Les marchands d’armes, de braves petits épiciers comme les autres ?
On l’a vu lors des révolutions populaires des pays arabes, le rôle joué par les armées nationales est prépondérant dans la réussite ou l’échec d’un soulèvement populaire. Lorsque l’armée se croise les bras comme en Égypte ou en Tunisie, la voix de la rue a toutes les chances de se faire entendre sans faire parler les armes. Alors que comme on le voit actuellement en Syrie ou en Libye, lorsque l’armée (régulière ou non) se range activement du côté du pouvoir en place, le sang coule abondement et la victoire est bien incertaine si la population doit affronter des soldats de métiers mieux équipés et entrainés. Or, cette question du matériel militaire est centrale dans les conflits et leur résolution.
Quand on parle de marché de l’armement, il y a évidement les chiffres, souvent astronomiques, de la quantité d’armes, du nombre de munitions, des dollars échangés (quand il ne s’agit pas des diamants ou du pétrole de la guerre) auxquels on oublie parfois d’ajouter le nombre de victimes, directes ou indirectes. Il est vrai que si les marchands de mort ne livrent pas toujours les bilans de leur juteux commerce, il est souvent bien plus difficile de prétendre à autre chose que des estimations quand on parle des victimes.
Or, entre 2004 et 2007, on estime qu’au bas mot 52.000 personnes ont annuellement perdu la vie durant les combats de par le monde, mais il faut ajouter minimum 200.000 morts découlant de ces combats (épidémies, exactions etc.). Notons qu’il n’existe pas de statistiques pour les blessés. La présence d’armes (légères ou de petits calibres - ALPC - essentiellement) engendre un recours beaucoup plus fréquent à la violence, en temps de guerre ou non (délinquance, exactions, violence para-étatique, etc.) et donc des violations des droits humains. En dehors des zones de combats, on estime à 490.000 par an le nombre de victimes, dont 300.000 directement liées à la présence d’armes à feu. Rien que pour 2008, le HCR estime à 26 millions le nombre de réfugiés ayant fui les zones de conflits et les exactions. Ces réfugiés sont bien souvent livrés à eux-mêmes, dépouillés de leurs biens mais aussi de leurs droits et restent des cibles faciles. La question du commerce des armes n’est donc pas seulement une histoire de technologies ou de bilans comptables [1].
Quand on jette un œil sur les producteurs d’armes dans le monde, on constate deux choses. La première est que le marché est dominé de la tête et des épaules par sept grands groupes étatsuniens (dont Lockheed Martin ou Boeing), parmi les dix plus grands mondiaux. La seconde est que ce marché est très concentré (suite aux grandes fusions des années 1990) et que 59,8% du marché des 100 plus grosses firmes mondiales (44 US, 35 EU et 32 autres) - soit 239,5 milliards sur les 400,74 milliards de dollars [2] - revient à ces dix plus grandes firmes. Si ces entreprises n’officient pas toutes exclusivement dans le domaine militaire, il faut noter la croissance de ce segment dans leur chiffre d’affaire.
Le marché mondial des exportations d’armes conventionnelles est évidement dominé par les principaux fabricants d’armes, les États-Unis (25%), la Russie (20%) et l’Union Européenne (37% mais 25% si l’on compte uniquement les exportations hors U.E.). Du côté des acheteurs, on trouve l’Asie (principalement la Chine et l’Inde mais aussi la Corée du Sud), le Moyen-Orient (essentiellement les monarchies pétrolières et l’Égypte). Pour ce qui est des pays à faible Indicateur de Développement Humain (I.D.H.) [3], le constat est encourageant car la part des exportations mondiales vers ces pays ont baissé significativement (de 25% en 1990 à 7,6% en 2009) et ce grandement grâce aux législations plus restrictives adoptées par l’Union Européenne et les États-Unis, tenant plus compte de la situation des pays importateurs. Il faut cependant garder à l’esprit que si faibles soient-elles, les dépenses militaires sont souvent très handicapantes pour le développement durable de ces pays pauvres.
Les chiffres les plus récents du marché nous donnent les valeurs de l’année 2009. En cette année d’après crise financière, les dépenses militaires mondiales sont estimées à 1522 milliards de dollars, soit une hausse de 6,1´% par rapport à l’année précédente mais aussi une hausse de 57,4% vis-à-vis de 1998, l’année « la moins dépensière » en terme de budgets d’armement. En Afrique comme au Moyen-Orient, l’envolée de prix du baril de pétrole a fortement changé la donne économique ces dernières années. En conséquence, plusieurs états de ces régions ont augmenté de manière significative leurs investissements dans le domaine de l’armement. Et même si l’Afrique reste le « Petit Poucet » de ces transferts avec « seulement » 27,6 milliards de dollars en 2009, il faut noter que cela représente une augmentation de 101,5% par rapport à 1998, sans pour autant que les préoccupations premières des habitants soient rencontrées. L ’Asie et l’Océanie vivent également au gré de la croissance économique importante dans cette partie du monde, mais aussi sous l’influence des tensions entre les deux Corées, la Chine (100 milliards USD) et l’Inde (36,3 milliards USD), le Pakistan et l’Afghanistan (21 milliards US). Cette course à l’armement a conduit ces états à augmenter leurs dépenses de 76,2%. L’Europe pour sa part a connu l’augmentation la plus « raisonnable » avec 21% de plus qu’en 1998 pour un total de 423,6 milliards USD dont 214 milliards pour les États-membres de l’Union européenne et 61 milliards rien que pour la Russie. Sur le continent américain, la hausse générale est de 80,1% depuis 1998 pour une dépense totale de 743,2 milliards US. Les États-Unis engouffrent à eux seuls 43,4% des dépenses mondiales et selon les estimations, leur budget militaire devrait dépasser les 700 milliards US pour 2011. Ramenés à l’échelle humaine, les 1522 milliards USD équivalent à 2,63% du PIB mondial ou une dépense moyenne annuelle par habitant de 220 USD. Les budgets dans l’Union Européenne représentent annuellement 427 € par habitant mais aux USA, on atteint l’équivalent de 1544€ par habitant. Les 15 pays les plus dépensiers en termes militaires assument 82,3% du marché [4].
En Belgique
La Belgique se classe au dix-huitième rang mondial des pays exportateurs d’armes à la neuvième place au niveau européen. Loin d’être le seul acteur du pays, la FN-Herstal est le fleuron national dans le domaine des ALPC et il est un des leaders de ce marché. Depuis 1997, année du rachat complet par la Région Wallonne pour éviter la faillite, l’entreprise a grandi et se porte très bien. Les filiales implantées aux USA sont les seconds fournisseurs de l’armée US en ALPC et représentent près de 50% du chiffre d’affaires du groupe (535 millions € en 2010) dont le bénéfice net en 2010 a été de 15 millions d’€. Actuellement, la trésorerie dispose d’environ 400 millions € que le groupe aimerait investir dans l’éventuel achat de concurrents pour assoir sa position, avec l’approbation de son actionnaire unique, la Région Wallonne. Les dirigeants de la FN ont également décidé d’investir le marché des « forces de l’ordre et de sécurité », un marché en pleine croissance et moins sujet aux importantes fluctuations que celui de l’armement militaire. Dès lors, il devient difficile de ne pas prendre avec un grain de sel les menaces (syndicat et patronat main dans la main) de bain de sang social chaque fois qu’il est question de durcir les règlementations d’exportation d’armes dans l’optique d’un meilleur contrôle des utilisateurs finaux.
Libéralisation & boursicotage :
Entre 1991 et 1999, ce sont près de deux milliards d’€ qui ont été investis par la Commission européenne et les États-membres pour assurer la reconversion mais surtout la concentration du secteur militaro-industriel, sur le modèle étatsunien. Loin d’assurer un monde de paix, cette politique a permis un essor considérable du marché européen de la guerre. Privatisation et libéralisation étant les maîtres-mots de la Commission européenne, le secteur de l’armement n’a pas échappé à cette mauvaise habitude en vue, comme toujours, de renforcer la compétitivité et d’ouvrir les marchés pour concurrencer les grandes firmes de l’Oncle Sam. Les États-membres ont donc cédé aux lobbyistes et ont abandonné, au moins en grande partie, leur primauté dans le domaine de fabrication d’armes. La logique de la rentabilité s’installe au sein des entreprises qui n’avaient pour but, à l’origine, que d’assurer aux États les moyens de se défendre (dira-t-on pudiquement). L’intérêt premier de ces groupes est donc maintenant de remporter un maximum de marchés pour écouler le plus d’armes possible, forcément au mépris de la paix mais aussi très souvent au mépris des droits de l’Homme ou du développement durable des pays acheteurs. Au niveau européen, Catherine Ashton semble décidée à mettre un terme à l’embargo sur les armes à destination de la Chine (peu efficace, vu que la Russie pourvoie aux besoins de Pékin). On constate surtout que le lobby militaro-industriel (e.a. français) a réussi à pousser la diplomatie à céder aux impératifs économiques, au détriment des droits humains … comme toujours.
Depuis la chute du mur de Berlin, les indices boursiers des valeurs de l’industrie militaire ont considérablement fluctué et ce essentiellement à la hausse. Si la fin de la Guerre froide avait marqué un temps d’arrêt dans la course aux armements et donc engendré une baisse d’intérêt de la part des investisseurs, l’éclatement de la bulle internet au début des années 2000 a marqué un retour gagnant des valeurs militaro-industrielles comme valeurs refuges. Avec les « effets d’aubaine » de ce début de siècle (11 septembre 2001 et son cortège de guerres), les chiffres d’affaires ont augmenté considérablement et les indices boursiers comme le DFI [5] ont grimpé de 1000% entre 1996 et 2007. Voilà de quoi croquer des bénéfices bien plus juteux que dans n’importe quelle autre branche de l’économie quand on n’a pas peur de se salir un peu les mains. Mais c’est bien connu, l’argent n’a pas d’odeur.
Lors de la crise économique de 2008, les valeurs de l’armement ont également été touchées, surtout parce qu’on retrouve parmi les grands actionnaires de ces sociétés, les grandes banques elles-mêmes mises à mal (Goldman Sachs entre autre). Mais ce marché s’est relevé plus vite que les autres. Cela s’explique par le fait que le marché de l’armement vit sur des politiques à long termes et que le contexte international est toujours favorable (Afghanistan, etc.) [6]. Le marché de la mort a donc grandement rapporté ces quinze dernières années. Mais les crises économiques dues aux dettes accumulées par les pays occidentaux pourraient obliger leurs dirigeants à sabrer dans les dépenses militaires et donc influencer négativement le chiffre d’affaire et la cotation boursière de cette industrie.
Notes :
[1] Irresponsable et meurtrier. Le commerce irresponsable des armes : son impact sur la vie, les droits et les moyens d’existence, Amnesty International, mai 2010.
[2] L’ensemble du commerce mondial représente un chiffre d’affaire de 1055,26 milliards de dollars.
[3] Définit par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), cet indice de calcul se base sur l’espérance de vie, l’éducation et le revenu par habitant.
[4] Les USA, la Chine, la France, le Royaume-Unis et la Russie totalisent déjà 61,5 % des dépenses en 2011. L. Mampaey, Dépenses militaires, production et transferts d’armes, Compendium 2011, p. 17, GRIP 2011/1.
[5] Indice de la bourse de Wall Street reprenant les 14 compagnies les plus représentatives du secteur de l’armement aux États-Unis, soit l’équivalent du Nasdaq pour les valeurs technologiques. En Europe, cet indice est coté à Zurich sous l’appelation Dow Jones STOXX TMI Aerospace & Defence (SXPARO.Z).
[6] Manpaey L., Les profits de la guerre - l’armement et la crise financière, 04/01/2010.
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