★ EMMA GOLDMAN : LA MORT DE KROPOTKINE

Publié le par Socialisme libertaire

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« A Petrograd, tout le monde discutait de l'avenir des syndicats. En effet Lénine avait déclaré au VIIIe Congrès des soviets de Russie que les syndicats devaient être « une école du communisme ». Il s'opposait en cela à Trotski et à Kollontaï. Trotski soutenait qu'il fallait militariser les usines et soumettre les syndicats à l'État. Alexandra Kollontaï, elle, rappelait que les ouvriers qui avaient fait la Révolution étaient maintenant privés de leurs droits et de toute participation aux décisions économiques. Lénine décida que Trotski ne comprenait rien à Marx quant à Kollontaï, son manifeste sur les revendications des travailleurs fut interdit et elle fut sévèrement critiquée. L'opposition était étranglée.

Nous préparions un prochain départ, pour la Crimée cette fois. Mais à la onzième heure nos projets furent bloqués sur ordre de l'Ispart, le nouvel organisme communiste chargé de chapeauter toutes les archives sur l'histoire du parti communiste. L'Ispart se chargeait désormais de tous les voyages — mais le Musée pouvait accorder à certains de ses membres le privilège d'accompagner les expéditions. L'administration du Musée se révolta contre cette ingérence dans son indépendance. On demanda à Sasha d'aller protester auprès de Zinoviev et à moi d'aller me plaindre auprès de Lounatcharsky.

Nous n'avions pas grand espoir de réussite mais nous acceptâmes de nous rendre à Moscou. Nous fîmes savoir avant notre départ que si l'Ispart gagnait la bataille nous serions obligés — même s'il nous en coûtait — de cesser de collaborer au Musée de la Révolution. Zinoviev se montra très irrité par l'attitude de l'Ispart. Il rédigea sur-le-champ une lettre de protestation que Sasha fut chargé de remettre aux camarades du nouvel organisme. Il promit à Sasha que si l'Ispart persistait dans son attitude, il en référerait à Lénine.

Lounatcharsky aussi était furieux contre « ces idiots qui voulaient mettre la main sur toutes les initiatives intéressantes ». Il promit également de protester en haut lieu mais j'appris qu’il n’avait en fait plus aucun pouvoir.

A Moscou, le problème du logement restait toujours aussi épineux mais cette fois-ci nous n'eûmes besoin de supplier personne pour avoir un toit. Angelica Balabanoff qui était responsable du Bureau russo-italien, occupait une ancienne ambassade avec toute son équipe. Comme il restait encore deux pièces libres elle nous invita à venir loger avec elle. Nous comprîmes que nos efforts en faveur du Musée de Petrograd étaient désormais complètement inutiles : la machinerie communiste les bloquait à tous les échelons. Nous avions déjà acheté nos billets de chemin de fer pour Petrograd quand un message nous parvint de Dmitrov : notre camarade Kropotkine était malade. Cela nous causa un choc parce que nous l'avions trouvé en bien meilleure santé lors de notre deuxième visite, en juillet. Il avait rajeuni et retrouvé toute sa vivacité.

Ce jour-là, nous avions discuté de la dictature et des méthodes employées. Je voulais que Peter m'aide à comprendre la situation. Patiemment et avec la tendresse qu'on manifeste à un enfant malade, il avait essayé de me tranquilliser. Il n'y avait pas de quoi désespérer, insistait-il. Il comprenait mes hésitations, mais avec le temps j'arriverais à faire la part de la révolution et celle du régime. Il s'agissait de deux mondes différents séparés par un fossé qui ne ferait que se creuser avec le temps. La révolution russe était beaucoup plus importante, beaucoup plus universelle que la révolution française et il était encore bien trop tôt pour savoir ce qu'elle apporterait à l'humanité. Les bolcheviks étaient devenus les jésuites du socialisme, justifiant tous les moyens pour atteindre leurs fins. Mais nos propres camarades, ajouta Kropotkine, n'avaient pas su analyser les facteurs déterminants de la révolution sociale. Dans un tel mouvement, la réorganisation de la vie économique est décisive et la révolution russe prouvait bien qu'il fallait s'y préparer. Il concluait en affirmant que les syndicats pourraient fournir le réseau de cette organisation — dont la Russie manquait cruellement —, un système sur lequel la construction économique du pays pourrait s'appuyer. Il pensait naturellement à un anarcho-syndicalisme qui fonctionnerait avec des coopératives et pourrait à l'avenir éviter les erreurs et les souffrances que traversait actuellement la Russie.

Je repensais à cette discussion quand les mauvaises nouvelles de la santé de Kropotkine arrivèrent. Sasha repartit à Petrograd pour faire son rapport sur nos démarches. Je restai à Moscou, dans l'attente d'un appel de Dmitrov. Plusieurs jours passèrent. J'en conclus que Peter allait mieux et je rejoignis Sasha à Petrograd.

J'étais en ville depuis une heure quand Madame Ravich téléphona : on m'appelait de toute urgence à Dmitrov. Je repartis immédiatement pour Moscou : le train fut pris dans une tornade et arriva avec dix heures de retard. Il n'y avait plus de correspondance pour Dmitrov jusqu'au lendemain soir. Les routes étaient bloquées par la neige, les câbles téléphoniques rompus : aucun moyen de joindre Dmitrov.

Le train du soir était d'une lenteur exaspérante, s'arrêtant sans cesse pour se ravitailler en combustible. On arriva à quatre heures du matin. Avec Alexander Shapiro, un intime de la famille, et Pavlov, un camarade du Syndicat des Boulangers, je me précipitai vers la petite maison des Kropotkine. Trop tard ! Peter avait déjà cessé de respirer depuis une heure. Il était mort à quatre heures du matin le 8 février 1921.

Sophie me dit qu'il m'avait réclamée sans arrêt. Lénine avait envoyé les meilleurs médecins de Moscou pour le soigner, ainsi que des provisions. Il avait exigé qu'on lui envoie régulièrement des nouvelles de la santé du malade et qu'on les publie dans les journaux. C'était vraiment de l'ironie pure que de porter autant d'attention au mourant qui avait été impitoyablement poursuivi par la Tchéka et contraint à une retraite forcée. Peter Kropotkine avait préparé le terrain de la révolution mais on lui avait interdit d'en vivre le développement. Sa voix, que les persécutions tsaristes n'avaient pu faire taire, avait été étouffée par la dictature communiste.

Peter n'avait jamais recherché ni accepté les faveurs d'aucun gouvernement et nous étions fermement décidés à empêcher toute ingérence de l'État dans ses funérailles. Je restai à Dmitrov pour aider Sophie jusqu'au transfert du corps à Moscou. Cela me donna l'occasion de découvrir d'autres aspects de Peter que je connaissais pourtant depuis un quart de siècle. C'était un artiste d'une qualité exceptionnelle : je trouvai au fond d'un carton des dessins qui prouvaient que s'il l'avait voulu, il aurait pu connaître le même succès avec son pinceau qu'avec sa plume. Il jouait aussi du piano : c'était une des rares joies de sa morne existence de Dmitrov.

Le peuple, avec lequel Peter avait perdu tout contact depuis trois ans, lui rendit hommage à sa mort. Venus de toute la région, des paysans, des ouvriers, des soldats, des intellectuels, des hommes et des femmes, passaient dans la chaumière pour un dernier adieu à l'homme qui avait partagé leurs luttes et leurs souffrances.

Le jour du départ, la petite communauté de Dmitrov ferma les écoles et ils accompagnèrent tous le corps jusqu'à la gare.

A Moscou, les manifestations d'estime et d'affection à l'égard de Peter Kropotkine prirent une ampleur étonnante. Le corps fut exposé à la Maison syndicale et pendant deux jours on assista au plus grand défilé depuis la révolution d'Octobre. 

Le Comité des Funérailles avait envoyé une requête à Lénine pour qu'il accorde aux anarchistes emprisonnés une liberté provisoire et leur permette d'assister à l'enterrement. Lénine avait accepté et le Comité exécutif du Parti avait alors donné l'ordre à la Tchéka de les libérer. Mais la Tchéka n'y mettait aucun empressement. Elle voulait que le Comité des Funérailles se porte garant de leur retour en prison. Nous en prîmes donc l'engagement collectif. Puis elle déclara ensuite « qu'il n'y avait pas d'anarchistes dans les prisons de Moscou ». En fait les prisons étaient pleines à craquer après les rafles du congrès de Kharkov, pourtant autorisé aux termes de l'accord passé avec Makhno. Sasha qui s'était rendu à la prison de la Tchéka, avait pu s'entretenir avec notre ami Aaron Baron, le représentant des anarchistes emprisonnés. Mais la Tchéka continuait d'affirmer qu'« il n'y a pas d'anarchistes dans les prisons de Moscou ».

On décida de recourir à l'action directe. Le matin des funérailles Alexandra, la fille de Kropotkine, téléphona au soviet de Moscou : elle menaça d'annoncer publiquement que Lénine n'avait pas tenu sa promesse et de faire retirer les couronnes offertes par les organisations communistes.

La Salle des Colonnes était bondée. Parmi les représentants de la presse européenne et américaine se trouvait notre ami Henry Alsberg qui arrivait juste en Russie. Les journalistes ne manqueraient pas de faire savoir au monde entier que les Soviétiques ne tenaient pas leurs promesses. Dehors, la foule, frissonnant dans le froid glacial de Moscou, attendait l'arrivée des détenus. Ils arrivèrent enfin mais ils n'étaient que sept. Ils portèrent le cercueil. Dans la rue, le silence était impressionnant. La foule immense, unie sans contrainte, disciplinée, portant des drapeaux rouges ou noirs, encadrait le long chemin qui mène au cimetière Devichy.

Devant la prison de Boutirky, le cortège marqua un temps d'arrêt : la foule baissa les drapeaux. C'était le dernier geste de Peter Kropotkine envers ses courageux camarades qui agitaient leurs mains en signe d'adieu à travers les barreaux des fenêtres.

Les sept prisonniers en liberté provisoire passèrent la soirée avec nous. Il était déjà tard quand ils retournèrent à la prison. Les gardes ne les attendaient pas, tout était fermé : personne ne croyait que des anarchistes seraient assez stupides pour tenir leur engagement vis-à-vis de leurs camarades.

Comme aucun détenu de la prison de Boutirky n'avait assisté aux funérailles, je décidai de demander un permis à la Tchéka pour leur rendre visite.

Pour beaucoup d'entre eux, notre première rencontre datait des États-Unis : Fanya et Aaron Baron, Voline et bien d'autres. Il plaisantaient en racontant que pour l'instant, ils étaient bien plus libres en prison que dehors : ils donnaient des cours de science politique, d'économie, de sociologie, de littérature... Ils apprenaient à lire aux droits communs. En fait, ils avaient transformé la prison en université populaire. « Mais je me demande combien de temps cela va durer », remarqua Voline.

J'accompagnai Sasha à Petrograd pour mettre au point nos relations avec le Musée : l'Ispart s'était définitivement résolu à confier la direction de notre travail à un commissaire politique et il nous était impossible de continuer dans ces conditions. De plus l'idée de constituer un musée Peter Kropotkine à Moscou correspondait bien davantage à nos objectifs fondamentaux. Nous pensions donc repartir immédiatement pour Moscou. »

Emma Goldman, Living my life, 1922 

 

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