★ GUSTAVE HERVÉ : DU SOCIALISME RÉVOLUTIONNAIRE ANTIMILITARISTE AU FASCISME

Publié le par Socialisme libertaire

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Gustave Hervé (1871-1944)

 

« Comment un homme comme Gustave Hervé (1871-1944) a pu passer du socialisme révolutionnaire, antimilitariste et proche des anarchistes, à un « socialisme national », admirateur de Mussolini et favorable à Pétain (dès 1935), via un ralliement à l’Union sacrée en 1914 ? Lui, un militant infatigable, un homme courageux qui a payé ses idées révolutionnaires de plusieurs mois de prison ?
Cette question ne constitue pas seulement un point d’histoire. Elle nous intéresse maintenant, à un moment où un souverainisme puise aussi bien à droite qu’à gauche de l’échiquier idéologique, sans parler du ralliement des ex-écolo-pacifistes à l’impérialisme en France ou en Allemagne (1).
Nous pouvons toujours tirer des « leçons de l’histoire », étant entendu que celle-ci n’est jamais la même, par définition. Les choses évoluent, mais sur fond de temporalités longues et de structures profondes. Des causes similaires produisent des effets proches. C’est pourquoi l’idée actuelle d’un « post-fascisme » – hypothèse à affiner sans cesse – est nécessaire pour que les forces libertaires et émancipatrices ne se trompent ni dans l’analyse, ni dans les réponses (2).
Étudier l’évolution de personnages emblématiques et populaires, comme l’était assurément Gustave Hervé, nous permet ainsi de comprendre les mécanismes d’évolution, et les facteurs d’un contexte qu’il ne faut évidemment pas essentialiser.

L’itinéraire d’un polémiste 
Enfant de Recouvrance, un quartier populaire de Brest, Gustave Hervé démarre en 1900 sa carrière de professeur et de propagandiste dans l’Yonne (3). Dans cette terre plutôt acquise aux idées allemanistes du socialisme révolutionnaire, il crée un bastion qui lui sera longtemps favorable. Il y lance des journaux militants et populaires de plus en plus lus. Propagandiste, écrivain et conférencier infatigable, il sillonne la région puis la France, exposant « des idées de libre pensée, d’antimilitarisme et de socialisme » (« Conseils aux conscrits », 1903).
À partir de la guerre russo-japonaise (1904-1905), il est favorable à un antimilitarisme « internationaliste et antipatriotique » (Leur Patrie, 1905). Il entretient des rapports avec l’Association internationale antimilitariste, créée en 1904 sous l’impulsion d’anarchistes ou d’anarchisants (Yvetot, Almereyda), rapports néanmoins « troubles » (4).
Favorable au regroupement des socialistes en un seul parti, il prône une démarcation vis-à-vis des radicaux-socialistes, une méfiance vis-à-vis de l’électoralisme, qu’il ne rejette cependant pas, et l’insurrection. Il ferraille contre Guesde et Jaurès.
En décembre 1906, un mois après le Congrès de Limoges du Parti socialiste où il réaffirme son antimilitarisme antipatriotique, il fonde La Guerre sociale, « organe de liaison entre les anarchistes de la CGT […] et les socialistes unifiés les plus avancés ». Il tente de faire passer ses positions, désormais qualifiées d’« hervéisme », lors du congrès de Stuttgart de la Deuxième Internationale (août 1907). En vain. Comme on sait, même la motion Vaillant-Jaurès, plus modérée que la sienne, ne réussit même pas à l’emporter face aux socio-démocrates allemands qui récusent toute idée de grève générale ou d’insurrection en cas de déclenchement de la guerre.
Gustave Hervé soutient la création des Jeunes Gardes, issues de l’Organisation de Combat lancée en août 1909 par Almereyda, Merrheim, Durupt et Sébastien Faure, qui se veulent en quelque sorte l’équivalent ouvrier et révolutionnaire des Camelots du Roi, et dont le point d’orgue est atteint lors des manifestations contre l’exécution de l’anarchiste catalan Francesco Ferrer (octobre 1909).
Les positions de Gustave Hervé lui attirent l’hostilité farouche de la bourgeoisie et du clergé. Condamné par la justice à de lourdes peines et sous plusieurs motifs à six reprises (« provocation de militaires à la désobéissance », « injures à l’armée », etc.), il effectue au total quarante mois ferme en prison. Révoqué de l’enseignement public (1901), il devient avocat, puis il est radié du barreau de Paris à cause de ses idées politiques (1905).
Pourtant, dès le début de la guerre, en juillet 1914, ce socialiste insurrectionnel antimilitariste devient un propagandiste acharné de la cause patriotique. Il est élu « grand chef de la tribu des bourreurs de crâne » par Le Canard enchaîné (20 juin 1917).
Après la guerre, alors que les partisans de Kropotkine et du Manifeste des Seize restent au sein de l’anarchisme, Hervé glisse peu à peu aux avant-postes des droites extrêmes. En 1919, il fonde le PSN (Parti socialiste national), où adhérent Alexandre Zévaès (ancien député guesdiste), Jean Allemane (ancien communeux, socialiste révolutionnaire) et Émile Tissier (ex-guesdiste marxiste).
Gustave Hervé admire le fascisme de Mussolini, son « vaillant camarade » comme il l’appelle lors de la Marche sur Rome (1922). Il admire également Hitler, et trois ans avant les non-conformistes de l’Ordre nouveau, il lui écrit une lettre en 1930 qui lui vaut une réponse élogieuse de la part du Führer (5). Mais, n’étant pas antisémite, position qu’il conservera toute sa vie, Hervé récuse cette dimension du nazisme. Son journal La Victoire, qui prend le relais de La Guerre sociale en janvier 1916, bénéficie de subsides provenant du régime mussolinien, et, probablement, du régime hitlérien. Dès 1935, il lance le slogan « c’est Pétain qu’il nous faut ». Devenu l’un des plus fervents partisans du Maréchal, il prend cependant ses distances avec lui dès 1940. Il est même inquiété par la Gestapo en août 1943.

Les risques de l’outrance et de la surenchère 
Lors de mes lectures de jeune militant, j’avais été frappé par l’enthousiasme de certains écrivains sympathisants de l’anarchisme envers La Guerre sociale, puis par sa soudaine absence d’évocation après 1914. Tout juste pouvait-on apprendre qu’Hervé était devenu chauvin, mais sans aucune explication, et sans savoir qu’il basculerait dans le fascisme. De ce point de vue, le livre de Gilles Heuré qui livre l’ensemble du parcours de Gustave Hervé constitue une œuvre de salubrité publique.
La première leçon à tirer est que les militants, souvent de bonne foi – mais on sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions – aiment les belles histoires qui confortent leur aspiration à un idéal pur, homogène, sans taches, ni dérives, déconnectée d’un contexte, quitte à n’en prendre qu’une partie – la plus jolie.
Ce grave défaut qui flirte avec le dogme et qui rend myope, nous le retrouvons malheureusement de façon régulière. Pensons à la Révolution espagnole où, si le ministérialisme de la CNT-FAI peut difficilement être occulté, il n’en va plus de même à propos du gouvernement Casado à Madrid en 1939 ou des différentes trajectoires qui ont traversé l’anarcho-syndicalisme ibérique après la victoire du franquisme. De ce point de vue, la récente parution en français des mémoires de Juan Garcia Oliver est résolument salutaire (6).
La période d’emprisonnement constitue manifestement un tournant pour Gustave Hervé. Même s’il reste toujours aussi enflammé à sa libération, son rapport à la patrie a évolué, peut-être au contact avec d’autres emprisonnés comme des Camelots du roi. La prison est certes un lieu qui permet du recul, mais elle rabote aussi les esprits selon les caractères ou les circonstances.
Par conséquent, tout mouvement qui y verrait un moyen de radicalisation personnelle et collective (action-répression-action…) encourt un certain risque, telle semble être la seconde leçon. Surtout si le contexte évolue entre-temps : or c’est le cas pour Hervé. Pendant sa troisième et dernière période d’emprisonnement (mars 1910-juillet 1912), la position syndicaliste révolutionnaire du mouvement ouvrier et de la CGT subit en effet du recul… La déconnexion entre une base qui devient moins radicale et des hérauts qui restent campés sur des positions enflammées crée chez ceux-ci désillusions et frustrations. Le registre de l’outrance pour l’outrance peut alors prendre un autre habillage idéologique. En quelque mois, l’antipatriotisme enflammé de Gustave Hervé se transforme ainsi en un patriotisme non moins virulent d’autant que les foules enivrées par le chauvinisme confortent un tel revirement…
Cette troisième leçon est probablement la plus actuelle tant des militants exaltés s’empressent à trouver dans tel ou tel combat la réalisation si attendue de leur romantisme révolutionnaire ou, plus prosaïquement, de leur soif de castagne qui n’est pas exempte d’un machisme rampant. Dans le discours ad hoc sur les vertus supposées de la violence, il suffit bien souvent d’enlever l’adjectif révolutionnaire pour trouver le fond brutal.
Autrement dit, pour que les choses soient claires, toute violence n’est pas révolutionnaire en soi, et toute révolution n’est pas nécessairement violente. En déclamant le contraire, Gustave Hervé s’est retrouvé en porte-à-faux avec le cours de l’histoire. Son appel à la violence est devenu soutien de la guerre militaire et, parallèlement, car l’un n’exclut pas l’autre, également confirmation de la stratégie pacifique par l’électoralisme et l’antiparlementarisme.

Les dangers de la démagogie 
C’est d’ailleurs ce que lui reprochent à l’époque, et précocement, certains anarchistes qui voient dans son double discours – virulence d’un côté, élections de l’autre – une façon de duper les masses tout en roulant pour la nouvelle classe de politiciens qui décrocheront le Graal gouvernemental (avec avantages afférents) lors de l’Union sacrée.
Jean Grave dénonce ainsi, chez Hervé, « toute sa surenchère et comédie sur-révolutionnaire », plaignant « les naïfs » qui l’ont suivi et qui ont payé « les pots cassés » par la répression (7). En juillet 1910, Le Libertaire prédit même qu’« on peut fort bien se réveiller nanti d’un Comité de salut public, présidé par un hervéiste jaloux de la gloire sanguinaire d’un Fouquier-Tinville ! » (8).
Dès 1906, au congrès socialiste de Limoges, Hervé a davantage confiance, contre la guerre, dans le gouvernement français (« grâce au travail de propagande » et « grâce aussi à la réaction antimilitariste née de l’affaire Dreyfus »), et moins dans « les Allemands » (qui doivent nous informer « qu’ils vont trouver le moyen de dire à leur Kaiser la même chose que nous à nos gouvernements ») (9). Jean-Pierre Hirou en conclut d’ailleurs que « le fameux tournant d’Hervé ne fut pas si brutal qu’on pourrait le croire » et qu’il se dessine dès cette époque (10).
Sur le fond, la question de la patrie et de la nation constitue une pierre d’achoppement. Historiquement, l’anarchisme se distingue de certaines positions radicales du marxisme puis du léninisme. Pensons à la Commune de Paris ou au Manifeste des Seize dont René Berthier vient de décortiquer la logique opérant moins sur un plan théorique (« les travailleurs n’ont pas de patrie ») que sur un plan pratique (« certains impérialismes sont objectivement plus dangereux que d’autres », le rôle réactionnaire de la social-démocratie allemande…) (11). Pensons également à des textes de Bakounine ou de Reclus (12).
S’y ajoute, chez Hervé, le retour spectaculaire à son éducation bretonne, religieuse et conservatrice, retour qui semble confirmer cette analyse de Reclus : « L’esclave qui se révolte contre les coups de fouet n’apprend pas la pratique de la liberté par un coup de vengeance ; le collégien qui s’émancipe en se proclamant athée ou en se faisant recevoir franc-maçon n’en garde pas moins la trace avilissante de son éducation bourgeoise » (13).
La conception, chez Hervé, d’un socialisme à la fois national et chrétien (pour ne pas dire catholique) à partir de 1918 est d’ailleurs ce qui l’a empêché de rallier les forces fascistes en France qui se voulaient athées, sinon anti-cléricales (14). Marcel Bucard, qui rejoint les rangs du PSN d’Hervé en novembre 1932, le quitte ainsi dès septembre 1933 pour fonder le Francisme, « mouvement d’action révolutionnaire » (15).
La cinquième et dernière leçon à tirer est donc une méfiance résolue envers toute démagogie, surtout si celle-ci est articulée à un carriérisme personnel. Il faut analyser avec soin, au risque du procès d’intention, toutes les ambiguïtés véhiculées dans certains discours. Mais de cela seul un mouvement fort, clair sur ses pratiques de fonctionnement (la révocation des mandats, par exemple), donc élargi par un pluralisme reposant sur le fédéralisme, peut se garder. »

 

NOTES : 

1. Par exemple, l’intervention de l’État et des militaires français en Afrique sous couvert de défense des droits de l’homme pour protéger les mines d’uranium d’Areva.

2. Corcuff Philippe (2014) : Les Années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard. Paris, Textuel, 146 p.

3. Heuré Gilles (1997) : Gustave Hervé, itinéraire d’un provocateur. Paris, La Découverte, 370 p.

4. Heuré, op. cit., p. 186.

5. Heuré, op. cit., p. 294.

6. Garcia Oliver Juan (2014) : L’Écho des pas. Toulouse, Le Coquelicot, 642 p. Regrettons toutefois l’incroyable nombre de coquilles ou de traductions approximatives.

7. Grave Jean (1973) : Quarante ans de propagande anarchiste. Paris, Flammarion, 608 p., p. 210 et p. 444.

8. Heuré, op. cit., p. 187.

9. Hirou Jean-Pierre (1995) : Parti socialiste ou C.G.T. ? (1905-1914) – De la concurrence révolutionnaire à l’union sacrée. Pantin, Acratie, 322 p., p. 250.

10. Hirou, op. cit., p. 251.

11. Berthier René (2014) : Kropotkine et la grande guerre. Paris, Les Éditions du Monde libertaire, 280 p.

12. Bakounine Michel (1869) : « Lettres sur le patriotisme ». Paris, Œuvres, Stock + Plus, 1980 (1895), vol. *, p. 239-292. Reclus Élisée (1904) : « Patrie et humanité ». Écrits sociaux, Alexandre Chollier et Federico Ferretti éd., Genève, Héros-Limite, 258 p, p. 241-243.

13. Reclus Élisée (1888) : « L’Anarchie n’est pas la réaction naturelle contre l’excès d’autorité ». Élisée Reclus, Les Grands textes, présentés par Christophe Brun, Paris, Flammarion, 2014, p. 371.

14. Tout rapprochement avec la « défense de la laïcité » actuellement prônée par le Front national n’est pas fortuit…

15. Bucard est l’un des premiers adhérents du Faisceau – premier parti fasciste français fondé en 1925 par l’ex-anarchiste, sorélien puis membre de L’Action française, Georges Valois – qu’il quitte en 1927. Hervé donne en décembre 1927 une conférence sur le PSN, présidée par Philippe Lamour, également membre du Faisceau de 1925 à 1928 qu’il quitte pour fonder la revue Plans dans laquelle est publié, en décembre 1931, le premier Manifeste antiproductiviste de l’Ordre nouveau. Hervé accusait Valois de lui faire une concurrence déloyale.

 

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