Totalitarismes : désirs secrets et secrètes complicités des masses

Publié le par Socialisme libertaire

Hannah_Arendt totalitarisme

 

Totalitarismes : désirs secrets et secrètes complicités des masses 
Par Hannah Arendt 

 

« La question du totalitarisme s’impose à nouveau dans les pays non totalitaires. En 2022, l’agression russe de l’Ukraine et la résistance impressionnante des Ukrainiens, la révolution des femmes et de la jeunesse contre l’état islamiste des mollahs en Iran, et l’enfoncement de la Chine dans le communisme néo-maoïste du dictateur Xi ont replacé cette question, comme question pratique, au centre du débat politique. L’attitude à l’égard de tel ou tel totalitarisme en particulier, et du système totalitaire en général tend à devenir une des clés principales du ré-aménagement du rapport des forces politiques. Cette attitude ne comprend pas seulement les partis politiques impuissants de la démocratie représentative, « leaders » ou militants ; elle comprend encore ce que savent et pensent les « hommes normaux », et aussi les « désirs secrets et les secrètes complicités » des masses.

Le court extrait que nous publions ci-dessous est tiré du livre de Hannah Arendt, « Le Système totalitaire », troisième partie de son œuvre fondamentale, « Les Origines du Totalitarisme », traduit de l’américain par Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, révisé par Hélène Frappat, et publié par Les Editions du Seuil. L’extrait est situé p.241 de l’édition de poche, chap.III. « Le totalitarisme au pouvoir », point 2 « La police secrète ».
 

« Pendant très longtemps, la normalité du monde normal constitue la protection la plus efficace contre la divulgation des crimes de masse totalitaires. « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible » (1) : en présence du monstrueux, ils refusent d’en croire leurs yeux et leurs oreilles, tout comme les hommes des masses ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles devant à une réalité normale où il ne reste pas de place pour eux (2). La raison pour laquelle les régimes totalitaires peuvent aller si loin dans la réalisation d’un monde fictif, sans queue ni tête, est que le monde non totalitaire, auquel appartient toujours une grande partie de la population du pays totalitaire lui-même, se plaît lui aussi à prendre ses désirs pour la réalité, cette réalité qui est celle de la démence, tout autant que les masses en face du monde normal. Cette répugnance du monde normal à croire le monstrueux, le dirigeant totalitaire lui-même ne cesse de l’encourager : il s’assure qu’aucune statistique digne de foi, qu’aucun fait ni qu’aucun chiffre contrôlables ne soient jamais rendus publics, de telle sorte qu’il n’y ait que des récits subjectifs, invérifiables et sujets à caution à propos des lieux où sont relégués les morts-vivants.

Du fait de cette politique, les résultats de l’expérience totalitaire ne sont que partiellement connus. Bien que nous ayons assez de documents provenant des camps de concentration pour affirmer que la domination totale est possible et pour avoir un aperçu de l’abîme du « possible », nous ne connaissons pas l’étendue de la transformation des mentalités sous un régime totalitaire. Nous savons encore moins combien de gens normaux autour de nous seraient prêts à accepter le mode de vie totalitaire – autrement dit à payer d’une considérable amputation de la durée de leur vie l’assurance que tous leurs rêves de carrière seront accomplis. On sait aisément à quel point la propagande et même certaines des institutions totalitaires répondent aux besoins des nouvelles masses déracinées, mais il est presque impossible de savoir combien d’entre eux, exposés plus longtemps à la perpétuelle menace du chômage, acquiesceraient avec joie à une « politique de la population » qui consiste à éliminer régulièrement ceux qui sont en surnombre ; combien, après avoir pleinement pris conscience de leur inaptitude croissante à porter les fardeaux de la vie moderne, se conformeraient de gaieté de cœur à un système qui, en même temps que la spontanéité, élimine la responsabilité.

En d’autres termes, nous avons beau connaître les activités et le rôle spécifique de la police secrète totalitaire, nous ne savons pas dans quelle mesure et jusqu’à quel point le « secret » de cette société secrète correspond, à notre époque, aux désirs secrets et aux secrètes complicités des masses. »

Hannah Arendt

 

[1] David Rousset, « L’Univers Concentrationnaire », 1946, p.181.

[2] Les nazis étaient tout-à-fait conscients de la protection que leur assurait le mur d’incrédulité qui entourait leur entreprise. Un rapport secret adressé à Rosenberg sur le massacre de 5 000 Juifs en 1943 déclare explicitement : « Imaginez seulement que ces événements viennent à la connaissance de l’autre bord et soient exploités par lui. Il est tout-à-fait probable qu’une telle propagande n’aurait aucun impact pour cette seule raison qu’en entendant ou en lisant cela, les gens ne seraient pas prêts à le croire » (« Nazi Conspiracy and Aggression, 1946, vol.1, p.1001).

 

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