★ LE CHEMIN DE L'ANARCHIE

Publié le par Socialisme libertaire

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★ Erich Mühsam : Le chemin de l’anarchie (1932)  
 

« La théorie anarchiste ne prescrit aucune méthode de combat et ne rejette aucune de celles qui concordent avec l’autodétermination et la spontanéité. Ainsi, lors d’insurrections violentes, seule la volonté de l’individu déterminera la nature de sa participation, la possibilité et le degré de son intégration a des formations de combat, dont la tactique est à maints égards contestable d’un point de vue libertaire. Tout le monde n’est pas d’un caractère à rester à l’écart lors de grands événements, examinant et ergotant si tout ne se passe pas comme il le souhaite, et à ne rien faire du tout plutôt que de soutenir un combat qu’une juste conception n’éclaire pas en tout point. Partout où ont été menées des luttes révolutionnaires, les anarchistes ont heureusement et presque sans exception toujours été présents au côté des travailleurs soumis aux influences centralistes et abusés par l’autorité. Le critère décisif était le sentiment de l’appartenance sociale, la conscience de l’obligation de réciprocité qui lie tous les exploités, l’indomptable volonté de se battre qui ne peut supporter de laisser les autres seuls face à l’ennemi commun, et surtout le désir de donner un élan libertaire au courage, à l’abnégation et à la passion qui firent là de si grandes choses, même si le but visé était peut-être erroné. Même si plus d’un anarchiste, animé d’une telle volonté, s’est trouvé entraîné assez loin de ses propres voies, il n’aurait trahi son idée que s’il avait gêné les combattants par de pédants rappel à l’ordre. La liberté n’est pas un bien au modèle déposé et aux propriétés évaluées et mesurées sous tous les angles, mais une valeur vitale qui peut trouver accès partout où une force s’est mise en mouvement. La tâche des anarchistes est de donner accès à la liberté, là où des hommes luttent.

Le même camp qui croit devoir faire reproche aux anarchistes de l’étroitesse de leur champ d’activités politique, parce qu’ils considèrent comme préjudiciable à la lutte des classes le gaspillage des forces du prolétariat dans l’accumulation des bulletins de vote, leur tient rigueur d’une certaine forme d’intervention immédiate qu’ils ont employée de multiple façon dans le passé. L’action individuelle violente, expliquent les marxistes, est condamnable, parce qu’elle se met en travers de l’action planifiée des masses dans la lutte révolutionnaire et, par suite, fournit des prétextes bienvenus aux mesures de représailles des forces contre-révolutionnaires, si bien que c’est la classe tout entière qui doit payer pour l’entreprise d’un seul. La raison de cette condamnation des attentats, incendies volontaires, expropriations et autres actes individuels semblables accomplis par conviction politique, est très claire. Elle n’est nullement due à des scrupules moraux, auxquels la pensée marxiste n’attribue en tout domaine qu’un rôle très secondaire ; de plus, ces adversaires de la terreur individuelle justifient expressément la terreur de masse comme moyen de lutte politique. Il s’agit en fait de l’hostilité des partisans du centralisme autoritaire envers tout geste responsable d’une personne agissant après réflexion personnelle, une hostilité qui va jusqu’à désapprouver que l’on sacrifie sa vie à l’idée révolutionnaire, lorsque cela n’est pas décidé, ordonné et contrôlé par une autorité centrale. Qu’un seul individu sorte des rangs au cours du combat, cela signifie pour la pensée du maître, du prêtre, du père ou de la centrale, un affaiblissement nocif du pouvoir légalisé, la preuve que des actions efficaces peuvent aussi être menées sans être dirigées ni calculées par en haut. Aussi stupide que soit l’idée que la violence individuelle est un moyen de propagande exclusivement anarchiste — dans l’époque récente, les meurtres politiques ont été presque exclusivement commis par des nationalistes —, le point de vue selon lequel elle n’aurait pas sa place dans la lutte des classes ou que les anarchistes auraient des raisons de se démarquer des auteurs de violences dans leurs rangs, ne l’est pas moins. C’est en ce domaine la personne qui décide entièrement et en toute indépendance de son action et si elle en vient, par conviction anarchiste, à prendre une décision et à l’exécuter, les critères d’un jugement de son acte seront bien entendu l’opportunité et la réussite, mais jamais une condamnation à partir de l’idéologie de la lutte des classes. La conception anarchiste de la liberté place le droit de la personne beaucoup trop haut pour avoir à le renier là où une nature blessée exprime son sentiment sous la forme de représailles, là où, pour des raisons de propagande, de mise en garde, d’intimidation ou de défi, ou encore pour donner le signal de la lutte, un esprit libertaire affronte le monde dans un acte effrayant. Il y a en même temps, dans cet accent mis sur la personne, le violent rejet de la conception marxiste d’une violence justifiée dès qu’elle est exercée conformément aux directives d’un organe central. C’est précisément dans ce cas qu’apparaît une violence mécanique, que la main qui exécute est un simple instrument et l’homme qui commet un simple organe d’exécution. Or, dans la pensée anarchiste, le seul acte dont la responsabilité puisse être moralement assumée est celui qui, né de la libre volonté de son auteur et de l’estimation de son esprit, découlant d’une conviction personnelle sérieusement pesée et engageant la vie de celui qui l’a décidé, est commis avec la conscience d’accomplir une œuvre de solidarité et un devoir de fraternité, une œuvre au service de l’idée et de la classe. Peu importe qu’il s’agisse de l’acte d’un individu, d’une conjuration d’alliés ou d’une action des masses, si chacun reste maître de ce qu’il fait, ne fait que ce qui est le fruit de sa réflexion et que sa conscience sociale l’a déterminé à faire, engageant volontairement et non par crainte d’un maître ou du pouvoir la totalité de ses forces pour la cause commune.

L’engagement de la personne est, pour les anarchistes, la voie qui mène à la révolution, la condition de sa victoire ultérieure et, enfin, le moyen d’édifier une société sans État, ainsi que le contenu de la vie dans le communisme. Le sens de toute intervention immédiate par la grève, le sabotage, la résistance, le refus, l’action individuelle ou conspiratrice, est dans l’obligation pour chacun de participer corps et âme, de ne rien faire qui ne résulte du libre accord de ceux-là mêmes qui n’agissent pas d’après les ordres d’une direction centrale mais conformément à la conscience du devoir d’une personne responsable, animée par l’esprit social. Là où des masses sont en mouvement, elles doivent être des rassemblements de personnes, faute de quoi leur mouvement ne pourra conduire à la liberté, mais seulement au transfert du pouvoir à ceux qui les conduisent. La culture de la personnalité ne signifie pas en effet que l’on éduque des chefs, c’est au contraire la seule protection contre le danger d’être abusé par eux. Afin d’assurer l’obéissance aveugle de ceux qu’ils dirigent à leurs chefs, les partis ouvriers centralisés, comme toutes les organisations et tous les pouvoirs autoritaires sans exception, ne demandent en aucune façon que l’on se soucie de la personnalité, à vrai dire pas plus de celle des uns que des autres. Où agit une personne, agit l’esprit de liberté, incompatible avec tout centralisme. Les chefs autoritaires ne s’élèvent jamais au-dessus de la foule par la supériorité de leur caractère ou de leur esprit, mais uniquement par leur aptitude au commandement, une qualité qui ne peut être cultivée que chez des gens à la personnalité peu développée. C’est pourquoi les chefs d’organisations centralisées ne parviennent habituellement pas à leur place par la force de leur volonté ; ils sont nommés — et même pas élus — chefs, parce qu’ils ont prouvé leur aptitude à transmettre sans aucune critique à leurs subordonnés les ordres d’une autorité supérieure et à préserver par leur propre autorité ces ordres de la critique. Leur rôle est, toujours par simple nomination, gonflé au point de faire d’eux des personnages dignes de respect et infaillibles, ce qui n’est possible que si l’on réduit à néant la valeur personnelle des hommes en général. Moins on accorde de valeur à la culture de la personnalité, et plus luxuriants sont le culte de la personnalité et son prestige. L’anarchisme rejette tout culte de la personnalité et s’y oppose par le soin et le souci qu’il a de cette dernière. Là où chacun peut épanouir librement et sans entraves toutes les qualités qui sont utiles socialement et fortifient sa propre volonté de vivre, là où nul ne doit avoir honte devant quiconque de ses particularités et de ses passions dans la mesure où elles ne nuisent pas à la communauté tout entière, le respect de tous pour tous est garanti, l’estime mutuelle existe et pouvoir, idolâtrie, culte de la personnalité et domination n’ont nulle place.

Une telle conception des choses a pour conséquence que le combat de l’anarchisme ne peut être que celui de personnes librement et spontanément réunies. Ainsi la question de savoir si la culture et la propagation de l’idée de liberté ont besoin d’une organisation de masse, trouve en elle-même sa réponse : elles ont besoin de l’association de toutes les femmes et de tous les hommes qui ont reconnu la nécessité de fonder la vie sociale sur l’anarchie et qui sont décidés à amener sa réalisation en se fédérant et en engageant leur personne tout entière, dans la totale égalité des droits et selon le principe de la libre adhésion à chaque action. Plus nombreux seront ceux qui se réuniront en vue de cette tâche, et plus rapidement et plus sûrement la société parviendra à se libérer de l’État ; et lorsque tous les hommes seront anarchistes, l’anarchie sera un fait accompli. Au contraire, le rassemblement du plus grand nombre possible de gens dans une organisation, qu’ils en aient assimilé les idées et le programme ou non, ne sera jamais le moyen de soutenir avec succès un combat qui doit être fondé sur la responsabilité personnelle de chacun des combattants, sur l’interpénétration des idées libertaires et sur la liberté de décision de la personne, si du moins il veut conduire à la destruction du pouvoir sans favoriser l’avènement d’un autre pouvoir. Les partis centralisés n’appellent pas à l’adhésion d’adeptes ayant une personnalité accomplie, mais se réjouissent de tout afflux qui accroît le nombre de leurs adhérents. Comme leurs partisans sont destinés à l’avance à ne constituer qu’une simple suite et comme ce serait la fin de leurs chefs, si des personnes pensant par elles-mêmes avaient le droit d’examiner leurs directives avant d’obéir, une augmentation du nombre signifie pour eux une augmentation de pouvoir. Ils rassemblent dans leurs parcs des numéros assujettis à l’autorité, dont le recrutement se fait par la promesse d’avantages, si ceux qui sont dirigés, en agissant exactement selon les vœux des dirigeants, leur assurent le commandement sur la collectivité. Les centrales des partis calculent leur succès d’après le nombre de ceux qui répondent à leur appel. Elles accordent si peu d’importance à la conviction qu’elles déploient leurs efforts de recrutement principalement parmi les membres d’organisations ennemies, les attirant dans leurs rangs par de séduisantes promesses. Elles n’attendent ni n’exigent un changement d’opinion, mais ajoutent sans plus de façons celui qui a été appâté par la perspective d’avantages au nombre des partisans dont les convictions sont sûres. Chaque organisation centralisée est même prête, en vue de gagner les masses, à procéder à des réductions et à des modifications de son programme et de ses méthodes de lutte et chaque parti révolutionnaire, dont l’accroissement du nombre des adhérents dépend des masses non révolutionnaires, a dû faire des concessions à des atmosphères de peur et des promesses n’allant pas plus loin que de simples améliorations formelles de l’Etat capitaliste. Chacun a procédé à des adaptations aux préjugés de l’éducation religieuse et nationaliste, de telle sorte que l’abandon progressif des buts révolutionnaires, voire socialistes, a obligatoirement accompagné la transformation des organisations centralistes en partis de masse.

La formation d’associations ou d’alliances anarchistes ne peut et ne doit être soumise à aucune autre considération que le besoin ressenti par des anarchistes d’œuvrer pour l’anarchie avec d’autres anarchistes. Le caractère fédéraliste des groupements anarchistes rend impossible toute idée de rassembler et d’organiser des masses d’adhérents en un groupe unique. On devra toujours veiller, dans les unions politiques anarchistes, à permettre a chaque camarade pris séparément de se mettre en valeur dans une complète égalité de droits avec tous. Comme il n’existe ni centrale ni chefs dans le sens d’une instance séparée dont le pouvoir s’accroît proportionnellement au nombre et à la docilité des adhérents, aucun groupe ne peut attendre une utilité quelconque de l’administration de gens indécis et sans conviction, affluant vers lui à la manière d’un troupeau. Comme d’autre part ni le besoin de domination, ni l’ambition personnelle ni l’arrivisme ne trouvent leur compte dans le mouvement anarchiste, comme on n’y offre aucune garantie pour la vie matérielle et aucune perspective d’avancement, tous ceux qui seraient tentés de grimper sur les épaules du prolétariat pour accéder à la couche supérieure préfèrent s’en tenir éloignés. Aussi ne faut-il pas penser, aux époques non révolutionnaires, voir les organisations anarchistes croître au point de devenir des centres récepteurs des masses. Leur tâche se borne à entretenir l’idée, l’esprit de camaraderie, à clarifier les opinions divergentes, à discuter des questions concernant la classe ouvrière, la révolution et la préparation libertaire du socialisme à venir et à construire de manière exemplaire une organisation fédérée vivante. Il ne faut ni méconnaître ni dissimuler l’existence sur ce point du danger de s’enliser dans un stérile bavardage de salle de club, de se satisfaire de mijoter éternellement dans sa propre graisse et de perdre ainsi la liaison avec une classe ouvrière absorbée par ses problèmes quotidiens. Ce danger peut toutefois être aisément évité, si les camarades comprennent, par une juste intelligence de la théorie anarchiste, que le combat pour une idée ne peut jamais se dérouler hors du champ de bataille. L’anarchisme n’a pas besoin pour cela d’encadrer les défilés et les serments de masse, mais il doit exercer son influence partout où les masses défilent et prononcent des serments. La tâche des anarchistes est d’animer et d’encourager toutes les manifestations de masse sans y chercher une utilité pour leur organisation, d’influencer de façon active toutes les agitations dans la vie publique, d’insuffler l’esprit de liberté à toutes les atmosphères révolutionnaires. Un anarchiste n’est pas quelqu’un qui colle les timbres d’un groupuscule anarchiste, mais celui pour lequel l’unité de la personne et de la société, la conscience sociale de la responsabilité personnelle, de l’égalité des droits, de l’obligation volontaire réciproque, l’horreur du pouvoir, du capitalisme, de l’État et de l’autorité sont devenues les idées directrices et les règles de son comportement.

Savoir si, sous quelle forme et dans quelle proportion les anarchistes ont à s’organiser dans des associations d’opinion est une question d’une importance secondaire, dans la mesure où les principes généraux sont sauvegardés et où l’apparition de l’autorité dans leurs propres rangs est évitée ; celle de savoir comment l’action des anarchistes peut préparer la transformation économique de la société n’en a qu’un plus grand poids. Les partis politiques ouvriers accusent les anarchistes d’être imbus de mentalité petite-bourgeoise et fermés à la dialectique matérialiste, c’est-à-dire à la doctrine de la confluence de phénomènes contradictoires vers l’unité suprême d’une histoire sociale s’alimentant uniquement aux sources économiques ; ainsi voudraient-ils améliorer l’homme et épurer tous les esprits avant d’utiliser un matériau de construction idéal pour édifier l’économie plus juste du socialisme et du communisme. Or, c’est le contraire qui est vrai : en contraste frappant avec les centrales marxistes, l’anarchisme rejette précisément toute tendance à rassembler les ouvriers ailleurs que dans des organisations à base économique. Quant à savoir si la pensée dialectique est une bonne ou une mauvaise chose, la décision est du ressort des philosophes.

L’application de telle ou telle vérité d’école issue du monde irréel des concepts ne saurait aider le moins du monde les travailleurs dans leur combat. Les inviter à prendre en compte par prévoyance dans toutes leurs actions les réactions de l’Histoire serait plutôt faire de la dialectique un frein à leur volonté d’entreprendre. De la même manière, la participation au travail législatif et la tentative d’exercer une influence sur les affaires du gouvernement de l’État capitaliste ne font que créer l’illusion que la transformation de la société peut être réalisée par d’autres forces que celles des travailleurs rassemblés en tant que classe sur des points de vue économiques et des paysans organisés de façon analogue.

Les anarchistes ne peuvent assurer leur influence sur ce rassemblement qu’en se mettant au travail. De même que leur tactique doit être partout déterminée par le désir de mettre en application les principes moraux et pratiques de la théorie libertaire, de même doivent-ils essayer de créer dès maintenant des organismes chargés d’ébaucher des plans pour la gestion fédérale de l’ordre social qui mûrira dans et par la révolution. Si la propagande au sein des masses a principalement pour but d’accélérer le renversement en montrant l’injustice et l’absurdité des conditions capitalistes, et celui du travail syndical et éducatif que tous restent économiquement et psychologiquement prêts dans les circonstances présentes, le but de l’anarchie communiste ne doit pas être perdu de vue pour autant. La phase transitoire y menant, c’est, après la réalisation de la révolution politique, la révolution sociale. L’indignation, le soulèvement, le combat décisif contre l’ancienne violence, son renversement, la mise sur pied de services révolutionnaires, la préservation de l’acquis, la répression des forces qui résistent et des forces contre-révolutionnaires, tout cela relève de la partie politique de la révolution. A quelle place, dans quelles tâches particulières et avec quelle sorte de moyens les anarchistes auront à s’intégrer à ce combat d’une classe contre une autre classe, en décider sera pour une très grande part l’affaire de la conscience de chacun. Il devra prendre sa décision en partant du point de vue que son appartenance à la classe exploitée l’engage à combattre pour elle avec un complet dévouement. Il devra en même temps s’efforcer de faire tout son possible pour conserver à la révolution son caractère de cause engageant internationalement tous les travailleurs du monde, pour défendre le droit à la décision personnelle de tous les participants contre les prétentions de gens ou de partis ambitieux, égoïstes, autoritaires et partisans de l’État, avides de gouverner les révolutionnaires, et enfin pour que cette explosion des passions enflammées par les idées qui fait l’élan moral des révolutions ne soit pas spoliée de son désir et de sa joie créatrices. Dans la révolution, les anarchistes doivent être les gardiens de la liberté. La révolution sociale est un processus de longue haleine, qui commence avec la victoire sur le pouvoir dominant et ne prend fin que lorsque l’ordre de la liberté a pénétré tous les rapports économiques et humains. Il faut pour cela que soit garantie dès la première heure la confiance de l’ensemble du peuple travailleur dans les porteurs de la volonté révolutionnaire et leur énergie. Les masses sans conviction qui affluent vers les partis politiques parlementaires lors des élections dépendent de circonstances variables, elles sont ballottées entre les influences politiques et économiques, déconcertées par des atmosphères capricieuses, des flatteries et des calomnies tapageuses. La conquête fortuite d’une majorité qui ne participe pas au véritable combat, en vue de soutenir un groupe qui s’efforce de dominer les autres, ne signifie pas — même si le groupe en question promet le socialisme — que les indifférents entrent dans la lutte. Toute démocratie des chiffres n’est que violence faite à ceux qui agissent par ceux qui n’agissent pas. Affirmer que les travailleurs sont déjà la force agissante de la société, qu’ils ont déjà une formation et une volonté socialistes suffisantes, assez de confiance en eux et de jugement critique pour mesurer correctement l’effet de leur bulletin de vote, est un mensonge et une duperie. L’immense majorité des travailleurs et de ceux qui sont exclus des richesses n’a aucune confiance en elle-même ; ses membres ont également très peu de confiance envers ceux qu’ils n’investissent du pouvoir que parce qu’ils ne croient pas avoir le droit de s’estimer capables de tenir eux-mêmes leurs affaires en ordre. L’influence de l’autorité les décourage de tenter eux-mêmes des entreprises émancipatrices, mais cette même autorité leur a aussi appris à ne pas tolérer les audaces émancipatrices des autres. C’est pourquoi les couches extrêmement nombreuses qui ne prennent pas directement part au combat constituent un immense danger pour une victoire sociale de la révolution politique. En effet, la victoire définitive ne pouvant être acquise contre la volonté de cette majorité, la révolution est inconditionnellement à la merci de sa tolérance, ne fût-elle qu’attentiste. Aussi est-il nécessaire de répondre d’abord à la passivité de ceux qui craignent que, comme lors de chaque changement, le bouleversement en cours ne leur soit aussi une nouvelle charge. Mais il faut obtenir en outre l’approbation puis, peu à peu, le soutien actif des indifférents. Il faut leur faire comprendre que leur vote pour les dirigeants par lesquels ils veulent être gouvernés, loin de manifester une conviction, ne fait que mettre leur absence de conviction, tel un escabeau, à la disposition de leurs oppresseurs. Il faut qu’ils se rendent compte que l’activité de chaque individu dans la vie sociale sert ses propres intérêts. En effet, aussi longtemps que des impuissants prieront des assoiffés de pouvoir de les gouverner, la révolution n’aura même pas créé les conditions de sa victoire. […] »

Erich Mühsam
 

  • Source initiale : 

Vers une société libérée de l’Etat (1932), La Digitale / Spartacus, 1999.
Extrait du chapitre « Le chemin de l’anarchie », p.145-153.
 

★ LE CHEMIN DE L'ANARCHIE
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