Ivoire : les éléphants sans défense
Corruption, violence : le trafic pourrait mettre en péril la survie même de l’espèce. Exemple au Kenya où les réserves se battent avec les moyens du bord contre des braconniers aux méthodes militaires. C’est l’odeur qui l’a alerté. Au bout du deuxième jour de recherche au nord du parc du mont Kenya, Kimeli Maripet a dû mobiliser des hommes des villages environnants pour l’aider. «Nous avons trouvé son corps en décomposition, dans une forêt de bambous, les défenses coupées, le détecteur GPS arraché et jeté à 30 mètres de là. Une vision d’horreur. Si je trouve les gens qui ont fait ça…» Le garde forestier de 33 ans est ému. Ce n’était pas la première fois qu’il partait à la recherche de «Mountain Bull», un éléphant «aventureux, qui n’en faisait qu’à sa tête». Mais aussi un mammifère âgé (46 ans), doté de longues défenses et qui, grâce à son collier GPS, avait permis à la réserve privée de Lewa, en partenariat avec plusieurs organisations, de mettre en place, à partir de ses mouvements, un couloir de transhumance d’une dizaine de kilomètres pour relier le mont Kenya au nord du pays. «Désastre national». Sa mort, en mai, a provoqué l’indignation dans le pays. «Que des braconniers puissent tuer Mountain Bull et s’échapper avec leur butin montre qu’il y a de graves failles dans notre système de sécurité, des complicités et des informateurs à l’intérieur des parcs», note Paula Kahumbu, fer de lance de la lutte contre le braconnage au Kenya. Deux mois plus tôt, Richard Leakey, célèbre paléontologue, qualifiait la hausse du phénomène de «désastre national», dénonçant la corruption et clamant que «des personnalités haut placées» étaient impliquées. En juin, plus de 2 tonnes d’ivoire ont été saisies dans un entrepôt de Mombasa, ville portuaire et principale voie de sortie pour la contrebande de l’or blanc.
Si le Kenya Wildlife Service (KWS) affirme que 302 éléphants ont été tués l’an dernier, les activistes estiment que le chiffre est en réalité bien plus élevé. Récemment, l’efficacité de cette organisation a été mise en cause. Six de ses cadres ont été mis en congé, tandis que le gouvernement a lancé une enquête pour mauvaise gestion. «Les jours sont comptés pour les braconniers», assurait en avril Richard Lesyiampe, haut responsable du ministère de l’Environnement, annonçant que KWS serait mis sous surveillance pendant trois mois. «Le service est en lambeaux, les plus hauts responsables sont mouillés jusqu’au cou», lâche un éminent défenseur de la nature.
Dans ce contexte, la réserve de Lewa fait figure de pionnière dans la protection des espèces en danger, principalement les rhinocéros. Son mot d’ordre : impliquer les communautés. Pour éviter les complicités, ses responsables mettent un point d’honneur à bien équiper, former et rémunérer leurs gardes forestiers. Justin Lesirite fait partie de l’unité armée «9-1» au sein de l’organisation Northern Rangelands Trust, qui chapeaute 26 réserves dans le nord du pays. «A chaque patrouille, nous mettons notre vie en danger. Les braconniers sont audacieux, ils portent parfois des uniformes militaires. Pas moyen de négocier avec eux, dès qu’ils nous voient, ils nous tirent dessus.» Mais ce système moderne (avec un avion et un hélicoptère) coûte beaucoup d’argent : 3 millions de dollars par an (2,3 millions d’euros), dont les deux tiers reposent sur des contributions volontaires. Sans compter qu’«il faut être prêt à payer bien et régulièrement des informateurs», explique Mike Watson, le directeur général de la réserve privée de Lewa.
«Tentation inévitable». En dépit de ces efforts, le danger est permanent car l’appât du gain est considérable. Au marché noir, un kilo de corne de rhinocéros est évalué à 65 000 dollars (environ 48 000 euros), un kilo d’ivoire peut aller jusqu’à 1 600 dollars (1 200 euros). «La tentation est inévitable, reconnaît le directeur de la réserve. Depuis 2009, huit de nos employés, de mèche avec les braconniers, ont été arrêtés.»
Dans la salle de contrôle radio, une base de données en ligne, dotée d’un mot de passe protégé et dont le lien a été crypté pour éviter les piratages, est alimentée régulièrement. «Nous y gardons tous les renseignements sensibles, ce qui nous permet de comprendre les liens entre les contrebandiers et, surtout, d’identifier les réseaux.» John Tanui, chef opérateur, clique sur une des lignes. «Par exemple, cet homme arrêté le 7 janvier 2011 sur la route entre Meru et Isiolo avec une grosse quantité d’ivoire. Il a été libéré quelques jours plus tard, après avoir payé une caution de 100 000 shillings kenyans [840 euros]. Une somme modique pour ce genre de trafiquant connecté à des gens puissants dans le gouvernement. C’est frustrant pour nous, avec tous les efforts faits pour aboutir à son arrestation, de savoir qu’il continue ses affaires sans être inquiété.»
Au début de l’année, le gouvernement a adopté une loi bien plus répressive qui prévoit pour la contrebande d’espèces protégées une peine de prison à vie et/ou une amende de 170 000 euros. Mais pour garantir son application, il faudrait renforcer les capacités d’enquête de la police afin de réunir des preuves suffisantes devant le juge. Un rapport publié par Wildlife direct, en début d’année, concluait que seulement 4% des personnes reconnues coupables entre mai et juin 2013 dans 18 tribunaux avaient atterri en prison.
«Il faut s’en prendre aux intermédiaires et aux gros négociants, estime Ian Craig, fondateur de Northern Rangelands Trust. Les enquêteurs devraient examiner les comptes bancaires de ces individus qu’il est très improbable de surprendre une défense dans la main droite et une kalachnikov dans la main gauche.» Cet infatigable défenseur de la faune sauvage met l’accent sur l’ambiguïté autour des réserves d’ivoire détenues par les pays. «Il est très difficile de faire la différence entre l’ivoire légal et clandestin. Il faut interdire définitivement le commerce d’ivoire sous toutes ses formes.»
Stéphanie BRAQUEHAIS Envoyée spéciale à Lewa (Kenya)
- Source : Libération
http://www.liberation.fr/terre/2014/08/21/ivoire-les-elephants-sans-defense_1084465
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