★ NOTES SUR L'ANARCHISME EN URSS

Publié le par Socialisme libertaire

 

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À bas le marxisme, à bas la république des soviets
À bas la cellule des bolcheviks
Nous croyons fermement à la violence
À la solidarité de nos chansons et de nos baïonnettes
« À bas, à bas » murmurent les forets et les steppes
« À bas, à bas » grondent les vagues de la mer
Nous briserons les chaînes du communisme
Et ce sera notre dernier combat.

★ Chanson anarchiste datant de la révolution, répandue dans les camps staliniens vers 1949, citée par Mikhail Diomine (le blatnoï).

« AVERTISSEMENT

Cet article a été fait à partir de documents sur l’anarchisme en URSS parus essentiellement en France ; articles de journaux, livres de dissidents, interview, etc. Il ne repose pas sur une documentation soigneusement rassemblée et exhaustive, mais sur une série d’informations rassemblées presque par hasard, et que j’ai jugé suffisante pour écrire cet article. Ce ne sont d’ailleurs que des notes car il s’agit plus de quelques cas particuliers et de quelques anecdotes publiées ensembles que d’une étude complète utilisant toutes les sources disponibles. De toute façon il manque pour écrire une vraie histoire de l’anarchisme soviétique les documents précieux qui doivent se trouver dans les archives de la Tcheka, du GPU, du NKVD et du KGB, et qu’on ne peut malheureusement pas consulter librement. Cet article incomplet et bâtard a pour but de montrer la continuité des idées anarchistes en URSS de l’écrasement de la Révolution à nos jours, et de fournir à ceux qui s’intéressent à ce sujet une base de départ pour d’éventuelles recherches. En effet de nombreuses informations sont à confirmer, à compléter ou à découvrir.

DE 1921 À 1937

L’écrasement définitif des anarchistes russes est communément daté de 1921. Cette année-là, le mouvement makhnoviste est définitivement écrasé par l’armée rouge, et la Commune de Cronstadt, dernier sursaut de l’esprit de 1917, est noyée dans le sang par Trotsky et consort. Les ouvrages traitant de l’anarchisme en Russie s’arrêtent bien souvent à cette date. Mais l’activité des révolutionnaires anarchistes continuera encore longtemps, bien que très faible et bien qu’elle soit un combat d’arrière garde (elle se déroulera bien souvent dans les camps et les prisons).

L’activité en liberté
Après 1921, toute propagande anarchiste est sévèrement réprimée mis à part quelques exceptions tolérées par le régime pour se donner une image « libérale » : les librairies et les éditions « Golos Trouda » de Moscou et Petrograd, la « Croix Noire » et le musée Kropotkine. Mais il y a encore quelques tentatives d’activité clandestine qui seront rapidement découvertes par la Tcheka. Les dernières traces de groupes clandestins ne dépassent pas 1925. Quelques-uns ont agi en 1922 et en 1923 à Petrograd et Moscou. En 1924 un autre groupe anarchiste assez actif existe encore à Petrograd parmi les ouvriers, mais il doit cesser son activité quand son existence est découverte. Des groupes ont existé dans plusieurs villes d’Ukraine et des tracts ont été distribués ; il y a aussi une propagande clandestine menée parmi les paysans. En 1924, le « Groupe d’anarchistes du sud de la Russie » fait parvenir des nouvelles à leurs compagnons exilés. C’est sa seule activité connue. Dès 1925, la propagande clandestine est le fait d’individus et non de groupes. Cette très faible propagande semble avoir eu des résultats. La vague de grèves qui secoue Moscou et Petrograd en Aout et Septembre 1923 est due en grande partie aux mencheviks, mais dans plusieurs cas aux anarchistes.

Les institutions anarchistes officielles ont encore une petite activité légale. Les éditions « Golos Trouda » publient les œuvres complètes de Bakounine et un livre d’A. Borovoï sur l’anarchisme en Russie. Le musée Kropotkine ouvre ses portes en 1921 à Moscou. Une organisation, la « Croix Noire », qui a pour but d’aider les anarchistes emprisonnés est tolérée elle aussi. Mais si elles sont maintenues, c’est que le régime y trouve son intérêt. Elles n’existent qu’à Leningrad et Moscou, vitrines de l’URSS vers l’étranger. En province rien n’est possible, la littérature anarchiste tolérée à Moscou y est interdites. La Tcheka puis le GPU y trouvent aussi leur compte, en repérant plus facilement les sympathisants anarchistes. Il y a en permanence des indicateurs à la « Croix Noire », et tous les visiteurs du musée Kropotkine sont photographiés à leur insu. Mais ces institutions légales vont peu à peu, avec l’affermissement du pouvoir de Staline, devenir inutiles. La « Croix noire » est dissoute en 1925 et ses principaux animateurs sont emprisonnés. Les librairies de Moscou et Leningrad sont fermées en 1929, au cours d’une vague d’arrestation qui frappe les milieux anarchistes. Le musée Kropotkine ferme en 1938, à la mort de sa veuve.

Si l’activité légale et les groupes clandestins disparaissent, il y a toujours des actes individuels. Quand les communistes exploitent l’affaire Sacco et Vanzetti pour leur propagande anti-américaine, certains anarchistes russes dénoncent cette manœuvre d’un régime qui défend deux anarchistes pour mieux en interner des milliers d’autres dans ses camps et ses prisons. L’anarchiste Warchavski est emprisonné car il possède des brochures éditées clandestinement à l’occasion de l’exécution des deux martyrs et qui dénonçaient l’exploitation de leur affaire par le régime soviétique. Nicolas Beliaief, anarchiste déporté au Turkestan se retrouve en Sibérie pour avoir protesté parce qu’un camp d’aviation militaire de la région avait été baptisé de leurs noms. Il a dû y avoir de nombreuses autres actions individuelles, comme celle d’Ivan Kologriv, un docker anarchiste condamné en 1930 pour agitation antimilitariste.

L’activité dans les prisons et dans les camps.
Du fait du système répressif mis en place par les communistes, la plus grande partie des anarchistes actifs s’est retrouvée en prison, en déportation ou en relégation. Et là ils ont continué à lutter. Ils vont participer, avec les courants socialistes de la Révolution, socialistes révolutionnaires et sociaux-démocrates, à la lutte pour conserver les avantages du statut de prisonnier politique hérité du tsarisme : pas de travail forcé, correspondance libre, circulation libre dans le camp à toute heure du jour et de la nuit.

À partir de 1921, les prisonniers politiques sont internés sur les îles Solovki, dans la mer Blanche, où se trouve un ancien couvent. En décembre 1923, alors que l’archipel est coupé du reste du monde par l’hiver, quelques avantages sont supprimés : limitation de la correspondance et d’autres petites choses et surtout interdiction de sortir des bâtiments après 6 heures du soir. En guise de protestation, des volontaires socialistes révolutionnaires et anarchistes doivent sortit dès le premier jour après 6h. Mais avant même l’heure du couvre-feu, les soldats tirent sur les prisonniers qui se trouvent dehors. Il y a 6 morts et plusieurs blessés. Mais après cet « incident », le régime politique est maintenu. Fin 1924, de nouvelles menaces pèsent sur le statut politique. Toutes les fractions politiques s’entendent de nouveau pour demander l’évacuation de l’archipel avant l’arrêt de la navigation sinon une grève de la faim collective aura lieu. Moscou repousse l’ultimatum et la grève commence. Toutes les personnes valides la font. Des médecins choisis parmi les détenus surveillent chaque gréviste de la faim. Mais les autorités qui sont indifférentes à cette grève se contentent d’attendre. Après 15 jours, des dissensions se font sentir du fait du nombre important de participants et des courants politiques divers. Un vote secret se prononce pour l’arrêt de la grève. Ce n’est pas une victoire, mais ce n’est pas une défaite : le régime politique est maintenu.

Au printemps 1925, les Solovski sont évacuées. En fait, c’est une manœuvre des autorités pour briser la résistance. Les anciens (prisonniers élus par chaque fraction et chargé de parlementer avec les autorités) sont internés à l’isolateur de Verkhné-Ouralsk. Les attaques contre leurs « libertés » se font plus précises : la circulation entre les cellules est interdites, les anciens sont réélus mais ils ne peuvent plus entrer en contact avec les autres cellules. La lutte continue, mais le cloisonnement ne la favorise pas. Vers 1928, une autre grève de la faim a lieu. Mais l’atmosphère n’est plus la même que pour la précédente, et après un passage à tabac des grévistes par les gardiens, le mouvement s’arrête.

La dernière grève de la faim collective des prisonniers politiques des Solovski aura lieu début janvier 1937 à l’isolateur de Iaroslav. Les derniers rescapés présentent leurs revendications de toujours : élection d’anciens, libre circulation entre les cellules etc. Après 15 jours de grève, ils sont nourris artificiellement. Ils obtiennent quelques avantages qui leur seront repris en quelques mois. C’est la dernière manifestation collective des anarchistes, des socialistes révolutionnaires et des autres socialistes emprisonnés après la révolution. Les purges staliniennes décimeront ces vétérans.

La solidarité est très forte à cette époque entre les anarchistes, mais aussi entre tous les prisonniers politiques socialistes en général. Cette longue lutte menée collectivement pendant près de 15 ans en est une preuve. Mais il y a d’autres cas d’entraide : par exemple à Tchimkent, jusqu’au début des années 30, les relégués socialistes révolutionnaires, sociaux démocrates et anarchistes alimentent une caisse secrète d’entraide pour leurs camarades de Nord. En effet, si on trouve facilement du travail à Tchimkent même si on est relégué, ce n’est pas le cas dans le nord sibérien où de nombreux relégués n’ont aucun moyen de subsistance.

LES PURGES STALINIENNES

En 1937–1938, Staline va exterminer tous ceux qui ont participé à la Révolution, bolchéviks ou autres. Des milliers de personnes sont fusillées, des millions disparaissent dans les camps en Sibérie. Les anarchistes rescapés de la Révolution sont durement touchés par cette vague d’arrestation. Des hommes connus comme Iartchouk et Archinof sont fusillés, des milliers d’autres inconnus, qui avaient été anarchistes avant ou pendant la Révolution, sont tués ou déportés dans les camps. Ces purges marquent l’extermination de la « vieille garde » anarchiste.

Le souvenir de quelques anarchistes persécutés à cette époque nous est parvenu. Le tailleur juif Aïzenberg par exemple : anarchiste individualiste et disciple de Kropotkine, il est arrêté à Kharkov en 1937. Il résiste aux coups et aux tortures employés pour lui faire avouer qu’il appartient à une organisation et pour qu’il dénonce ses membres. Il répond qu’il est anarchiste individualiste, et donc il ne reconnaît aucune organisation. Pendant 31 jours et 31 nuits il subit un interrogatoire interrompu seulement 2 fois par jour pour manger. Il a 55 ans et il ne cède pas. Ses tortionnaires se lasseront les premiers : il est envoyé dans un asile d’aliénés de Moscou. En 1937 aussi, l’anarchiste Dimitri Venediktov relégué à Tobolsk est arrêté pour « propagation de bruits au sujet des emprunts » (c’étaient des emprunts d’État obligatoires) et « mécontentement à l’égard du pouvoir soviétique ». Il est condamné à mort et exécuté. Le but des purges était entre autre chose de liquider tous ceux qui de près ou de loin ont eu un rapport avec les courants politiques qui ont participé à la Révolution. Staline voulait faire disparaître tous ceux qui ont cru que la Révolution pouvait amener la liberté.

DES PURGES À LA DÉSTALINISATION

Les purges marquent l’élimination physique de nombreux anarchistes issus de la Révolution. Ceux qui n’ont pas été fusillés sont dans les camps, et les rares qui restent en liberté n’osent plus rien faire. Pourtant l’anarchisme n’est pas mort en URSS. Dès 1937, il y a des jeunes qui s’étaient sentis anarchistes après l’anéantissement du mouvement. Dans les camps staliniens ; seuls endroits où une activité anarchiste est perceptible, il y a donc maintenant, à côté des anarchistes russes, des anarchistes soviétiques.

En 1947, dans les camps de la Sibérie du nord,il y a de nombreux soldats qui, faits prisonniers par les allemands et libérés par la victoire russe, ont été déportés sur l’ordre de Staline. C’est dans ce milieu qu’apparait le « Mouvement Démocratique de la Russie du nord ». Soutenu par des marxistes non staliniens et par les anarchistes (dont l’un des slogans est « pour les soviets, contre le parti »), ce mouvement organise une révolte. Elle éclate dans le camp de Jeleznodorojny, et elle touchera plus ou moins les camps de Promyshleny, Severny, Gornieki, Vorkhoute. Victorieuse au début, cette révolte sera finalement écrasée par l’armée, et ceux qui y ont participé seront impitoyablement pourchassés [[Dissenso Est-Oveste, janvier 1979 [/mfn].

Les anarchistes participeront aussi aux révoltes qui secouent les camps en 1953–54, après la mort de Staline et l’exécution de Beria. Ces camps, dominés par les droits communs, sont repris en main peu à peu par les politiques à partir de 1949. À la mort de Staline, quand une fraction du Kremlin avec Krouchtchev joue la carte de la déstalinisation pour affermir son pouvoir, la situation est favorable à l’éclosion de révoltes dans les camps. À Norilsk, un camp situé dans l’extrême nord sibérien, des makhnovistes, 30 ans après l’écrasement de leur mouvement, participent activement à la révolte.

Le souvenir de Makhno n’est en effet pas mort dans les camps à cette époque. Mais la propagande soviétique qui l’assimile à un bandit a atteint ses objectifs. Pour certains, Makhno n’était que le chef d’une troupe de bandits. Soljenitsine lui, cite les makhnovistes comme un des nombreux courants qui traverse le monde de la pègre internée dans les camps dans les années 47–52.

La participation des anarchistes dans les révoltes des camps des années 1953–54 représente la dernière apparition connue d’anarchistes ayant participé à la Révolution. Ce qui serait intéressant de savoir, c’est si le terme makhnovistes ne recouvre que d’anciens membres de l’armée insurrectionnelle d’Ukraine, ou s’il comprend aussi d’autres anarchistes non makhnovistes et/ou nés après la révolution, du fait de leurs convictions communes.

DU XXÈME CONGRÈS À 1979

Après le « rapport Khrouchtchev » s’ouvre en URSS une brève période d’une relative libéralisation, période qui voit l’éclosion d’un mouvement contestataire dont la dissidence actuelle est issue en ligne directe. Après plus de 30 ans de dictature absolue et étouffante de Staline, il y a une grande circulation des idées. « En 1957, en pleine période de déstalinisation, notre groupe, comme beaucoup d’autres, pensait que le pouvoir, face à cette sorte de printemps de Prague, n’oserait pas intervenir. Il n’y avait pas à l’époque de remise en cause du communisme, mais plutôt une attirance vers une démocratisation à la yougoslave. Nous étions des gens de tendance communiste-libertaire ne remettant en cause que l’aveuglement de l’État totalitaire et prônions une plus grande autonomie de l’individu dans notre société. Certains d’entre nous remettaient en cause l’État et se réclamaient de l’Anarchie. Il y avait aussi dans tous ces groupes des gens qui se réclamaient d’un nationalisme dur ». c’est un émigré juif d’origine ouvrière qui parle. À l’époque, il est étudiant à Leningrad et co-fondateur en 1957 d’un groupe de discussions et de réflexions. Ainsi, malgré la répression staliniennes, l’anarchisme n’a pu être étouffé et il réapparait hors des camps.

Mais Khrouchtchev ne peut pas tolérer longtemps une telle situation, et dès que son pouvoir est plus stable la répression va s’abattre sur tous ceux qui ne pensent pas dans la ligne. Un dissident russe exilé interné entre 1957 et 1965 dans les camps de concentration y a rencontré plusieurs anarchistes lors de sa détention. C’était des anarchistes de la nouvelle génération : « Ils avaient lu les livres de Kropotkine, et parfois de Bakounine (qu’il est très difficile de trouver dans les bibliothèques en URSS), ils étaient de même familiarisés avec les idées de Proudhon et avec la pensée occidentale contemporaine ». ainsi malgré l’étouffoir idéologique du régime soviétique, les idées parviennent tout de même à circuler. Il cite aussi l’exemple d’un camarade, E., qui après avoir passé une dizaine d’année dans les camps, à été libéré en 1971. Il a de nouveau été arrêté et condamné en 1974 pour « propagande anti-soviétique », accusation traditionnelle. E. se déclare défenseur des droits de l’homme car se déclarer anarchiste ouvertement en URSS est très dangereux.

Ce dissident a aussi rencontré des anarchistes hors des camps. En 1967, le camarade qui avait fondé le groupe de réflexion de Leningrad est arrêté pour avoir aidé Galanskof, un des dissidents les plus en vue de l’époque, à écouler des devises étrangères. Il y a aussi le cas d’un docker anarchiste arrêté pour « propagande anti-soviétique » parmi ses collègues de travail. E. Kouznetsov a fait en 1971 une étude sur les détenus du camp de concentration où il se trouvait à l’époque. Il donne une série de chiffres très intéressants. Ainsi sur 90 prisonniers il y a 19 nationalistes démocrates, 7 démocrates internationalistes, 6 monarchistes et un anarchiste ; les autres n’ont pas d’opinion politique.

Enfin très récemment, il y a eu l’affaire de l’« opposition de gauche » de Leningrad. C’est une sorte d’organisation clandestine de gauche qui tentait de se créer, et il y avait un courant anarchiste.

L’Opposition de Gauche
En 1978 apparaît à Leningrad un groupe d’étudiants, l’«opposition de gauche ». Il est créé par des étudiants qui en 1976 avaient été liés à une affaire de distribution de tracts contre le parti à l’occasion du congrès du PCUS. À l’issu de cette affaire un étudiant, Andrei Reznikov, est condamné à deux ans de camp. Son ami Alexandre Skobov crée en juin 1978 une communauté à Leningrad qui est un point de rendez-vous pour la jeunesse marginale et pour les sympathisants du groupe. Le groupe édite aussi une revue qui aura 3 numéros durant l’été 78, et qui à côté de textes de grands classiques publie des articles actuels théoriques ou sur la dissidence. Un des projets de l’«opposition de gauche » est de rassembler dans une conférence des groupes de gauche de Leningrad, de Moscou, des pays baltes, d’Ukraine, du Caucase pour confronter les idées et au besoin s’organiser. La conférence prévue pour septembre est repoussée à cause de l’attitude d’un groupe « marxiste orthodoxe ». La répression qui va s’abattre sur le groupe empêchera finalement la tenue de cette conférence. Des délégués sont refoulés et le moscovite Bessov sera interné quelques temps. En août, la communauté est perquisitionnée et saccagée, ses habitués sont suivis. Début octobre, le KGB interroge Skobov, à partir du 10 de nombreuses perquisitions ont lieu chez les gens proches de la communauté, qui sont aussi interrogés. Le 14 octobre Skobov est arrêté, le 31 c’est au tour de Tsourkov, un autre membre actif du groupe et vétéran de 1976. Pour protester contre ces arrestations, plus de 200 étudiants manifestent sur la place N.D. de Kazan de Leningrad le 5 décembre. Reznikov est attaqué dans la rue par des « inconnus », et il est plusieurs fois détenu quelques jours. Le 6 avril 79, Arkady Tsourkov est condamné à 5 ans de travail et 2 ans d’exil intérieur. Le 16 avril Skobov est condamné à l’internement psychiatrique de durée indéterminée. Alexis Khavine, qui a refusé de déposer contre son ami Skobov, est accusé de trafic de drogue et il est condamné à 6 ans de camp en août. Cette répression systématique a anéanti l’«opposition de gauche » et la communauté de Skobov.

Le but du groupe était de confronter dans un débat les idées de gauche et de créer si besoin était une organisation. Sa revue, « Perspektivy », publie des auteurs de courants très différents : Kropotkine, Bakounine, Trotsky, Marcuse, Cohn-Bendit pour donner des bases, il y a des textes pour et contre le soulèvement de Cronstadt, des textes repris d’autres samizdats, et le n°3 est composé d’articles programmatiques devant servir de base aux discussions lors de la Conférence. La revue contient aussi un reportage sur la manifestation du 4 juillet 1978 à Leningrad qui a réunis spontanément 15.000 jeunes. Elle était très influente dans le milieu étudiant de Leningrad, et elle était diffusé dans d’autres régions d’URSS. Les idées exprimées dans le n°3 peuvent être qualifiées d’«ultra-gauches ». Il faut lutter contre le type d’État soviétique et non contre l’État en général. La classe ouvrière est en voie d’intégration et la seule classe révolutionnaire est celle des intellectuels et des étudiants. La preuve est faites que l’agriculture privée est supérieur à l’agriculture collectivisée. Pour certains, une fraction de la bureaucratie va jouer la carte de la démocratisation pour se maintenir, et la tache la plus importante est de renforcer l’opposition. Pour d’autres, il n’y aura pas de démocratisation, et il faudra utiliser la violence et l’illégalité : fabrication de fausse monnaie, éventuellement prises d’otages, lutte armée en s’inspirant des « anarchistes d’Allemagne Fédérale, particulièrement du groupe Baader-Meinhoff », etc. Enfin plusieurs propositions concrètes sont données comme programme : cela va de « liberté et autonomie des associations et organisations » à « pour les questions nationales, le droit à l’autodétermination devrait être appliqué » en passant par « liquidation de l’armée de conscription et son remplacement par une armée volontaire ». Toutes les autres propositions sont du même genre et peuvent être qualifiées de « réformistes ».

Mais à côté de ce courant représenté par ces textes, il y avait une influence anarchiste non négligeable. La publication dans la revue de Kropotkine et Bakounine en est une preuve. Dans la bibliothèque de la communauté, qui était celle de Skobov, la presse dissidente, Totsky, Marx jeune et Kropotkine voisinaient. Skobov lui-même considéré comme l’un des théoricien du groupe, « se définissait lui-même comme anarcho-socialiste, partisan du jeune Marx. Son programme comportait le pluralisme dans l’économie ; une démocratie complète en politique et idéologie ; le pacifisme ». Il appartenait avec Tsourkov à la tendance non-violente du groupe qu’il voulait maintenir toujours ouvert : « l’autre aile du mouvement à laquelle appartient Arkady Tsourkov et Alexandre Skobov (qui sont ceux que j’ai le mieux connus personnellement) semble s’en tenir aux méthodes non violentes quelle que soit la politique adoptée par le gouvernement. Son souci est de maintenir la caractère ouvert du mouvement et d’éviter sa cristallisation prématurée et son compagnon naturel, le sectarisme. » Skobov n’est pas le seul à être influencé par les idées anarchistes. Ainsi par exemple Alexis Khavine, son ami, avait été condamné en 1977 pour avoir diffusé des œuvres de Kropotkine alors qu’il était encore lycéen.

L’ANARCHISME ET LES AUTRES

Il n’est pas besoin de faire de longues phrases pour donner la position du pouvoir soviétique vis à vis des anarchistes : ce sont des irresponsables et des bandits. Mais par contre il est intéressant de voir l’image de l’anarchisme que se font les dissidents. En général, et pour des raisons évidentes, l’anarchisme est mal connu, surtout au niveau de son histoire. Voilà ce que répondait Pliouchtch en 1976 lors d’une conférence de presse : À la question « le massacre anti-ouvrier de Kronstadt est-il resté dans les mémoires ‚», Pliouchtch répondit « il ne reste plus rien dans la mémoire des ouvriers, l’histoire est entièrement falsifiée ». Ainsi pour Makhno « ceux qui m’en ont parlé m’en ont dit du mal, mais ici je me rend compte qu’il a été calomnié par la presse russe. Non seulement il ne faisait pas de pogroms, mais il fusillait ceux qui en faisaient ». quand aux anarchistes espagnols internés en 1939 au camp de Karaganda, il ne connait pas de détails, mais fut au courant de l’affaire. Au point de vue des idées, si certains dissidents les connaissent apparemment correctement, d’autres, intentionnellement ou non, les déforment. Par exemple dans l’ouvrage collectif « Des voix sous les décombres », deux articles citent l’un Bakounine, l’autre Kropotkine. Pour Igor Chafarevitch, l’unique but de Bakounine était de détruire, il n’avait pas d’idéaux positifs. Par contre Malik Agoursky cite sans les déformer les conceptions de Kropotkine sur l’association travail intellectuel-travail manuel dans les communautés de la société future. Il est à noter d’ailleurs que même parmi ceux qui sont influencés par l’anarchisme en union Soviétique, la pensée de Kropotkine leur est beaucoup plus familière que celle de Bakounine. Peut-être est-ce dû en partie au fait que Kropotkine, contrairement à Bakounine est connu aussi comme scientifique en URSS. Ainsi en 1976 le « Bulletin de la société de Moscou sur la nature expérimentale » a publié plusieurs articles sur Kropotkine et son activité scientifique où il n’y a pas d’attaques gratuites contre l’anarchisme. Enfin l’image traditionnelle de l’anarchiste n’a pas l’air très différente de celle répandue en France. D’après Vadim Netchaev, Skobov a « l’allure à se faire mettre la main au collet et fouiller la sacoche par des flics eu quête de bombes d’anarchistes » parce qu’il porte la barbe et une capote de soldat.
Ainsi malgré plus de 60 ans de dictature, le régime soviétique n’a pu étouffer totalement l’anarchisme. Ceux qui se réclament de la pensée libertaire à l’heure actuelle ont peu de points communs avec les anarchistes de 1917. La situation économique et politique a foncièrement changé, et leur nombre et leur influence sont infiniment moins importants. Mais il y a une continuité entre ces générations malgré la répression violente dès 1918, malgré le stalinisme et ses purges, malgré la difficile circulation des idées. La pensée anarchiste n’est pas encore morte en URSS. »

Wiebier­al­s­ki, in Iztok n°1 (printemps 1980) 
 

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