La critique du nationalisme de droite comme de gauche est l’une des tâches théoriques essentielles pour les communistes aujourd’hui

Publié le par Socialisme libertaire

La critique du nationalisme de droite comme de gauche est l’une des tâches théoriques essentielles pour les communistes aujourd’hui

Source : merci à nos Camarades d' Initiative Communiste-Ouvrière :


16 septembre 2011

Entretien avec Nicolas Dessaux sur le(s) nationalisme(s)

Le courant communiste-ouvrier parle souvent de nationalisme, et de nationalisme de gauche, cette notion n’étant plus très utilisée à gauche nous allons nous y arrêter avec cette première partie d’un entretien réalisé en août dernier.

"Peut-on vraiment parler d’UN nationalisme ou faut-il parler d’un nationalisme de droite et d’un nationalisme de gauche ? En dépit des convergences (« euroscepticisme » et protectionnisme, etc.), est-ce vraiment une idéologie homogène dans la mesure où elle n’exprime pas le sentiment et les intérêts d’une seule et même classe sociale : le nationalisme de droite est l’idéologie d’un petit patronat xénophobe qui lutte autant contre la mondialisation que contre la « fiscalité écrasante », quand le nationalisme de gauche serait celle de la bureaucratie ouvrière qui vise à revisiter le capitalisme d’État. Comment articules-tu ces deux formes de nationalisme ?

N. Dessaux. – Le nationalisme est un large courant dans la société, qui traverse plusieurs classes sociales, chacune lui imprimant des caractéristiques propres. A travers l’histoire, il a toujours été difficile à classer selon un axe droite / gauche. Les convergences historiques entre nationalisme de droite et nationalisme de gauche sont nombreuses, que ce soit le boulangisme à la fin du XIXe siècle, ou encore le passage à droite de Doriot et Déat dans les années 30, ou plus récemment, celui de Dieudonné, de Riposte laïque, et ainsi de suite. L’historien Zeev Sternheel cherche à démontrer que le fascisme est issu de la gauche française ; on peut discuter ses thèses dans le détail, mais les exemples abondent pour montrer non seulement les transferts de l’un vers l’autre, mais aussi la communauté de certains thèmes. Les tentatives actuelles du Front National de percer dans l’électorat ouvrier, malgré une base sociale de petit entrepreneur et de commerçants s’ancrent donc dans une longue histoire.

Je voudrais essayer de clarifier la distinction entre ces deux formes du nationalisme et leurs bases sociales, afin d’éclairer les convergences. La véritable base sociale du nationalisme de gauche se compose à mon sens de deux éléments essentiels. Premièrement les fonctionnaires, qui entretiennent avec l’État un rapport ambigu, quelquefois schizophrène. Les fonctionnaires sont des salariés, des exploités, mais leur salaire n’est pas du capital au sens strict, pas plus que leur travail ne produit directement de plus-value. C’est dans ce sens que Marx les considère, à la suite de l’économie classique, comme des travailleurs improductifs – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne font rien ou ne servent à rien. Je ne développerais pas ce point, qui mériterait à lui seul une longue discussion. L’idéologie du service public produit une cohésion plus forte, une adhésion plus forte aux objectifs officiels de l’employeur que dans l’entreprise privée, parce qu’elle parvient mieux à s’identifier à l’intérêt général. Dans une situation où les effectifs globaux des fonctionnaires sont menacés, le fonctionnaire se trouve placé dans l’impossibilité de réaliser cette mission et ses conditions de travail se dégradent à vue de d’œil. Cela provoque le désir d’un État fort, riche, qui a les moyens de mener sa mission de « service public », donc d’une fiscalité forte –le recours à l’emprunt public n’ayant plus le même attrait idéologique en temps de crise de la dette publique. C’est pour cela que, pour tout problème, la réponse de la gauche est « créons une nouvelle taxe ». L’idéologie étatiste est donc pour le fonctionnaire un réflexe de défense, sous une forme conservatrice – et comme tout idéologie, elle se présente comme soucieuse de « l’intérêt général ».

Cette idéologie étatiste se mue rapidement en nationalisme de gauche dès lors que la mondialisation du capital est perçue comme antagonique de ce projet de société. Les fédérations de fonctionnaires occupent une place de choix dans le syndicalisme français et sont traditionnellement l’une des bases électorales des partis de gauche. C’est là que la bureaucratie ouvrière, comme tu le dis, joue son rôle idéologique. Tout cela exerce une forte pression en faveur du nationalisme de gauche. Quand je parle de schizophrénie, c’est parce que cette relation du fonctionnaire à l’État mène dans une impasse puisque l’État reste son patron ; le conflit de classe est tout aussi aigu que pour n’importe quelle travailleurs du privé. Le décalage entre l’idéologie et la réalité le plonge dans une grande perplexité. On a pu le voir, par exemple, dans les grèves de 2003, où des enseignants qui se voyaient encore comme une profession particulière et respectable du fait de leur mission éducative, ont découvert qu’ils n’étaient rien d’autre que des travailleurs de l’éducation et que face à la répression policière, ils ne différaient pas des autres salariés. Ils revendiquaient plus d’État et c’est ce même État qui les affrontait à coups de matraques et de gaz. De ce point de vue, le fonctionnaire se trouve placé dans la même situation que le salarié du privé face à l’entreprise qui licencie tout en faisant des profits : l’incompréhension est totale, parce qu’il y a décalage entre l’idéologie et la réalité vécue.

Deuxièmement, il faut prendre en considération la mutation du salariat. A l’origine, le salaire était quelque chose d’éminemment personnel. Chaque salarié percevait une somme négociée avec le patron sur une base individuelle. Les luttes sociales à ont permis d’imposer des formes de salaire collectif : grille salariale, convention collective, SMIC, et ainsi de suite, avec l’État pour interlocuteur et pour garant. De plus, aujourd’hui, une part croissante du revenu des salariés est versée sous une forme ou l’autre de salaire socialisé, que ce soit sous la forme de l’assurance maladie, des caisses de retraite, des ASSEDIC, des prestations sociales et familiales, de la prime pour l’emploi, et ainsi de suite.

Le mouvement ouvrier a, dans un premier temps, cherché à contrôler ce salaire socialisé, notamment par la création des mutuelles et d’assurance-chômage gérée par les ouvriers. Mais l’État s’en est progressivement emparé, directement ou indirectement, jusqu’à gérer complètement cette part du revenu des salariés. Lors de la création de la sécurité sociale, certains militants ouvriers, notamment anarchistes, avaient bien vu le risque qu’il y avait à attacher de cette manière la classe ouvrière à l’État. Ce changement illustre de manière très concrète un phénomène que Marx avait décrit dans le « chapitre inédit du Capital » par ce qu’il appelle le passage de subordination formelle à la subordination réelle du travail au capital. La formule peut sembler obscure théorique, mais le mouvement qu’elle décrit s’est amplement vérifié dans le siècle écoulé depuis. La reproduction de la classe ouvrière, la tâche de fournir au marché des travailleurs à exploiter, a été en grande partie absorbée par l’État.

A la fin du XIXe siècle, l’ouvrier est totalement extérieur à l’État. Même s’il a conquis le droit de vote, il rencontre surtout l’État sous de la conscription et des soldats qui brisent les grèves à coups de fusil. Au contraire, dans le système actuel France et plus généralement en Europe, l’ « État-providence » est une réalité concrète dans la vie quotidienne. Le salaire, direct ou social, est lié à l’État autant qu’au patronat. C’est donc un terrain idéal pour l’idéologie étatiste, et donc pour le nationalisme de gauche qui l’incarne aujourd’hui.

De son côté, le nationalisme de droite entretient à sa manière une relation ambigüe, mais différente à l’État. A l’heure actuelle, il reflète surtout les angoisses de couches sociales menacées par la globalisation du capitalisme, notamment par l’abaissement des droits de douane, par la mondialisation de la chaine de production – qui affectent les petites et moyennes entreprises – et par l’irruption du capitalisme dans les secteurs traditionnels de la petite-bourgeoisie, comme le commerce de détail et la restauration. Même si ces secteurs ne sont pas menacés de disparition immédiate, ils se dissolvent peu à peu et la pression sur chacun de leurs membres est forte. Cela renforce pour eux l’attrait d’un État fort, qui les protégerait des effets de la globalisation par une politique protectionniste. Mais cet espoir est naturellement déçu, puisque dans le capitalisme global, l’État n’a guère d’autre choix que d’appliquer le programme néolibéral. Là encore, il y a un décalage entre l’état idéal et l’état réel, qui engendre une frustration, qui s’exprime par un discours sur les « élites », « l’oligarchie », avec des relents apparemment anticapitalistes – mais, sans référence aucune à l’exploitation, dans un sens diamétralement opposé au communisme.

Tu fais bien de mentionner la question de la « fiscalité écrasante » ; c’est un thème tellement rebattu par l’extrême-droite qu’il semble que toute critique de l’impôt soit fatalement de droite. Je le déplore, tout autant que le silence consternant des marxistes sur cette question essentielle ; nous devons lui opposer notre propre critique communiste de l’impôt. Aujourd’hui, pour les nationalistes de droite, cette critique recouvre à la fois celle des charges sur les entreprises et celle des « assistés ». Dans les deux cas, cela ne reflète rien de plus qu’un antagonisme de classe contre les salariés, que ce soit sous la forme du salaire direct ou socialisé. Cette haine n’est pas une abstraction : charges patronales et fiscalité financent pour une large part ce salaire social. Ce qui est revenu pour les uns apparait comme une dépense pour les autres, et la petite-bourgeoisie se perçoit comme la grande perdante de cette redistribution. La critique de la « fiscalité écrasante » intègre tout cela.

Aujourd’hui, la peur de l’Europe est un thème fédérateur pour les nationalistes de droite comme de gauche : l’Union européenne est considérée comme une menace pour l’État-nation, comme le fer de lance dans capitalisme global et comme un danger pour l’emploi. En 2002, c’est sur ce thème bien plus que sur le racisme que Jean-Marie Le Pen a gagné des voix – même si seule l’effondrement de l’électorat socialiste explique sa place au second tour des présidentielles. En 2007, Nicolas Sarkozy a habilement entretenu l’ambigüité en faisant passer son opposition à l’entrée de la Turquie dan l’union pour une hostilité à l’Europe, que toute sa politique a démentie depuis. Et dans le référendum sur le projet de constitution européenne, extrême-droite et extrême-gauche pouvaient tout les deux réclamer la victoire, dans la plus grande confusion, Villiers et Mélenchon se partageant les saillies xénophobes sur le « plombier polonais ».

Il y a donc bien « des » nationalismes, de gauche et de droite, qui ne correspondent ni à la même base sociale, ni aux mêmes revendications. Néanmoins, il n’est pas exclu que les convergences partielles existantes se muent en ralliements dans l’aggravation de la crise sociale. Jusqu’ici, la frontière la plus étanche était la question du racisme. Le mouvement ouvrier n’est pas immunisé contre le racisme, bien des épisodes de sinistre mémoire en témoignent, mais le mouvement syndical, par exemple, est assez ferme sur ce terrain. Mais en temps de chômage durable et massif, les arguments anti-immigrés trouvent facilement écho en milieu ouvrier, surtout lorsque les partis de gauche ont déserté le terrain. L’antisémitisme rampant, sous ses différents déguisements, est une brèche possible, tout comme l’est un laïcisme exclusivement tourné contre l’Islam – un mode d’argumentation dont le FN a réussi à s’emparer. Si cette barrière lâche, les convergences peuvent se multiplier d’autant que l’extrême-droite s’y emploie consciemment. Alors, la différence entre nationalisme de droite et de gauche risque de devenir très tenue."

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