute la société laborieuse, cette tâche n'appartient qu'à elle seule, et toute tentative de lui prendre ce droit doit être considérée comme anti-anarchiste.

Et les auteur(s)e ajoutent un correctif fort intéressant. Ils déplacent habilement le curseur de la question politique et le ramènent à une volonté de force et de présence idéologiques des idées anarchistes face aux déterminations de dominances des étatistes.

« La question de la conduite d'idée n'est pas une question de l'édification socialiste, mais celle d'une influence théorique et politique exercée sur la marche révolutionnaire des événements politiques. Nous ne serions pas révolutionnaires ni des combattants si nous ne nous intéressions pas au caractère et à la tendance de la lutte révolutionnaire des masses. Et, puisque le caractère et la tendance de cette lutte sont déterminés non seulement par des facteurs objectifs, mais aussi par des éléments subjectifs, c'est-à-dire par l'influence de divers groupements politiques, notre devoir est de faire tout le possible pour que l'influence idéologique de l'anarchisme sur la marche de la révolution soit poussée au maximum. »

La problématique du politique est ensuite historiquement située dans un diptyque sommaire où « les événements révolutionnaires évolueront ou bien sous l'influence des idées étatistes (soient-elles socialistes), ou bien sous l'influence des idées non-étatistes (anarchistes). »

La tâche des anarchistes en découle « avec une logique implacable : c’est celle de faire tous nos efforts pour que la révolution soit guidée par la tendance anarchiste. » [20]

La « méthode primitive de petits groupements épars, non seulement ne réalisera pas cette tâche, mais, au contraire, la compromettra. Il faut donc procéder par une méthode nouvelle. Il faut organiser la force de l'influence théorique de l'anarchisme sur la marche des événements. Au lieu d'être une influence intermittente de petits faits désunis, il faut qu'elle devienne un facteur constant et puissant… »

En réponse, la synthèse anarchiste de Sébastien Faure, écrite en 1928, est un exemple patent de ce non questionnement.

Sébastien Faure part du principe premier de l’existence de trois courants au sein de l’anarchisme et que ces trois courants sont appelés à se combiner dans la synthèse anarchiste.

Pour Sébastien Faure, « ces trois courants: anarcho-syndicalisme, communisme-libertaire et individualisme-anarchiste, courants distincts, mais non contradictoires, n'ont rien qui les rend inconciliables, rien qui les oppose essentiellement, fondamentalement, rien qui proclame leur incompatibilité, rien qui les empêche de vivre en bonne intelligence, voire de se concerter en vue d'une propagande et d'une action communes » [21]

Ce premier principe est totalement erroné au regard des philosophies sous-jacentes à ces courants mais Sébastien Faure a besoin d’édicter ce fondement pour asseoir et légitimer sa synthèse. Ces trois courants n’étant pas fondamentalement irréconciliables, leur existence au sein de la même organisation « non seulement ne saurait, en aucune façon et à aucun degré, nuire à la force totale de l'anarchisme: mouvement philosophique et social envisagé, comme il convient, dans toute son ampleur, mais encore peut et, logiquement, doit contribuer à la force d'ensemble de l'anarchisme. »

Tout logiquement, « chacun de ces courants a sa place marquée, son rôle, sa mission au sein du mouvement social large et profond qui, sous le nom de «l'Anarchisme», a pour but l'instauration d'un milieu social qui assurera à tous et à chacun le maximum de bien-être et de liberté »

« Dans ces conditions, l'anarchisme peut être assimilé à ce que, en chimie, on appelle un corps composé, c'est-à-dire un corps formé par la combinaison de plusieurs éléments. Ce corps composé est constitué par la combinaison de ces trois éléments : l'anarcho-syndicalisme, le communisme-libertaire et l'individualisme-anarchiste. »

En note, Sébastien Faure laissera échapper un curieux commentaire qui le plus souvent a été passé sous silence mais qui révèle fort bien les limites de l’exercice périlleux de la synthèse : « Le mot synthèse anarchiste doit être pris, ici, dans le sens de rassemblement, d'association, d'organisation et d'entente de tous les éléments humains qui se réclament de l'idéal anarchiste. Parlant d'association et étudiant s'il est possible et désirable que tous ces éléments se réunissent, je ne pouvais qu'appeler synthèse anarchiste, ce rassemblement, cette base d'organisation. Autre chose est la synthèse des théories anarchistes. Sujet extrêmement important que je me propose de traiter quand mon état de santé et les circonstances me le permettront. » [22]

Sébastien Faure fournira dans ce texte un exemple patent d’angélisme politique s’arc-boutant sur un vibrant appel sentimental et humaniste pour faire taire les divisions et les passions : «Gardons-nous de chercher à établir la balance des responsabilités personnelles ou collectives. Reconnaissons sincèrement et courageusement que chacun de nous a sa part de responsabilité. Passons l'éponge sur nos torts réciproques et prenons l'engagement de ne plus remuer ces tristesses. Faisons à la grande Idée qui nous unit tous: anarcho-syndicalistes, communistes-libertaires ou individualistes-anarchistes, le sacrifice - facile après tout - de nos ressentiments et de nos amours propres. Une fois pour toutes, sincèrement, véritablement, chassons de notre esprit toute irritation, et de notre cœur toute amertume. » [23]

Sébastien Faure, pour des raisons de santé, passera à côté d’une analyse critique des oppositions existantes au sein du mouvement anarchiste, tout à son objectif de réunir les trois courants.

Il ne tint pas suffisamment compte de l’enjeu de pouvoir que posait la plateforme et resta focalisé sur la nécessité de concilier les trois courants de l’anarchisme, au nom de la sacrosainte harmonie et de l’humanisme d’alors.

Le débat qui suivra la publication du projet de Plate-forme d'organisation des communistes libertaires se focalisera malheureusement sur l’opposition entre deux conceptions de l’organisation anarchiste : la synthèse et la plateforme, avec une question centrale qu’est l’existence des courants de pensées mais la question du rapport de pouvoir sera éludée. La forme prendra l’ascendant sur le fond et l’essentiel des oppositions tourneront autour de la tolérance et la cohérence entre les trois courants. L’affectif et l’interpersonnel occulteront les vraies questions de pouvoir de non domination entre un mouvement politique et le mouvement social dont il est issu.

C’est plus sur ce lien aux masses qu’aurait dû porter la critique anarchiste du projet de plateforme et sur cette curieuse distinction des éléments sains. Voline l’avait effleuré et Malatesta avait commencé une analyse intéressante de la plateforme et des risques de «déviations sérieuses» pour l’anarchisme mais ce « rejet toutefois n’impliqua jamais de la part de militants comme Malatesta ou Fabbri, une adhésion de principe aux positions favorables à la synthèse. [24] et cela sombra dans des méprises des plus pitoyables : « Ce qu’il y a de réellement nouveau dans la Plate-forme, c’est uniquement un révisionnisme caché vers le bolchevisme et la reconnaissance d’une période transitoire» (Voline)

A l’inverse, l’opposition entre communiste anarchiste et anarchistes individualistes aurait dû être développée pour montrer l’impossibilité d’une synthèse entre éléments antithétiques. Quant à l’opposition communiste anarchiste et anarcho-syndicalisme, un lien paraissait pouvoir se tisser au regard de bien des points communs.

NOTES :

[1] Sébastien Faure, l’encyclopédie anarchiste,

[2] Merlino, Francesco Saverio, Formes et essence du socialisme / par Saverio Merlino ; avec une préface de G. Sorel.chapitre 9, p 202, 1898.

[3] Errico Malatesta Le programme anarchiste, publié à l’occasion du congrès de Bologne de l'U.A.I. (1 au 4 juillet 1920). Ce texte que Malatesta avait rédigé sous le titre « Le Programme anarchiste, n’est pas un texte de premier jet. Ce texte est inspiré d'un programme que Malatesta avait publié en 1899 à Paterson, aux États Unis, dans différent numéros de La Question Sociale, texte qui fut repris en brochure par le groupe "L'Avenir" à New London en 1903, puis de nouveau en 1905 sous le titre de Notre programme.

[4]

[5] Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Publico, Skirda, Spartacus,‎ 1987, 365 pNovomirsky. Du programme de l'anarcho-syndicalisme, Odessa, (en russe), 1907, p. 172-173.

[6] Alexandre Skirda, Autonomie …p 254 Le Groupe des Anarchistes Russes à l'étranger. Le secrétaire du groupe, Piotr Archinov. Le 20 juin 1926.

[7] l’organisation anarchistes textes fondateurs éditions l’entr’aide A propos du projet d’une « Plate-forme d’organisation » publié par le Groupe d’anarchistes russes à l’étranger, Paris, avril 1927, p. 1 [p. 77

[8] Alex andre Skirda, Autonomie … p 259

[9] Alexandre Skirda, Autonomie …. p 259

[10] Alexandre Skirda, Autonomie p 259

[11] Alexandre Skirda, Autonomie p 260

[12] Alexandre Skirda, Autonomie p 264

[13] Alexandre Skirda, Autonomie p 264

[14] Alexandre Skirda, Autonomie p 265

[15] Alexandre Skirda, Autonomie p 280

[16] Alexandre Skirda, Autonomie p 281

[17] Errico MALATESTA REPONSE A LA PLATEFORME brochure du groupe le 19 juillet imprimée à la ruche ouvrière publico

[18] Errico MALATESTA REPONSE A LA PLATEFORME brochure du groupe le 19 juillet imprimée à la ruche ouvrière publico

[19] Errico MALATESTA REPONSE A LA PLATEFORME brochure du groupe le 19 juillet imprimée à la ruche ouvrière publico

[20] Alexandre Skirda, Autonomie p 289-290

[21] http://www.antimythes.fr/a_propos_du_mouvement_anarchiste/plateforme_synthese/fs_synthese_anarchiste_1928.pdf p 3

[22] http://www.antimythes.fr/a_propos_du_mouvement_anarchiste/plateforme_synthese/fs_synthese_anarchiste_1928.pdf p 4 note 2

[23] http://www.antimythes.fr/a_propos_du_mouvement_anarchiste/plateforme_synthese/fs_synthese_anarchiste_1928.pdf p 5

[24] Gaetano Manfredonia, Itinéraire - n°13 1995 LE DÉBAT PLATE-FORME OU SYNTHÈSE

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