L’Inde refuse toujours de regarder en face la violence faite aux femmes

Publié le par Socialisme libertaire

Calcutta : des femmes défilent pour dénoncer un viol en janvier 2014.


" A l’approche de la journée internationale de la femme, quand la BBC a entamé sa campagne publicitaire autour du documentaire « India’s Daughter » (Fille de l’Inde), Leslee Udwin, son auteure britannique, a sans doute espéré que l’attention des médias allait se concentrer sur son film ne serait-ce qu’un petit moment. Avant même d’avoir été visionné, le film a rapidement fait la une des journaux. Heureux présage pour la réalisatrice, pourrait-on penser, mais en vérité, la seule annonce du film a créé la polémique.

Les réactions les plus absurdes se sont multipliées autour de ce court-métrage sur le viol collectif, d’une sauvagerie inouïe, d’une étudiante de 23 ans dans un bus, à New Delhi, en décembre 2012. Celle-ci a succombé à ses blessures une dizaine de jours plus tard. L’affaire avait déclenché un raz-de-marée de protestations dans la capitale indienne. Émue et inspirée par cette levée en masse spontanée du peuple indien, Udwin a décidé d’en faire un film dont l’objectif est de mettre en lumière la violence sexuelle contre la femme.

Seulement, le film contient un entretien accordé par l’un des violeurs, Mukesh Singh, depuis la prison où il est enfermé. Il y déclare que la jeune fille est largement responsable du viol comme de sa propre mort car elle n’avait rien à faire dehors le soir avec son ami, et ose ajouter qu’elle n’aurait pas dû résister à ses agresseurs. Quelques phrases extraites de son entretien et utilisées à des fins promotionnelles par les producteurs du documentaire ont suffi à attirer les foudres.

LA RÉALITÉ COMPTE MOINS QUE LES APPARENCES

A commencer par le gouvernement indien qui a discerné dans ce film « un complot international » visant à ternir l’image du pays. Peu importe le fait qu’une femme indienne soit violée toutes les vingt minutes, que 300 plaintes de viols aient été déposées depuis le début de l’année dans la seule ville de Delhi ou que l’Inde soit classée au quatrième rang des pays les plus dangereux pour les femmes. La réalité compte moins que les apparences. Et la porte-parole du BJP, le parti hindouiste qui détient la majorité au parlement, n’hésite pas à déclarer qu’un tel documentaire « aurait certainement un effet négatif sur le tourisme ». Voilà donc un gouvernement qui semble plus soucieux de défendre l’image du pays que ses femmes. Aussi, sous prétexte que les propos tenus par le détenu dans le documentaire, pourraient créer une atmosphère « de peur et de tension », le gouvernement a procédé à l’interdiction de sa diffusion.

Pour beaucoup d’Indiens, la déception est grande. Mais que penser quand certaines féministes, estiment qu’en offrant une tribune au violeur, le film court le risque de faire taire les voix qui s’élèvent contre les violences faites aux femmes et de saper les progrès accomplis ?

D’autres féministes y voient les signes « d’un sauveur blanc ». Eh oui, sachez que si certains Occidentaux portent toujours le fardeau de l’homme blanc, il en reste parmi nous, en Inde, qui ont toujours du mal à se débarrasser de leurs habits d’anciens colonisés. Mais quelle idée ! Il en est d’autres qui interprètent l’insistance du film sur l’extrême pauvreté des violeurs comme un message implicite selon lequel les agresseurs sexuels sont toujours originaires de milieux défavorisés. Or, si le documentaire montre les taudis dont sont issus les violeurs, c’est pour éclairer ce cas précis, sans prétendre y déceler le profil de tous les violeurs. D’autres féministes encore persistent à croire – à tort – que puisque Leslee Udwin laisse s’exprimer la parole archaïque sexiste du violeur, elle semble suggérer que tout viol est réductible à cette seule mentalité.

Quoi qu’il en soit, le fait est que des militantes des droits des femmes, parmi les plus respectées de l’Inde, ont ajouté leurs voix à celle du gouvernement en réclamant qu’il ne soit pas diffusé, invoquant des arguments légaux sans fondement aucun. Quelle que soit leur intention, ces féministes ont conféré une légitimité à l’interdiction gouvernementale. Au XXIe siècle, où certains paient très cher, au prix de leur vie parfois, la liberté d’expression, il est bien dommage que le gouvernement indien impose la censure et tente d’étouffer les voix qui s’élèvent contre les violences faites aux femmes. À l’heure qu’il est, « India’s Daughter », documentaire que tout Indien aurait dû voir, reste interdit en Inde et n’est plus disponible en ligne. Au point où on en est arrivés, si le film avait aidé à empêcher ne serait-ce qu’un seul viol en Inde, il aurait rempli sa mission. "

Radha Kapoor-Sharma est journaliste indépendante et chroniqueuse pour le quotidien The Indian Express.
 

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