★ Kropotkine : La Loi et l’Autorité
« Quand l’ignorance est au sein des sociétés et le désordre dans les esprits, les lois deviennent nombreuses. Les hommes attendent tout de la législation, et chaque loi nouvelle étant un nouveau mécompte, ils sont portés à lui demander sans cesse ce qui ne peut venir que d’eux-mêmes, de leur éducation, de l’état de leurs mœurs ». Ce n’est certes pas un révolutionnaire qui dit cela pas, même un réformateur. C’est un jurisconsulte, Dalloz, l’auteur du recueil des lois françaises, connu sous le nom de Répertoire de la législation. Et cependant ces lignes, quoiqu’écrites par un homme qui était lui-même un faiseur et un admirateur des lois, représentent parfaitement l’état anormal de nos sociétés.
En effet, depuis des milliers d’années ceux qui nous gouvernent, ne font que répéter sur tous les tons : Respect à la loi, obéissance à l’autorité ! Le père et la mère élèvent les enfants dans ce sentiment. L’école les raffermit, elle en prouve la nécessité en inculquant aux enfants des bribes de fausse science, habilement assorties. Les livres d’histoire, de science politique, d’économie sociale regorgent de ce respect à la loi : on a même mis les sciences physiques à contribution en introduisant dans ces sciences d’observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l’autoritarisme. Le journal fait la même besogne ; il n’y a pas d’article de journal qui ne prêche l’obéissance à la loi, lors même qu’à la troisième page, ils constatent chaque jour l’imbécillité de la loi et montrent comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les fanges par ceux qui sont préposés à son maintien. L’art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier et, les yeux enflammés et les narines ouvertes, il est prêt a frapper de son glaive quiconque oserait y toucher.
À ses origines, la Loi était le pacte ou contrat national. Au Champ-de-Mars, les légions et le peuple agréaient le contrat. Certes, ce contrat n’était pas toujours librement consenti. Mais à mesure que l’Église d’une part et le seigneur de l’autre réussissent à asservir le peuple, le droit de légiférer échappe des mains de la nation pour passer aux privilégiés. L’Église étend ses pouvoirs ; soutenue par les richesses qui s’accumulent dans ses coffres, elle se mêle de plus en plus dans la vie privée et, sous prétexte de sauver les âmes, elle s’empare du travail des serfs, elle prélève l’impôt sur toutes les classes, elle étend sa juridiction, elle multiplie les délits et les peines et s’enrichit en proportion des délits commis, puisque c’est dans ses coffres-forts que s’écoule le produit des amendes. Les lois n’ont plus trait aux intérêts nationaux. En même temps, à mesure que le seigneur, de son côté, étend ses pouvoirs sur les laboureurs des champs et les artisans des villes c’est lui qui devient aussi juge et législateur. Les législateurs à cette époque, c’est une poignée de brigands se multipliant et s’organisant pour le brigandage contre un peuple devenu de plus en plus pacifique à mesure qu’il se livre à l’agriculture. La première révolution, celle des communes, ne réussit à abolir qu’une partie de ces lois ; car les chartes des communes affranchies ne sont pour la plupart qu’un compromis entre la législation seigneuriale ou épiscopale et les nouvelles relations, créées au sein de la Commune libre. On sait que les Communes libres n’ont pu se maintenir. Déchirées par les guerres intestines entre les riches et les pauvres, entre les bourgeois et les serfs, elles devinrent facilement la proie de la royauté, jusqu’à ce que tous les pouvoirs soient concentrés dans une seule personne qui dise : « l’État, c’est moi ! »
C’est à la grande révolution qu’il revient d’avoir commencé la démolition de cet échafaudage de lois qui nous a été légué par la féodalité et la royauté. Mais c’est surtout depuis l’avènement de la bourgeoisie, qu’on a réussi à rétablir ce culte. Sous l’ancien régime on parlait peu de lois, si ce n’est avec Montesquieu, Rousseau, Voltaire, pour les opposer au caprice royal. Mais pendant et après la révolution, les avocats, arrivés au pouvoir, ont fait de leur mieux pour affermir ce principe, sur lequel ils devaient établir leur règne. La bourgeoisie l’accepta d’emblée comme son ancre de salut, pour mettre une digue au torrent populaire. La prêtraille s’empressa de la sanctifier, pour sauver sa barque qui sombrait dans les vagues du torrent. Le peuple enfin l’accepta comme un progrès sur l’arbitraire et la violence du passé. Depuis, la bourgeoisie n’a cesse d’exploiter cette maxime qui, avec cet autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle de la bourgeoisie, le XIX° siècle.
Mais les temps et les esprits ont cependant changé depuis un siècle. On trouve partout des révoltés qui ne veulent plus obéir à la loi, sans savoir d’où elle vient, qu’elle en est l’utilité, d’où vient l’obligation de lui obéir et le respect dont on l’entoure. Ils analysent son origine et ils y trouvent, soit un dieu, - produit des terreurs du sauvage, - stupide mesquin et méchant comme les prêtres qui se réclament de son origine surnaturelle, soit le sang, la conquête par le fer et le feu. Ils étudient son caractère et ils y trouvent pour trait distinctif l’immobilité, remplaçant le développement continu de l’humanité. Ils voient une race de faiseurs de lois légiférant sans savoir sur quoi ils légifèrent, votant aujourd’hui une loi sur l’assainissement des villes, sans avoir la moindre notion d’hygiène, demain - réglementant l’armement des troupes, sans même connaître le fusil, faisant des lois sur l’enseignement et l’éducation sans avoir jamais su donner un enseignement quelconque ou une éducation honnête à leurs enfants, légiférant à tort et à travers, mais n’oubliant jamais l’amende qui frappera le va nu-pied, la prison et les galères qui frapperont des hommes mille fois moins immoraux qu’ils ne le sont eux-mêmes, eux, législateurs ! Ils voient enfin le geôlier qui marche vers la perte de tout sentiment humain, le gendarme dressé en chien de piste, le mouchard se méprisant lui-même, la délation transformée en vertu, la corruption érigée en système ; tous les vices, tous les mauvais côtés de la nature humaine, favorisés, cultivés pour le triomphe de la Loi. Ils voient cela, et c’est pour cela qu’au lieu de répéter niaisement la vieille formule : « Respect à la loi ! » ils crient : « Mépris de la loi et de ses attributs ! » et qu’ils remplacent ce mot lâche : « Obéissance à la loi ! » par : « Révolte contre toutes les lois ! ».
La loi est un produit relativement moderne ; car l’humanité a vécu des siècles et des siècles sans avoir aucune loi écrite, ni même simplement gravée en symboles, sur des pierres, à l’entrée des temples. À cette époque, les relations des hommes entre eux étaient réglées par de simples coutumes, par des habitudes, des usages, que la constante répétition rendait vénérables et que chacun acquérait dès son enfance, comme il apprenait à se procurer sa nourriture par la chasse, l’élevage des bestiaux ou l’agriculture. Toutes les sociétés humaines ont passé par cette phase primitive, et jusqu’à présent encore une grande partie de l’humanité n’a point de lois écrites, mais un « droit coutumier », comme disent les juristes. Ce n’est pas la loi qui l’établit, il est antérieur à toutes lois. Ce n’est pas non plus la religion qui le prescrit : il est antérieur à toute religion, il se retrouve chez tous les animaux qui vivent en société. Il se développe de lui-même par la force même des choses, comme ces habitudes que l’homme a nommé instincts chez les animaux.
Mais, à côté de ces coutumes, nécessaires pour la vie des sociétés et la conservation de la race, il se produit, dans les associations humaines, d’autres désirs, d’autres passions, et partant, d’autres habitudes, d’autres coutumes. Le désir de dominer les autres et de leur imposer sa volonté, le désir de s’emparer des produits du travail d’une tribu voisine ; le désir de subjuguer d’autres hommes, afin de s’entourer de jouissances sans rien produire soi-même, tandis que des esclaves produisent tout le nécessaire pour que leur maître se procure tous les plaisirs et toutes les voluptés, - ces désirs personnels, égoïstes, produisent un autre courant d’habitudes et de coutumes. Le prêtre, d’une part, - le charlatan qui exploite la superstition et, après s’être affranchi lui-même de la peur du diable, la propage parmi les autres, le guerrier, d’autre part, ce rodomont qui pousse à l’invasion et au pillage du voisin pour en revenir chargé de butin et suivi d’esclaves, cultivaient chez l’homme l’esprit de routine qui puise son origine dans la superstition, dans l’indolence et dans la lâcheté. Mais si la Loi ne présentait qu’un assemblage de prescriptions avantageuses aux seuls dominateurs, elle aurait de la peine à se faire accepter, à se faire obéir. Eh bien, le législateur confond dans un seul et même code les deux courants de coutumes dont nous venons de parler : les maximes qui représentent les principes de moralité et de solidarité élaborés par la vie en commun, et les ordres qui doivent consacrer à jamais l’inégalité. Les coutumes qui sont absolument nécessaires à l’existence même de la société, sont habilement mêlées dans le Code aux pratiques imposées par les dominateurs, et prétendent au même respect de la foule. Pas plus que le Capital individuel, né de la fraude et de la violence et développé sous l’auspice de l’autorité, la Loi n’a donc aucun titre au respect des hommes. Née de la violence et de la superstition, établie dans l’intérêt du prêtre, du conquérant et du riche exploiteur, elle devra être abolie en entier le jour où le peuple voudra briser ses chaînes.
Si on envisage les millions de lois qui régissent l’humanité, on s’aperçoit aisément qu’elles peuvent être subdivisées en trois grandes catégories : Protection de la propriété, protection des personnes, protection du gouvernement. Et, en analysant ces trois catégories, on en arrive à l’égard de chacune d’elles à cette conclusion logique et nécessaire : Inutilité et nuisibilité de la Loi. Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est, la moitié de nos lois - les codes civils de tous pays - n’ont d’autre but que celui de maintenir cette appropriation, ce monopole, au profit de quelques-uns contre l’humanité entière. Les trois quarts des affaires jugées par les tribunaux ne sont que des querelles surgissant entre monopoleurs : deux voleurs se disputant le butin. Et une bonne partie de nos lois criminelles ont encore le même but, puisqu’elles ont pour objectif de maintenir l’ouvrier dans une position subordonnée au patron, afin d’assurer l’exploitation. C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis, etc., etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement représentatif (par délégation ou par usurpation) sous lesquelles se débattent encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, - les anarchistes l’ont assez démontré par la critique qu’ils ont faite sans cesse des diverses formes de gouvernement, - que la mission de tous les gouvernements, monarchiques, constitutionnels et républicains est de protéger et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes : aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Quant aux « crimes », aux attentats contre les personnes, il est connu que les deux tiers et souvent même les trois quarts de tous ces « crimes » sont inspirés par le désir de s’emparer des richesses appartenant à quelqu’un. Cette catégorie immense de ci-nommés « crimes et délits » disparaîtra le jour où la propriété privée cessera d’exister. - « Mais, nous dira-t-on, il y aura toujours des brutes qui attenteront à la vie des citoyens, qui porteront un coup de couteau à chaque querelle, qui vengeront la moindre offense par un meurtre, s’il n’y a pas de lois pour les restreindre et des punitions pour les retenir ! » Là-dessus il y a cependant une chose bien établie aujourd’hui : - La sévérité des punitions ne diminue pas le nombre des « crimes ». Par contre abolissez la peine de mort et il n’y aura pas un seul assassinat de plus ; il y en aura moins. D’autre part, que la récolte soit bonne, que le pain soit bon marché, - que le temps soit beau, - et le nombre des assassinats diminuera aussitôt.
On nous parle toujours des bienfaits de la Loi et des effets bienfaisants des peines, mais a-t-on jamais essayé de faire la balance entre ces bienfaits qu’on attribue à la Loi et aux peines et l’effet dégradant de ces peines sur l’humanité ? Qui donc a choyé et développé les instincts de cruauté dans l’homme (instincts inconnus même aux singes, l’homme étant devenu l’animal le plus cruel de la terre), si ce n’est le roi, le juge et le prêtre armés de la Loi, qui faisaient arracher la chair par lambeaux, verser de la poix brûlante sur les plaies, disloquer les membres, broyer les os, scier les hommes en deux, pour maintenir leur autorité ? Que l’on calcule seulement tout le torrent de dépravation versé dans les sociétés humaines par la délation favorisée par les juges et payée par les écus sonnants du gouvernement, sous prétexte d’aider à la découverte des crimes. Que l’on aille en prison et que l’on étudie là ce que devient l’homme, privé de liberté, enfermé avec d’autres dépravés qui se pénètrent de toute la corruption et de tous les vices qui suintent de nos prisons. Que l’on considère enfin quelle corruption, quelle dépravation de l’esprit est maintenue dans l’humanité par cette idée d’obéissance (essence de la Loi), de châtiment, d’autorité ayant le droit de châtier, de juger en dehors de notre conscience et de l’estime de nos amis, de bourreau, de geôlier, de dénonciateur, - bref, de tous ces attributs de la Loi et de l’Autorité. Que l’on considère tout cela, et on sera certainement d’accord avec nous lorsque nous dirons que la Loi infligeant des peines, est une abomination qui doit cesser d’exister.
D’ailleurs, les peuples non policés et, partant, moins dépravés ont parfaitement compris que celui que l’on nomme un « criminel », est tout bonnement un malheureux, qu’il ne s’agit pas de le fouetter, de l’enchaîner ou de le faire mourir sur l’échafaud ou en prison, mais qu’il faut le soulager par les soins les plus fraternels, par un traitement égalitaire, par la pratique de la vie entre honnêtes gens. Et nous espérons que dans la prochaine révolution ressortira ce cri : « Brûlons les guillotines, démolissons les prisons, chassons le juge, le policier, le délateur - race immonde qu’il y ait jamais eue sur la terre, - traitons en frère celui qui aura été porté par la passion à faire du mal à son semblable, par dessus tout ôtons aux grands criminels, à ces produits ignobles de l’oisiveté bourgeoise, la possibilité d’étaler leurs vices sous des formes séduisantes, - et soyons sûrs que nous n’aurons plus que très peu de crimes à signaler dans notre société ». Ce qui maintient le crime (outre l’oisiveté), c’est la Loi et l’Autorité : la loi sur la propriété, la loi sur le gouvernement, la loi sur les peines et délits, et l’Autorité qui se charge de faire ces lois et de les appliquer.
Plus de lois, plus de juges ! La Liberté, l’Égalité et la pratique de la Solidarité sont la seule digue efficace que nous puissions opposer aux instincts anti-sociables de certains d’entre nous ! »
Pierre Kropotkine, in La Plume n° 97 - 1er mai 1893