★ BAKOUNINE ET LA SCIENCE

Publié le par Socialisme libertaire

Bakounine science anarchise anarchisme libertaire
Bakounine par Félix Vallotton (1895)

 

 TÉMOINS N°6 (ÉTÉ 1954) : 
Bakounine et la science (1/2) 

 

" Comme nous l’annoncions dans notre no 5, nous nous faisons un plaisir de publier ici, tiré de l’ouvrage de Gaston Leval sur Bakounine, le chapitre dans lequel notre camarade pense avoir démontré que l’on se trompe lorsque, comme par exemple, au moins apparemment, Brupbacher, on voit dans Bakounine un ennemi de la pensée rationnelle et de la science.
– Les lecteurs de «
Témoins » jugeront eux-mêmes.

 

« L’attitude de Bakounine devant la science peut être présentée, si l’on ne garde de ses lectures que des réminiscences partielles ou si l’on ne choisit que certaines pensées polémiques, comme celle d’un adversaire irréductible. Nombreuses sont – nous en verrons bientôt quelques échantillons – les phrases, les déclarations catégoriques qui, prises isolément, donnent au lecteur non averti cette impression. On peut, dans l’ensemble de ses écrits, faire un choix de pensées, grâce auxquelles certains commentateurs l’ont assimilé à un barbare primitif dont la violence élémentaire ramène l’homme au triomphe de l’instinct ou des forces incontrôlées de la nature humaine.

     Défense de la science

Dans l’intéressante préface à l’édition française de la « Confession » de Bakounine, le docteur Fritz Brupbacher a reproduit quelques phrases qui, isolément prises, ont une allure d’aphorismes et donnent au lecteur non prévenu l’impression d’une condamnation formelle de la science. Le but n’est pas malhonnête. En pleine réaction contre la tendance de la société moderne à remplacer l’initiative de l’homme par la domination d’une poignée de technocrates et de savants, le docteur Brupbacher affirme que si Bakounine n’est plus actuel, il le redeviendra quand l’humanité aura réagi contre cette domination. Et dans l’intention de défendre les individus, il présente celui dont il écrit la biographie de telle façon que, pour peu que l’on soit déjà influencé par les déformations si répandues, on achève de se convaincre que Bakounine n’était qu’un barbare ennemi de la civilisation et qu’il allait tout de même, beaucoup trop loin. Surtout parce qu’après la citation de ces phrases isolées, le biographe insiste beaucoup sur le côté destructeur de la pensée de l’homme qu’il admire ; traversant une période néo-nihiliste devant la mécanisation et l’étatisation de la société, il était très heureux de trouver chez lui quelques pensées concordant avec les siennes.

Mais ces quelques pensées éparses ne sont pas la pensée de Bakounine sur la science, car un scientiste pourrait, en utilisant le même procédé, justifier apparemment, en le citant, sa croyance en la nouvelle idole. « Seigneur, gardez-moi de mes amis, mes ennemis, je m’en charge », disait Voltaire. Bakounine ressuscité pourrait le dire aussi. Trop souvent ses admirateurs l’ont aussi mal connu et interprété que ses adversaires, et lui ont fait plus de mal.

Tout ce qui précède et tout ce qui suivra dans ce livre prouve qu’il n’était pas ennemi de la science ; qu’au contraire, il s’en inspirait, s’appuyait sur elle pour fonder ses idées, les justifier, en assurer le triomphe. La science, a-t-il écrit, est « l’expérience accumulée des siècles », ou « l’expérience accumulée, coordonnée et réfléchie ». Et qui, à moins d’être un métaphysicien, un croyant traditionaliste d’un style nouveau, ou simplement un charlatan, pourrait mépriser, dans une œuvre sociologique sérieuse, cette expérience collective accumulée, cette connaissance sériée, classifiée des faits sans laquelle toute affirmation sur d’aussi graves problèmes n’est qu’irresponsabilité ?

Bakounine aimait la science, et il a rêvé pour elle le plus haut but intellectuel qui soit :

« Reconnaître tous les éléments réels ou corps simples dont les combinaisons diverses constituent tous les corps composés organiques et inorganiques qui remplissent l’univers ; reconstituer, par la pensée et dans la pensée, à l’aide de toutes les propriétés ou actions inhérentes à chacun, et en n’admettant jamais aucune théorie qui ne soit sincèrement vérifiée et confirmée par l’observation et par l’expérimentation les plus rigoureuses ; reconstituer, dis-je, ou reconstruire mentalement tout l’univers avec l’infinie diversité de ses développements astronomiques, géologiques, biologiques et sociaux, tel est le but idéal et suprême de la science, un but qu’aucun homme ni aucune génération ne réaliseront sans doute jamais, mais qui, restant néanmoins l’objet d’une tendance irrésistible de l’esprit humain, imprime à la science, considérée dans sa plus haute expression, une sorte de caractère religieux, nullement mystique ni surnaturel, un caractère tout à fait réaliste et rationnel, mais exerçant en même temps sur ceux qui sont capables de la ressentir, toute l’action exaltante des aspirations infinies. » [1]

Cette « action exaltante des aspirations infinies », par le seul fait de l’exprimer si magnifiquement, il l’éprouvait lui-même quand il pouvait se plonger dans l’étude de l’astronomie et de la physique, et nous sommes convaincu que s’il n’avait pas dû, poussé par sa conscience et par son cœur, s’occuper de la vie sociale des hommes, il aurait, après avoir traversé dans sa jeunesse la philosophie spéculative, donné avec joie toutes ses facultés intellectuelles, toute sa vie et toute son âme à la recherche scientifique.

Mais si grand que soit son amour pour la science, il n’ignore pas que l’homme, fait infime et minuscule dans l’immensité de l’espace et dans l’éternité du temps, ne pourra probablement jamais embrasser toute la vie, ses causes, ses manifestations, ses buts :

« La question est de savoir ce qui est logique dans la nature aussi bien que dans l’histoire. Ce n’est pas aussi facile à déterminer qu’on peut le penser de prime abord. Car, pour le savoir en perfection, de manière à ne jamais se tromper, il faudrait avoir la connaissance de toutes les causes, influences, actions et réactions qui déterminent la nature d’une chose et d’un fait, sans en excepter une seule, fût-elle la plus éloignée et la plus faible. Et quelle est la philosophie ou la science qui pourra se flatter de pouvoir jamais les embrasser toutes et de les épuiser dans son analyse ? Il faudrait être bien pauvre d’esprit, bien peu conscient de l’infinie richesse du monde réel pour prétendre y atteindre. » [2]

Ces limites imposées à l’homme par sa propre nature, il s’en occupera en diverses occasions, dans un style et dans un esprit qui parfois touchent au sublime. Mais immédiatement après, il réfute ceux qui seraient tentés de déduire de cette impuissance de l’homme à tout savoir, la faillite ou l’inutilité de ses connaissances ou de son étude des faits :

« Faut-il pour cela douter de la science ? Faut-il, parce qu’elle ne nous donne que ce qu’elle peut nous donner la rejeter ? Ce serait une autre folie, et bien plus funeste encore que la première. Perdez la science, et faute de lumière vous retournerez à l’état de gorilles, nos ancêtres, et force vous sera de refaire pendant encore quelque mille ans, tout le chemin que l’humanité à dû parcourir à travers les fantasmagoriques lueurs de la religion et de la métaphysique, pour arriver, de nouveau à la lumière imparfaite, il est vrai, mais du moins très certaine que nous possédons aujourd’hui. » [3]

Ce « très certaine » peut donner lieu à des contestations. Bakounine, comme toutes les intelligences qui suivaient alors le développement des sciences, avait une foi trop grande dans ce que découvraient et proclamaient les savants. Depuis, certaines affirmations ont été battues en brèche. Mendel et De Wries ont réfuté une partie du darwinisme ; Kropotkine aussi, à un autre point de vue ; la génétique nie le transformisme ; Einstein a rectifié Newton, et des théories biologiques nouvelles naissent encore. Il n’empêche que l’investigation méthodique et consciencieuse, expérimentale et rationnelle des faits, progresse ; si elle rectifie certaines erreurs, elle découvre sans cesse des vérités nouvelles. La théorie microbienne n’a pas failli, la psychologie expérimentale s’est développée ; nul ne peut nier l’avance extraordinaire – peut-être trop certaine, hélas – de la physique et de la chimie, qui permettent de pénétrer les secrets de la vie et de la modifier, de sonder l’immensité, de capter dans l’espace les ondes électromagnétiques que l’homme utilise pour son bien-être et sa culture, d’isoler et de désintégrer l’atome.

C’est toujours du sens général des affirmations qu’il faut tenir compte chez les penseurs comme Bakounine, qui, du reste, a su rectifier ce qui était rectifiable :

« Les hypothèses de la science rationnelle se distinguent de celles de la métaphysique en ce sens que cette dernière, déduisant les siennes comme les conséquences logiques d’un système absolu, prétend forcer la nature à les accepter ; tandis que les hypothèses de la science rationnelle, issues non d’un système transcendant, mais d’une synthèse qui n’est jamais elle-même que le résumé ou l’expression générale d’une quantité de faits démontrés par l’expérience, ne peuvent jamais avoir ce caractère impératif et obligatoire, étant au contraire toujours présentées de manière à ce qu’on puisse les retirer aussitôt qu’elles se trouvent démenties par de nouvelles expériences. » [4]
 

     Science et Sociologie

Ne pouvoir découvrir en toutes choses la vérité définitive n’empêche cependant pas d’utiliser les connaissances acquises aussi sérieusement que possible, et qui, groupées en vastes ensembles dont les parties se rattachent entre elles par des caractéristiques communes, constituent les différentes sciences, le savoir humain. Ce savoir et ces sciences ont été coordonnés par Auguste Comte en un système général, le « positivisme », dont la sociologie est le couronnement. À plusieurs reprises, Bakounine s’en déclare enthousiaste partisan. Il en approuve la méthode, qui consiste à s’élever « des mathématiques pures à la mécanique, à l’astronomie ; puis à la physique, à la chimie, à la géologie et à la biologie (y comprenant la classification, l’anatomie et la physiologie comparée des plantes d’abord, puis du règne animal), et en finit par la sociologie qui embrasse toute l’humaine histoire en tant que développement de l’état humain collectif et individuel dans la vie politique, économique, sociale, religieuse, artistique et scientifique. » [5]

La sociologie est donc une science. Bakounine ne l’invente pas, mais il le répète et à ses ennemis et à ses camarades, à ceux qu’il faut convaincre ou qui sont convaincus, pour amener les premiers à l’étude des faits et leur montrer la vérité et la nécessité de prendre position d’après cette vérité, pour empêcher les seconds de commettre des erreurs tactiques ou de se perdre dans la phraséologie ou l’abstraction stérile.

« L’histoire et la statistique nous prouvent que le corps social, comme tout autre corps naturel, obéit dans ses évolutions et transmutations à des lois générales, et qui paraissent tout aussi nécessaires que celles du monde physique. Dégager ces lois des événements passés et de la masse des faits présents, tel doit être l’objet de cette science. En dehors de l’immense intérêt qu’elle présente déjà à l’esprit, elle nous promet dans l’avenir une grande utilité pratique ; car de même que nous ne pouvons dominer la nature et la transformer selon nos besoins progressifs que grâce à la connaissance que nous avons acquise de ses lois, nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu’en tenant compte des lois naturelles et permanentes qui les gouvernent. » [6]

Puisque la sociologie est une science, le socialisme, qui prend sa source en elle, a par conséquent une base scientifique. Il ne se sépare pas ni ne peut se séparer de « la science nouvelle, la science positive fondée sur l’analyse expérimentale et sur la coordination rationnelle des faits et qui, donnant la main au socialisme et se proclamant avec lui matérialiste et athée, doit révolutionner le monde ». [7]

L’instinct de révolte, le sentiment de la justice, les catégories du raisonnement ne suffisent donc pas pour fonder le socialisme,

Malgré sa haute estime de Proudhon, malgré tout ce qu’il lui doit, Bakounine n’hésite pas à proclamer la méthode proudhonienne inférieure à celle de Marx, et la critique impitoyable de ce dernier en grande partie justifiée, parce que « Proudhon, malgré tous ses efforts pour se placer sur le terrain des faits, est demeuré idéaliste et métaphysicien ».

Aussi recommande-t-il toujours la méthode scientifique qu’il s’est lui-même efforcé d’appliquer quand les événements n’ont pas interrompu ses études en le poussant à l’action révolutionnaire. Celui qui le voit agir, des montagnes de Suisse, sur la Suisse elle-même, sur l’Italie, l’Espagne, la France, la Belgique, la Russie, est frappé par la coordination et l’intégration de ses idées. Ses lettres, ses conférences, ses conversations, ses écrits fournissent des principes essentiels, des conseils pratiques. En même temps il organise, par les sociétés secrètes, ou semi-secrètes, et les associations ouvrières publiques, les éléments pratiques du combat social et les bases de la société nouvelle. Il est à la fois penseur, lutteur, organisateur, et s’efforce à ce que les militants, intellectuels et ouvriers, le soient également. Car dans le combat pour le progrès humain, l’action sans pensée n’est que vaine agitation, la pensée sans action est lettre morte, et toutes deux ne mènent à rien sans organisation. Or l’organisation elle-même est une science, et la transformation de l’organisation sociale exige de solides connaissances générales.

Pour qu’ils triomphent dans leur lutte révolutionnaire, Bakounine recommande aux travailleurs d’employer cette arme de la science qui doit compléter la solidarité, « non la science bourgeoise, falsifiée, métaphysique, juridique, politique, économique, pédantesque et doctrinaire, qu’on enseigne dans les universités, mais la vraie science humaine, fondée sur la connaissance positive des faits historiques et sociaux, et n’acceptant d’autre inspiration que la raison, le bon sens. Savoir c’est pouvoir ». [8] Il conseille au monde ouvrier de s’instruire, « de s’emparer de cette arme si puissante de la science sans laquelle il pourrait bien faire des révolutions, mais ne serait jamais en état d’établir, sur les ruines des privilèges bourgeois, cette égalité, cette justice et cette liberté qui constituent le fond même de toutes ses aspirations politiques et sociales ». [9]

La science ne doit donc pas seulement être un moyen d’émancipation intellectuelle et morale, qui libère les masses des croyances religieuses et de la tutelle des églises, du respect de l’autorité et de la croyance au gouvernement. Elle sera aussi un auxiliaire précieux, et qui, par les connaissances qu’elle suppose, dont en somme elle est constituée, rendra, grâce à leur niveau intellectuel, à leur capacité d’organisation, et à l’utilisation des techniques, les travailleurs aptes à organiser la société par eux-mêmes.

Parvenus à ce point, les bienfaits de la science augmentent. Elle devient la garantie de la liberté. Quand les lois naturelles de la société, qui sont les normes d’activité, les modalités inhérentes à toute vie collective, « auront été reconnues d’abord par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation et d’instruction populaires, elles auront passé dans la conscience de tous, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les autoritaires les plus récalcitrants doivent reconnaître qu’alors il n’y aura plus besoin d’organisation [10], ni de direction, ni de législation politiques, trois choses qui, soit qu’elles émanent de la volonté du souverain, soit qu’elles résultent du vote d’un parlement élu par le suffrage universel, et alors même qu’elles seraient conformes au système des lois naturelles – ce qui n’a jamais eu lieu et ne pourra jamais avoir lieu –, sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, parce qu’elles leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques. » [11] 

Dans le domaine social et révolutionnaire, le rôle de la science est donc décisif.  »

(À suivre)

Gaston Leval

Notes :

[1] « Considérations philosophiques »

[2] « Fédéralisme, Socialisme et Antithéologisme »

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] « Protestation de l’Alliance »

[7] « Estatismo y Anarquia »

[8] « Lettre à « l’Égalité »

[9] « L’empire knouto-germanique et la Révolution sociale »

[10] Bakounine repousse ici l’organisation « politique », non l’organisation en soi. C’est pourquoi l’adjectif « politiques » est ici mis au pluriel. Ce que certains commentateurs ont feint de méconnaître.

[11] « Les Endormeurs »
 

* * * * * * * * 

TÉMOINS N°7 (AUTOMNE 1954) : 
Bakounine et la science (2/2) 

 

[1]

" Dans notre n° 6, Gaston Leval, au cours d’un premier sous-chapitre intitulé « Défense de la science », montrait que Bakounine n’a pas toujours été le contempteur de celle-ci, puis examinait les conceptions de Bakounine sur les rapports entre « Science et sociologie ». Dans deux autres sous-chapitres, que le manque de place nous interdit, à notre grand regret, de reproduire ici, il définit par contre ce qui, pour Bakounine, constitue le « Danger du scientisme » et traite de la forme très particulière d’humanisme professée par Bakounine ; sous la rubrique « La science et la vie », Leval montre en effet qu’aux yeux du grand Russe, la science, toute libre qu’elle doive être dans ses recherches, ne saurait s’arroger le gouvernement des hommes, car sa justification dernière réside non point dans la vérité scientifique en soi, mais dans les services que cette vérité peut et doit rendre à l’humanité. Cela posé, et qui, remarquons-le en passant, n’est pas loin d’être une sorte de pragmatisme avant la lettre (encore que notre camarade, certainement, le contesterait), Leval achève son étude en ces termes " : 

 

«    Psychologie du savant

Toujours réaliste, Bakounine sait que ceux qui prétendent au gouvernement des hommes sont des maniaques de leur spécialité et que si la manie de l’autorité scientifique s’unit à la manie de l’autorité politique, la force ainsi constituée n’en sera que plus redoutable, non seulement grâce aux ressources techniques dont elle disposera, mais aussi par le prestige qu’elle imposera aux masses, et par les plus grandes ressources dialectiques qu’elle pourra mettre en œuvre.

Or, et indépendamment du fait de la déformation propre à l’exercice du pouvoir, Bakounine a eu l’occasion d’approcher assez d’intellectuels, d’étudier suffisamment la vie et d’observer, même de loin, l’attitude de nombreux savants, pour savoir que leur conscience morale n’est pas toujours à la hauteur de leur culture et de leur intelligence. Leur prééminence constitue une forme d’autorité, un prétexte de domination dont ils ne dédaignent pas toujours de tirer un parti substantiel !

« Il suffit de considérer le rôle vraiment pitoyable que jouent actuellement l’immense majorité des savants en Europe, dans toutes les questions politiques et sociales qui agitent l’opinion, pour s’en convaincre. La science privilégiée et patentée se transforme pour la plupart du temps en sottise et en lâcheté patentées, et cela parce qu’ils ne sont nullement détachés de leurs intérêts matériels et des misérables préoccupations de leur vanité personnelle. En voyant ce qui se passe chaque jour dans le monde des savants, on pourrait même croire que, parmi toutes les préoccupations humaines, la science a le privilège particulier de développer l’égoïsme le plus raffiné et la vanité la plus féroce dans les hommes. » [2]

Le tableau n’est pas beau, mais il est exact. Peut-être l’homme de la rue est-il moins vaniteux parce qu’il n’a pas de raisons de s’enorgueillir, parce qu’il ne fait rien d’important qui puisse le mettre en vedette. Mais si la vanité des savants est humainement explicable, elle prouve que moralement ils ne sont pas supérieurs à leurs concitoyens presque illettrés, et l’intelligence sans morale correspondante ne s’efforce certainement pas de servir les hommes. Voilà pour la vanité
Quant au manque de courage moral, allié à l’égoïsme, nous en avons assez de preuves de nos jours. Tous les régimes politiques, conservateurs ou libéraux, capitalistes ou socialistes, démocratiques ou dictatoriaux, fascistes, nazis ou communistes, ont disposé ou disposent de l’immense majorité des savants, obséquieux et veules, toujours disposés à servir les plus forts, surtout s’ils sont bien payés. L’Allemagne était un pays de savants, et après la deuxième guerre mondiale nous avons vu les uns racolés par les États-Unis, les autres par la Russie, pour préparer, chaque groupe en faveur de la puissance qui les tient en laisse, une nouvelle guerre et la victoire de leurs maîtres. Dans la plupart des cas, ces mêmes savants serviraient le maître d’en face si le hasard les avait fait tomber entre ses mains. Ils prépareraient également l’extermination de la race humaine et celle de leurs propres enfants. Or, les savants allemands ne sont pas une exception.

On peut invoquer la faiblesse, qui est plutôt de la lâcheté. En tout cas, de tels hommes – pas plus que d’autres du reste, mais encore moins que ceux qui, appartenant à un parti, ont souvent, de ce fait, pris une position qu’ils doivent maintenir devant certains problèmes politiques et sociaux, tandis que les savants se réfugient presque toujours derrière la pseudo-neutralité de la science –, de tels hommes ne sont pas qualifiés pour gouverner leurs semblables, et le jugement lapidaire de Bakounine est justifié.

Cette supériorité intellectuelle du savant sur ses semblables lui donne, d’elle-même, surtout chez ceux qui ont tendance à vouloir jouer un rôle dans le gouvernement politique et social des hommes, une psychologie autoritaire qui, après celle qui prétend se baser sur l’autorité divine, est la plus insupportable.

« L’aristocrate nobiliaire vous dit : “Vous êtes un fort galant homme, mais vous n’êtes pas né noble.” L’aristocrate du capital vous reconnaît toutes sortes de mérites, “mais, ajoute-t-il, vous n’avez pas le sou !” Mais l’aristocrate de l’intelligence nous dit : “Vous ne savez rien, vous ne comprenez rien, vous êtes un âne, et moi, homme intelligent, je vais vous bâter et vous conduire.” » [3]

Car, conséquence inévitable de la disproportion entre leur valeur intellectuelle et leur inconsistance morale, « parmi le très grand nombre des savants qui sont réellement détachés de toutes les préoccupations et de toutes les vanités temporelles, il en est bien peu qui ne soient entachés d’un grand vice capable de contrebalancer toutes les autres qualités : ce vice, c’est l’orgueil de l’intelligence, et le mépris profond, masqué ou ouvert, pour tout ce qui n’est pas aussi savant qu’eux. Une société qui serait gouvernée par les savants aurait donc le gouvernement du mépris, c’est-à-dire le plus écrasant despotisme et le plus humiliant esclavage qu’une société humaine puisse subir. Ce serait aussi nécessairement le gouvernement de la sottise ; car rien n’est aussi stupide que l’intelligence orgueilleuse d’elle-même. En un mot, ce serait une nouvelle édition du gouvernement des prêtres ». [4]

Dans cette dernière catégorie d’hommes, c’est Comte et ses amis partisans de la « politique positive » qui sont visés. À l’origine ils furent sincères et désintéressés. Mais lorsqu’on voit avec quelle rapidité ils inventèrent une nouvelle religion, un culte avec des prêtres nouveaux et une hiérarchie nouvelle, on ne peut mieux illustrer le danger de vanité démente et de despotisme que représenterait le gouvernement de la société par les savants.

     La science contre la justice

Dans quelle mesure, la science contribue-t-elle, au sein de notre société à émanciper les travailleurs ? Il est indéniable que ceux-ci apprennent à lire et à écrire, reçoivent une petite instruction dans les écoles primaires. Mais peut-on dire que cela facilite leur émancipation ? Bakounine pose la question et y répond par une observation de Lassalle, le célèbre socialiste allemand :

« Pour juger du progrès des masses ouvrières au point de vue de leur émancipation économique et sociale, il ne faut pas comparer leur état intellectuel dans le siècle présent avec leur état intellectuel dans les siècles passés. Il faut considérer si, à partir d’une époque donnée, la différence qui existait alors entre elles et les classes privilégiées ayant été constatée, elles ont progressé dans la même mesure que ces dernières. Car s’il y a eu égalité dans ces deux progrès respectifs, la distance intellectuelle qui les sépare aujourd’hui du monde ouvrier sera la même ; si le prolétariat progresse davantage et plus vite que les privilégiés, cette distance sera devenue nécessairement plus petite ; mais si au contraire le progrès de l’ouvrier est plus lent, et par conséquent moindre que celui des classes dominantes dans le même espace de temps, cette distance sera agrandie : l’abîme qui les séparait sera devenu plus large, l’homme privilégié est devenu plus puissant, l’ouvrier est devenu plus dépendant, plus esclave qu’à l’époque qui a été prise pour point de départ. » [5]

Nous comprendrons mieux encore maintenant pourquoi Bakounine, au grand scandale de certains révolutionnaires plus « civilisés », plus pusillanimes, poussait à la révolution dans des pays qui, comme l’Espagne ou l’Italie, comptaient une énorme majorité d’illettrés. L’instruction publique n’est pas une garantie de maturité du peuple si, en même temps qu’il atteint au certificat d’études primaires, ses adversaires, qui le plus souvent n’allaient guère plus loin il y a un siècle ou cinquante ans, atteignent maintenant, en nombre croissant, les différents doctorats, les différentes licences, les différents diplômes qui impliquent un progrès culturel deux ou trois fois supérieur à celui des masses.

Il était donc plus facile à certains peuples de déposséder leurs ennemis de classe il y a quatre-vingts ans que maintenant. Et si l’on examine une autre face du problème, qui sans doute n’avait pas échappé à Bakounine, il était plus facile aux ouvriers et aux paysans, étant donné la simplicité de la vie économique de cette époque, de prendre en main la production qu’il n’est facile de le faire aux ouvriers et aux paysans d’aujourd’hui. Même sans certificats d’études, les ouvriers d’il y a un siècle pouvaient diriger le petit atelier. Avec son certificat d’études, l’ouvrier d’aujourd’hui ne peut pas diriger la grande entreprise. Là aussi s’est produit un progrès incomparablement plus rapide d’un côté que de l’autre, et, au point de vue d’une réalisation socialiste non génératrice d’une nouvelle tyrannie, Bakounine avait raison.

La complexité croissante de la vie sociale, alliée à l’existence du privilège, a donné aux sciences appliquées et aux techniques un rôle complexe également croissant. Mais l’État, défenseur de la bourgeoisie plus encore à l’époque de Bakounine que maintenant – il avait à peine amorcé le processus qui doit le rendre propriétaire du capital social – l’État surtout utilise ces sciences appliquées et ces techniques pour les fins qui lui sont propres :

« Qu’est-ce qui constitue aujourd’hui principalement la puissance des États ? C’est la science.

« Oui, la science. Science de gouvernement, d’administration et science financière ; science de tondre les troupeaux populaires sans trop les faire crier ; science de leur imposer le silence, la patience et l’obéissance par une force scientifiquement organisée ; science de tromper et de diviser les masses populaires, de les maintenir toujours dans une ignorance salutaire, afin qu’elles ne puissent jamais, en s’entraidant et en réunissant leurs efforts, créer une puissance capable de renverser les États ; science militaire avant tout, avec toutes ses armes perfectionnées et ses formidables instruments de destruction qui « font merveille » ; science du génie, enfin, qui a créé les bateaux à vapeur, les chemins de fer et les télégraphes qui, en transformant chaque gouvernement en un Briarée à cent, à mille bras, lui donnent la possibilité d’être présent, d’agir et de saisir partout, créent les centralisations politiques les plus formidables qui soient. » [6]

Que tout cela se soit développé et renforcé depuis ; que ces sciences qu’on peut parfois appeler arts si l’on veut faire des jeux de mots, aient progressé et avec elles les moyens de domestication, d’oppression, de centralisation politique, nous le savons bien. Et que l’étatisation croissante de la société, de toutes les activités sociales, individuelles et collectives, l’organisation administrative des pouvoirs publics qui envahit tout et effraye ceux qui veulent être des hommes et non des matricules, des engrenages ou des bêtes parquées, plus ou moins bien, plus ou moins mal soignées, puissent se développer grâce à la science, statistique, mécanique, économique, physique, psychologique, administrative, etc., c’est évident. Sans tous ces concours, aucun régime totalitaire n’aurait pu se créer, n’aurait pu ni ne pourrait subsister.

     Mission sociale de la science

Le moment est venu de définir le rôle de la science. Mais d’abord, en avons-nous le droit, nous dont l’instruction est minime devant la culture des savants ? Oui, car si nous laissons les savants disposer de nous à leur gré, si nous ne pouvons pas dire notre pensée, agir à notre guise, choisir le mode de vie qui nous plaît, si nous devons nous plier devant la domination de la science, nous cessons d’être des hommes. Par rapport à notre vie d’hommes, nous devons donc définir ce rôle de la science :

« La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire, et dont l’ignorance et l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science c’est la boussole de la vie, mais ce n’est pas la vie. » [7]

Telle est sa mission « en général », mais malgré tout vue sous un angle exclusivement humain. Car elle peut avoir aussi pour autre mission de reconstituer l’univers, comme en rêve Bakounine. Mais si grandiose que ce puisse être, et justement parce que ce rêve fait oublier l’humanité, c’est avant tout pour la mettre au service de l’homme que la science l’intéresse, car si elle devait reconstituer l’univers en oubliant l’homme, il la placerait au rang des métaphysiques et lui tournerait le dos. Et si la sociologie est le couronnement de toutes les sciences, cela semble fait exprès pour que l’on puisse avoir confiance en elle, même si l’ouvrier défenseur du socialisme ignore les mathématiques et la physiologie.

Bakounine ne s’occupe plus guère des sciences qui servent de base au monument. La science sociale l’intéresse au premier chef, car si elle est en haut, c’est qu’elle prime tout. Même, en allant au fond des choses, toutes les sciences doivent être au service de la science sociale, mieux encore, de la collectivité humaine. Et comme la collectivité, la société sont trop souvent des abstractions qui servent de prétexte à l’écrasement des individus, la science sociale doit être au service des individus, de chacun des individus qui composent l’humanité.

Et Bakounine, le théoricien collectiviste, écrit alors sur la science une page magnifique que nous ne saurions mutiler :

« Elle sait qu’à mesure qu’on s’élève des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de l’individualité se détermine davantage, les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait enfin que l’homme, le dernier et le plus parfait animal sur cette terre, présente l’individualité la plus complète et la plus digne de considération, à cause de sa facilité de concevoir et de concréter [8], de personnifier en quelque sorte en lui-même et dans son existence tant sociale que privée, la loi universelle. Elle sait, quand elle n’est point viciée par le doctrinarisme, soit théologique, soit métaphysique, soit politique et juridique, soit même par un orgueil étroitement scientifique, et lorsqu’elle n’est point sourde aux instincts et aux aspirations spontanées de la vie, elle sait, et c’est là son dernier mot, que le respect de l’homme est la loi suprême de l’humanité, et que le grand, le vrai but de l’histoire, le seul légitime, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liberté réelle, la prospérité réelle, le bonheur de chaque individu vivant dans la société.

« Car en fin de compte, à moins de retomber dans la fiction liberticide du bien public représenté par l’État, fiction toujours fondée sur l’immolation systématique des masses populaires, il faut bien reconnaître que la liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu’elles représentent la somme des libertés et des prospérités individuelles. » [9]

Voici la science sociale ramenée à son rôle humain. Elle n’est pas un but en soi, et elle ne saurait l’être sans nier l’humanité. Son but, c’est l’homme. Et pour qu’il n’y ait ni confusion de principes, ni erreur de méthode, pour que les moyens correspondent à l’objet, c’est nous, les hommes, qui lui assignons ses limites et qui fixons son rôle :

« Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, “les causes générales des souffrances individuelles” – et parmi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subordination, hélas ! trop habituelles encore, des individus vivants aux généralités abstraites [10] ; et qu’en même temps elle nous montre les conditions générales nécessaires à l’émancipation des individus vivant dans la société. Voilà sa mission, voilà aussi ses limites, au-delà desquelles l’action de la science sociale ne saurait être qu’impuissante et funeste. » [11]

La science n’est donc qu’un instrument sans lequel l’homme ne saurait se réaliser, s’humaniser, un instrument d’énorme importance, mais jamais plus. L’homme doit s’en servir, mais elle ne doit pas se servir de l’homme sous peine de le traiter « comme un lapin » ou un cobaye. Et comme il ne peut renoncer à toutes les choses utiles qu’il a acquises par la science – technique supérieure du travail, hygiène, médecine, confort, culture même – il doit la conserver. À condition toutefois qu’elle ne soit pas libre de faire ce qu’elle veut, car elle se met au service de la cruauté comme au service de la bonté, du despotisme comme de la liberté, et si elle a permis, en un siècle, de doubler la longévité dans des nations comprenant la septième partie de la population du globe, c’est par elle, par son œuvre lâche et sa trahison cupide, que les deux milliards et demi d’habitants de ce globe, même ceux qui n’ont pas bénéficié des progrès techniques, vivent dans l’angoisse permanente d’être anéantis par les inventions de toutes ces légions de savants neutres, de ces amoraux de la technique qui sont en même temps les techniciens de l’amoralité.

     Synthèse

Bakounine veut-il donc la suppression des savants ? Nous avons vu suffisamment qu’il n’en est rien. Il ne veut pas même obliger, malgré, sa déclaration de principes unilatérale comme le sont toutes les déclarations de principes, tous les savants à un travail manuel quotidien. Il sait que malgré le progrès général de l’éducation et de l’instruction, les différences naturelles, quoique réduites à leurs proportions véritables qui sont aujourd’hui accentuées par l’ignorance forcée des masses, subsisteront :

« Il nous semble que ceux qui s’imaginent que tous seront également savants après la révolution se trompent profondément… Seule l’instruction scientifique générale, et surtout l’enseignement de la méthode scientifique, l’habitude de penser et de déduire des conclusions plus ou moins correctes constituera le patrimoine commun. Mais il y aura toujours un petit nombre de cerveaux encyclopédiques et, par conséquent, de savants sociologues. » [12]

Imposer silence aux savants sociologues ou les annuler n’entre pas dans sa pensée. Ils continueront à jouer, comme tels, un rôle important dans la société socialiste. Mais ils ne doivent pas gouverner les hommes. Les éclairer, oui, les commander, non. On ne doit pas non plus établir pour eux de privilèges spéciaux, ni pour les intellectuels ni pour les savants d’aucune sorte, et Bakounine ajouterait aujourd’hui ni pour les techniciens et l’ensemble de la hiérarchie des « travailleurs du cerveau » qui en Russie gagnent en moyenne vingt-cinq fois plus que l’ouvrier de base. Ou pour les académiciens des sciences et des lettres qui gagnent quinze mille, vingt mille, trente mille roubles par mois, pour les directeurs d’usine qui en gagnent six mille et dix mille, alors que la moyenne des ouvriers n’en gagnent que six cents, et certains cent cinquante. Si l’humanité abandonne la direction de la société aux fonctionnaires, aux bureaucrates (tous plus ou moins intellectuels par rapport aux ouvriers et aux paysans), aux professeurs, aux académiciens, aux savants et demi-savants, cette hiérarchie constituera une immense pierre tombale qui écrasera la société, et qui, parce qu’elle s’incrustera dans l’État, le dirigera, le constituera, sera pire que le capitalisme.

Le fait russe illustre une des nombreuses anticipations visionnaires de Bakounine dont on n’a pas eu connaissance, ou su tenir compte :

« C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le cœur des hommes.

« Un corps scientifique auquel on aurait confié le gouvernement de la société finirait bientôt par ne plus s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire ; et cette affaire, celle de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse [13] de son gouvernement et de sa direction. »

Des savants, des intellectuels spécialisés, mais pas de savants ni d’intellectuels politiciens ou privilégiés. C’est déjà pour eux un privilège que de pouvoir se livrer à leurs études au lieu d’arracher du charbon dans la mine, de raboter du bois ou de traire des vaches.

« Toutefois nous reconnaissons volontiers que bien qu’une grande partie des travaux intellectuels puissent se faire beaucoup mieux collectivement qu’individuellement, il en est d’autres qui exigent un travail isolé. Mais que prétend-on en conclure ? Que les travaux isolés du génie et du talent étant plus rares, plus précieux et plus utiles que ceux des travailleurs ordinaires doivent être mieux rétribués que ces derniers ? Et sur quelles bases, je vous prie ? Ces travaux sont-ils plus pénibles que les travaux manuels ? Au contraire, ces derniers sont sans comparaison les plus pénibles. Le travail intellectuel est un travail attrayant qui porte sa récompense en lui-même et qui n’a pas besoin d’autre rétribution. Il en trouve une autre encore dans l’estime et dans la reconnaissance des contemporains, dans la lumière qu’il leur donne et dans le bien qu’il leur fait. » [14]

Mais en plus de son opposition au privilège économique pour les intellectuels, au danger de transformer les hommes en « chair à expérience intellectuelle et sociale », en une collectivité de machines souffrantes et d’esclaves, une autre raison fait se dresser Bakounine contre le gouvernement des savants. C’est la dignité de l’homme, la liberté individuelle. La science doit s’occuper des moyens de supprimer la souffrance des individus, d’assurer leur plus grand bonheur, mais, dans cette première mission, l’attitude de l’individu n’est pas précisée. Elle semble même être passive, ainsi que celle de la société. Bakounine la définit, comme nous l’avons déjà vu à propos de l’autorité de la compétence :

« Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel ou tel savant. Mais je ne me laisse imposer ni le cordonnier, ni l’architecte, ni le savant. Je les accepte librement, et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d’autorité infaillible, même dans les questions spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l’humanité et pour la sincérité de tel ou tel individu, je n’ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma liberté et au succès même de mes entreprises ; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide, en un instrument de la volonté et des intérêts d’autrui.

« Si je m’incline devant l’autorité des spécialistes, et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure, et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j’enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leurs services, certain qu’ils me feraient payer, par la perte de ma liberté et de ma dignité, les bribes de vérité, enveloppées dans beaucoup de mensonges, qu’ils pourraient me donner. » [15]

Sauvegarder la liberté et la dignité de l’homme, même au prix d’une diminution de biens matériels, de commodités, de satisfactions des sens, c’est en dernière instance le bien capital. Sinon, pas de véritable humanité, mais une animalité technique. Si la grandeur de l’homme, sa caractéristique essentielle réside dans la pensée et dans la manifestation de sa pensée – seul existe ce qui se manifeste –, dans la volonté et dans la manifestation de la volonté, l’homme n’est plus tel du moment qu’il abdique l’une et l’autre. Cette « volonté réfléchie » que l’évolution des formes organiques et inorganiques qui, aboutie à l’homme, a fait naître et se développer en lui la possibilité de se déterminer, en partie mais en fait, de se créer et de créer son propre monde social, il ne doit pas y renoncer. L’esprit ne doit pas s’incliner devant l’intelligence, la vie de tous les hommes devant le génie de quelques-uns.

Ces raisons de pure éthique s’ajoutent aux raisons physiologiques, de matérialité sociale. Ne pas être un troupeau affamé, fouaillé par les bergers : c’est le premier point, puisque l’homme est un être de chair et qu’il souffre en sa chair, puisque la matière est la base de l’esprit. Mais ne pas être troupeau du tout, c’est le second point, qui pour l’homme évolué devient le plus important : « Aimons la science, respectons les savants sincères et sérieux, écoutons avec une grande reconnaissance les enseignements, les conseils que du haut de leur savoir transcendant ils veulent bien nous donner ; ne les acceptons toutefois qu’à condition de les faire passer et repasser par notre propre critique. Mais au nom du salut de la société, au nom de notre dignité et de notre liberté, aussi bien que pour le salut de leur propre esprit, ne leur donnons jamais parmi nous ni de position, ni de droit privilégié. Afin que leur influence sur nous puisse être vraiment utile et salutaire, il faut qu’elle n’ait d’autres armes que la propagande également libre pour tous, que la persuasion morale fondée sur l’argumentation scientifique. » [16]

« Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre 1e gouvernement de la science. Non pour détruire la science –, ce serait un crime de lèse-humanité – mais pour la remettre à sa place de manière qu’elle ne puisse jamais en sortir. » [17] »

Gaston Leval


Notes :

[1] Voir « Témoins », n° 6

[2] « Considérations philosophiques »

[3] « Les Endormeurs »

[4] « Considérations philosophiques »

[5] « L’Instruction intégrale »

[6] « L’Instruction intégrale »

[7] « L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale »

[8] Par ce verbe insolite, Bakounine entend sans doute « réaliser dans le concret », ou mieux encore : incarner. (S.)

[9] « L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale »

[10] Qu’il nous soit permis de remarquer que ce passage correspond exactement à la façon, contestée par Leval, dont Brupbacher présente la conception bakouninienne de la science. Ajoutons d’autre part que si la thèse de Bakounine devait signifier également que la science, même en tant que recherche, doit se ubordonner au souci de l’humain, pareille vue se trouverait beaucoup plus voisine qu’il ne croyait de l’utilitarisme scientifique d’Auguste Comte (selon qui on n’aurait plus eu le droit, par exemple, d’étudier les étoiles doubles !) et serait donc, en ce sens-là, exactement contraire à la vraie liberté de l’esprit, sans laquelle il n’y a pas non plus de liberté de l’homme. (S.)

[11] « L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale »

[12] « Estatismo y Anarquía »

[13] Nous respectons l’expression de Bakounine.

[14] « Les Endormeurs »

[15] « L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale »

[16] « Considérations philosophiques »

[17] « L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale »

 

Commenter cet article