Entre l'Inde et le Bangladesh, «le mur et la peur»
Le photographe belge Gaël Turine témoigne de la vie intense et des drames qui se jouent le long de cet immense mur-frontière.
C'est le plus long mur du monde, et il vient à peine d'être achevé. Fait de briques ou d'une double clôture de barbelés, il court sur 3200 km à la frontière entre l'Inde et le Bangladesh, coupant des villages en deux. New Delhi a justifié sa construction, légale au regard du droit international, par la lutte contre l'infiltration terroriste, l'immigration clandestine et la contrebande. Chaque jour, des milliers de Bangladais tentent de le passer, pour des raisons économiques, familiales ou religieuses, et des dizaines d'entre eux périssent chaque année sous les balles des troupes de l'India's Border Security Forces (BSF). Gaël Turine, photographe belge travaillant pour l'agence VU, a enquêté en 2012 et en 2013 sur cette frontière méconnue. Son travail est exposé en ce moment à Paris, et un livre vient de paraître (1).
La popularité du mur a pris une dimension inquiétante côté indien depuis l’élection de Narendra Modi à la tête du pays. Ce nationaliste hindou se sert des conflits qui minent le Moyen-Orient pour manipuler les foules sur le thème «Défendons-nous de l’envahisseur musulman». Il ne se gêne pas pour qualifier le Bangladesh de «réservoir de terroristes et d’analphabètes», jouant la carte religieuse pour aggraver le mépris contre les musulmans. Il a déjà fait voter le budget de la réfection du mur, dont la construction, entre 1993 et 2013, a coûté 4 milliards de dollars. Deux cent vingt mille hommes sont employés par la Border Security Force, entre 60 000 et 80 000 soldats sont postés en permanence à la frontière. Malgré le coût faramineux des équipements et de l'entretien de cette armée, la population indienne, influencée par la propagande de la presse en phase avec le gouvernement et les vidéos publiées sur Internet, est plus que jamais convaincue de l'intérêt de cette séparation. L'image de crève-la-faim des Bangladais véhiculée en Inde est hélas justifiée, surtout dans ces zones reculées où l'absence totale d'accès à la santé, aux transports, à l'emploi pousse à la migration économique.
A Hili, dans la province indienne du Bengale-Occidental, le 29 mai 2013. Des Bangladaises courent chargées de d'épices, de bijoux et de médicaments. Photo Gaël Turine. Agence VU
Ce silence est effarant. Dacca considère que ce mur est légal, puisqu'il est construit sur le territoire indien, à 150 mètres de la frontière. Et se tait sur les arrestations musclées, les actes de tortures et les viols dont est accusée la BSF. Une vidéo d'un Bangladais maltraité par les soldats est d'ailleurs toujours en ligne, le témoignage du garçon figure dans mon livre. Et l'ONG Odhikar a publié un rapport sur les «graves abus» commis. Le Bangladesh, littéralement enclavé à l'intérieur de l'Inde, est très dépendant de son immense voisin. Un discours couramment relayé est que ces citoyens tués à la frontière l'ont bien mérité, puisqu'ils essayaient de la traverser illégalement. Certains politiques tirent peut-être aussi des bénéfices énormes de la corruption qui sévit dans les armées de chaque côté, mais je n’ai pas de preuves.
On peut imaginer que c’est sous la pression de Delhi que Dacca évite d’attirer l’attention, et même couvre les exactions commises à la frontière. Lors d'un reportage où un journaliste bangladais m'accompagnait, nous avons été arrêtés par les autorités bangladaises. Quelques heures après, mon confrère a reçu un appel de son rédacteur en chef à Dacca, qui lui a dit : «J’ai été contacté par la Bangladesh Security Force, tu te balades avec un étranger près du mur.» Il a été suspendu trois mois. Beaucoup de gens ne soupçonnent pas l’étendue de ce mur, j’ai même croisé des correspondants étrangers à Delhi qui n’en connaissaient pas l’existence.
- SOURCE : Libération - 13 février 2015
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