★ DÉFENDRE LA RÉVOLUTION : LA MAKHNOVTCHINA

Publié le par Socialisme libertaire

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« Le combat mené par les anarchistes ukrainiens occupe une place importante dans notre histoire. Rappelons brièvement les faits. Nestor Makhno (1889-1934), figure de proue de ce mouvement, n’a pas reçu de formation militaire. Par contre, il participe très tôt à des actions violentes. Ainsi, le groupe anarchiste auquel il appartient se lance vers 19116-1938 dans des attentats et des attaques à main armée, les fameuses « ex » (expropriations) à l’en­contre de riches propriétaires ou d’industriels. La création d’une unité armée est issue tout naturellement du contexte local. Après la Révolution de mars 1917, un soviet se crée dans la région de Gouliaï-Polié. Pour le défendre, un groupe de volontaires est constitué. Il regroupe huit à neuf cents hommes dont environ trois cents anarchistes. Makhno et ses compagnons y apprennent le combat.

Vers juillet 1918, il forme un premier bataillon, aidé par des groupes de paysans. Des détachements de partisans, qui exis­taient déjà pour lutter contre les Allemands et les Autrichiens, se rallient à lui. Voline, témoin et acteur, écrit : « Ainsi l’unifi­cation des unités détachées de partisans de l’Ukraine méridionale en une seule armée insurrectionnelle sous le commandement su­prême (sic) de Makhno se fit d’une façon naturelle, par la force des choses et la volonté des masses » [1]. Car le mouvement prend très vite de l’ampleur, soutenu par la population. Makhno propose de transformer les détachements de combat en unités groupant cavalerie et infanterie. Un état-major principal représente cette fédération de combat à l’intérieur de laquelle Makhno occupe les postes de chef d’état-major et de commandant général. Un service de renseignements est créé.

De 1918 à 1921, le mouvement makhnoviste se heurte à toutes sortes d’ennemis : armées blanches tsaristes, nationalistes locaux et l’Armée rouge des bolcheviks. Avec ces derniers, les makhno­vistes nouèrent quelques alliances temporaires pour lutter contre l’ennemi commun : les blancs. Une première fois, en janvier 1919, l’armée insurrectionnelle d’Ukraine devient une brigade intégrée dans l’Armée rouge. La deuxième fois, en octobre 1920, les makhno­vistes se placent de nouveau sous l’égide du commandement général bolchevik, et jouent un rôle décisif dans la Révolution russe en sauvant l’Armée rouge d’un désastre. Dans les deux cas, les anarchistes gardèrent leur spécificité, notamment la structure interne, l’élection des officiers, etc. Dans les deux cas, ce furent les rouges qui rompirent le pacte, une fois les blancs vaincus. Il s’agissait pour Lénine et Trotsky d’éliminer un adversaire gênant par son expérience sociale libertaire. Durant l’été 1921, le mouvement est décimé. Makhno doit s’exiler, des détachements isolés mèneront encore la lutte mais, privés de leur meilleur stratège, ils disparaîtront peu à peu. On raconte que pendant la Seconde Guerre mondiale des résistants assuraient encore la filiation, lut­tant, contre les nazis et les staliniens !

Fonctionnement de l’armée makhnoviste 

Archinoff, contemporain des événements, souligne les traits fon­damentaux d’organisation des anarchistes : le volontariat, l’élec­tion des officiers, l’autodiscipline [2].

Le volontariat s’oppose à la conscription utilisée dans beaucoup d’armées, mais cela n’implique pas pour autant la constitution d’une armée de métier. Les insurgés makhnovistes ne touchaient pas de solde. C’est la population qui, sans contrainte, les aidait à subsister. Une grande partie des combattants, par ailleurs pay­sans, retournait travailler aux champs lorsque c’était possible et avec l’accord des responsables. Si ce mode de fonctionnement provoquait une certaine précarité matérielle et une dépendance vis-à-vis du soutien du peuple ukrainien, il ne pouvait que motiver des combattants défendant leur travail, leur terre et leurs idées. Le volontariat est donc un point positif (jusqu’à un certain point) et parfaitement en accord avec l’anarchisme.

En ce qui concerne l’élection des officiers, certaines personnes ont contesté ce refus d’une caste d’officiers imposées aux combat­tants. Des responsables élus et révocables ne sauraient. être que des incapables, disent-ils. Ce genre de propos est caractéristique des idéologies autoritaires, qui considèrent les populations comme infantiles. Au contraire, en désignant leurs officiers, les makhnovistes s’assuraient ainsi que ceux-ci seraient efficaces et coura­geux. Dans le cas contraire, les officiers étaient révoqués, chose pratiquement impossible dans une armée traditionnelle. La plupart des officiers de l’armée insurrectionnelle s’exposaient d’ailleurs au combat pour montrer l’exemple, au risque de priver les combat­tants des meilleurs tacticiens. Makhno, le premier, payait de sa personne. Concrètement, les insurgés se rassemblaient à un endroit donné, s’alignaient en colonnes et élisaient leurs responsables respectifs. Quant au commandement général, le Soviet révolution­naire militaire, qui était l’instance décisionnelle, il était élu lors d’une assemblée générale. Rien entendu, le principe électoral de­vait tenir compte des besoins pratiques. Le troisième Congrès des paysans, ouvriers et combattants de la région de Gouliaï-Polié (avril 1919) rappelait la nécessité d’élire les soldats les plus ca­pables, c’est-à-dire ceux qui connaissaient la tactique militaire et étaient capables de l’appliquer.

Pour les postes les plus importants : chef d’état-major, comman­dant des corps principaux, on pratiquait même une certaine rota­tion des tâches. Nous avons employé le terme d’état-major, les makhnovistes étaient conscients que des critiques pouvaient être faites au seul énoncé de ce genre d’organisme. L’état-major était le lieu de coordination pour la stratégie et non une structure centra­lisatrice. Les insurgés ont précisé le rôle technique de leurs orga­nismes : « Les comités révolutionnaires de guerre et organisations si­milaires doivent être considérés par les anarchistes uniquement comme des organes techniques-exécutifs (qui dirigent une acti­vité opérationnelle purement militaire), mais sous aucun prétexte, ils ne doivent être considérés comme des organes administratifs ou exécutifs, qui posent, sous n’importe quelle forme, le problème de l’autorité ou prennent celle-ci en main » [3].

Quant à la discipline, les historiens s’accordent à constater qu’en général les insurgés avaient une confiance illimitée dans leurs commandants dès lors que ceux-ci avaient démontré leurs ca­pacités. Parfois l’état-major réglait des cas urgents : « L’état-major pouvait punir au besoin les commandants en les renvoyant dans leur unité ; les insurgés du rang étant, eux, privés dans le même cas de leur monture et de leurs armes » [4]. Les accusa­tions de pillage et d’antisémitisme n’ont aucun fondement. Il suffisait que quelqu’un tienne des propos antisémites pour qu’on le fasse fusiller.

Le congrès d’ouvriers, de paysans et de combattants 

Le principe du congrès souverain représentant la population des régions libérées est fondamental pour comprendre le fonctionne­ment de la Makhnovtchina. Bien sûr, ces congrès n’ont pas tou­jours pu se réunir et les bolcheviks comprirent le danger pour leur pouvoir de ce genre d’assemblée. Trotsky fit tout pour empê­cher leur tenue. L’anarchiste Voline a assisté au plus important d’entre eux, celui d’Alexandrovsk (fin octobre-début novembre 1919). Tout d’abord, Voline constate l’extrême maturité des délégués de la population, bien décidés à ne pas se laisser manipuler par qui que ce soit. Notons que tous les délégués n’étaient pas anar­chistes, loin de là. On décida de renforcer la Makhnovtchina par l’enrôlement volontaire de la population masculine. « D’autre part, Le congrès décida aussi que le ravitaillement de l’armée serait opéré surtout par des dons bénévoles des paysans : dons ajoutés aux prises de guerre et aux réquisitions dans les milieux aisés. On établit soigneusement l’importance des dons, selon la situation de chaque famille » [5].

Les délégués n’abdiquaient pas leurs responsabilités devant les combattants. Ce qui contredit la thèse d’une dictature de Makhno sur la région. L’organisation civile était prédominante et l’on ne se privait pas parfois de le rappeler. Voline cite deux anecdotes significatives. Une première intervention concerne un commandant militaire qui avait placardé des affiches contre l’alcoolisme alors que lui-même s’était saoulé. Le commandant comparut devant le congrès, reconnut être incapable d’accomplir sa tâche et demanda à être envoyé sur le front. Un autre intervenant signala l’hypothèse d’une police politique au service de Nestor Makhno. Une commission fut aussitôt établie pour vérifier les faits malgré le prestige de ce combattant. Ces anecdotes, certes édifiantes et citées volontairement par Voline, montrent toutefois que les insurgés restaient responsables devant le congrès même si celui-ci ne pouvait pas toujours se réunir. Ce qui nous intéresse aujourd’hui c’est son principe, éminemment anti-autoritaire.

Tactique des makhnovistes 

Le mode de combat utilisé par les insurgés était parfaitement adapté au contexte, mais serait d’un faible intérêt de nos jours. La guerre en Ukraine était extrêmement mobile, basée sur la cavalerie, dans la tradition cosaque. A. Skirda remarque à propos de la stratégie makhnoviste « l’extrême mobilité de la cavalerie (...), en moyenne 60 à 100 km par jour, parfois davantage, alors que la cavalerie régulière n’en parcourait que 40 et très rare­ment 60 km. Cette rapidité n’était possible que par le soutien de la population et l’organisation minutieuse de changements de chevaux en certains endroits convenus d’avance ; l’avant-garde, ayant changé ses chevaux fourbus contre des montures fraîches et s’étant restaurée, devenait l’arrière-garde » [6]. Cette permu­tation criait la surprise chez l’adversaire : « Quand une unité rou­ge pensait avoir défait les makhnovistes et croyait parachever son succès en les poursuivant, elle se trouvait souvent en réalité prise à revers. Si cette tactique échouait, les makhnovistes, sou­mis à la pression constante de l’ennemi, dispersaient dans toutes les directions leurs unités en différents groupes, désorientant complètement l’ennemi. Parfois ces groupes se disséminaient eux-mêmes en régiments, ceux-ci en sotnias [7] et ainsi de suite jusqu’à de toutes petites unités tactiques. En 1921, l’Ukraine entière grouillait de tels détachements makhnovistes qui, tantôt s’unis­saient en une force unique, tantôt se disséminaient de nouveau dans le pays et, enterrant leurs armes, se transformaient en "pai­sibles villageois" » [8].

Il est évident que cette tactique n’était possible qu’avec un soutien total de la population. De plus, la cavalerie makhnoviste pouvait manœuvrer avec d’autant plus d’aisance que très peu d’avions ou de véhicules blindés furent engagés (et lorsque c’était le cas sans conséquence). Les conflits où s’engagèrent les makhnovistes présentaient encore de nombreux traits du XIXe siècle. Toutefois, constatons que la mobilité extrême sur le ter­rain est redevenue d’actualité lors de la guerre entre le Tchad (et la France) et la Lybie, les véhicules légers des Tchadiens dé­truisant les lourds chars de leurs adversaires. A tel point que certains stratèges se demandent si les offensives classiques de chars ne sont pas périmées.

Pour conclure ce bref aperçu de la guerre makhnoviste, signa­lons l’effort psychologique que tenta Makhno en faisant relâcher les simples soldats rouges ou blancs prisonniers. Il faut recon­naître que s’il y eut parfois des désertions ou de la mauvaise volonté à combattre chez ses adversaires, dans l’ensemble, Makhno ne tira pas d’avantages en procédant ainsi. Les soldats bolcheviks relâchés étaient immédiatement réincorporés dans leur armée d’o­rigine. Au moins, les makhnovistes ont-ils essayé de changer les règles de la guerre, sur ce point comme dans beaucoup d’autres. »



NOTES :

[1] Voline, La révolution inconnue.

[2] Archinoff, Le mouvement makhnoviste.

[3] Conférence des organisations anarchistes d’Ukraine (Nabat), 18 novembre 1918.

[4] A. Skirda, Les cosaques de la liberté, ouvrage de référence sur le sujet.

[5] Voline, op. cit.

[6] A. Skirda, op. cit.

[7] Une sotnia (en russe : сотня) est une unité militaire cosaque représentant un escadron composé d’une centaine (sotnia) d’hommes.

[8] A. Skirda, op. cit.

 

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