LE SOCIALISME INTÉGRAL
« Le parti anarchiste contemporain est le fils légitime de la propagande bakouniste.
Non pas cependant que l’anarchisme manque d’ancêtres occidentaux. Il peut notamment compter, dans sa patristique, le profond et énigmatique Rabelais, concevant dans son Abbaye de Thélème, un gouvernement social dans lequel hommes et femmes, égaux et libres, seraient assez éclairés et moraux pour vivre heureusement et fraternellement, sans lois ni règles imposées d’aucune sorte.
Plus large encore (car il ne s’agit dans Rabelais que d’un anarchisme aristocratique) est la pensée anarchiste de cet étonnant Dom Deschamps, qui fut au XVIIIe siècle le précurseur général et méconnu de l’hégélianisme et du transformisme, et qui trouva au bout de ses recherches la conception d’une humanité majeure délivrée de la spoliation propriétaire et de l’oppression familiale, ayant réalisé le communisme et vivant, splendidement bonne et complètement heureuse, sans états politiques et, sans lois, par la simple force des mœurs éclairées, adoucies, socialisées. (1)
Plus près de nous, Déjacque, un prolétaire de talent (2), et Cœurderoy, un négateur paradoxal et éloquent qui maria, dans sa Révolution par les Cosaques, le saisissant pessimisme de Herzen et la pandestruction de Bakounine.
C’était en 1854. Ni Cœurderoy ni Déjacque n’eurent d’écho dans le parti révolutionnaire. Vers la même époque le patriote révolutionnaire italien Pisacane, le héros martyr de Sapri, écrivait ses étonnants Saggi politici e sociali dans lesquels il concluait, pour le lendemain de la Révolution, à une organisation communiste fédérative et semi-anarchiste.
Les Saggi ne furent publiés qu’en 1860 ; ils furent étouffés par les hostilités des partis et n’eurent aucune action sur la mentalité italienne.
Cependant le temps approchait où l’idée anarchiste allait se préciser assez pour inspirer un grand parti et jeter sa tempête dans le grandissant tourbillon du socialisme international.
Bakounine, récemment évadé de Sibérie, avait commencé sa propagande en Italie, en Espagne, en Suisse, en France, et il venait de fonder l’Alliance socialiste universelle.
Éloquent, sympathique, actif, suprêmement organisateur, pénétrant connaisseur et habile manieur d’hommes, Bakounine réussit à mettre en échec l’hégémonie récente de Marx, à imposer son pessimisme négateur et son « diable au corps révolutionnaire » à une nombreuse armée de militants, prise surtout dans la jeunesse des pays celto-latins.
Il enseigna que l’action socialiste ne pouvait être que révolutionnaire, qu’il fallait agir, non ratiociner ; démolir, non tenter de réformer, car ce qui s’impose tout d’abord, disait-il, c’est la pandestruction.
« Il faudra détruire toutes les institutions actuelles, État, Église, Forum juridique, Banque, Université, Armée et Police qui ne sont que les forteresses du privilège contre le prolétariat.
« Un moyen particulièrement efficace est de brûler tous les papiers pour supprimer la famille et la propriété jusque dans l’élèvement juridique de leur existence.
« L’œuvre est colossale, elle sera pourtant accomplie, la misère croissante grossit toujours l’armée des mécontents qu’il s’agit de transformer en révolutionnaires instinctifs, chose d’autant plus facile que la Révolution elle-même, ajoutait erronément le puissant agitateur russe, n’est que le développement des instincts populaires. »
Voilà le programme que, sans prétendre le justifier, nous avons tenu à reproduire fidèlement.
Les anarchistes contemporains le suivent à la lettre, en mettant au-dessus de tout la propagande par le fait, en se refusant à toute activité légale (comme, par exemple, l’exercice du droit électoral) et en poussant à toute occasion à l’action immédiate, soit individuelle, soit collective.
Le but flottant dans les lointains troubles du rêve, c’est le communisme libertaire, l’idéal caressé par beaucoup de grands et bons esprits d’un État harmonique où les mœurs remplaceront les lois dans le communisme parfait (la propriété et la famille étant abolies) et dans la solidarité universelle.
Cet idéal des Kropotkine, des Élisée Reclus, des Cipriani, des Louise Michel, des Johanne Most, des Spies, n’a rien de déraisonnable.
Guillaume de Humbalett insiste sur la nécessité absolue « du développement humain dans sa plus riche diversité ». Il n’est pas jusqu’au sociologue réactionnaire Herbert Spencer qui n’exprime lui-même l’espoir qu’un jour florira une humanité moralement parfaite, jouissant dans la pleine liberté de l’harmonie mentale et ayant une organisation sociale adéquate, c’est-à-dire infiniment supérieure à la nôtre. Dans cet Eldorado, chacun accomplira ses devoirs sociaux avec une joie intime et comme instinctivement. Un bonheur général ineffable en résultera. (3)
Ce sont là des autorités recommandables.
Seulement l’erreur des anarchistes est de prétendre que, par la seule impulsion d’une Révolution violente, nous jouirons hic et nunc de cette civilisation aux splendeurs morales et sociales inespérées.
Sur ce point la propagande anarchiste ne prévaudra pas contre le socialisme des partis ouvriers soutenant avec raison qu’après la Révolution (si toutefois l’inévitable transformation sociale doit sortir d’une révolution violente) il faudra passer par une assez longue période éducative de justice économique et de collectivisme progressif.
« Du soleil et des mondes, je ne sais que dire... Je ne vois que la misère des hommes... Si je suis l’esprit qui toujours nie, c’est avec raison, car tout ce qui existe n’est bon qu’à s’en aller en ruines et ce serait bien mieux s’il n’existait rien. »
Ces paroles d’un sens si profond que Gœthe met dans la bouche de Méphistophélès traduisent fidèlement l’état d’esprit des anarchistes et l’expliquent.
Démontrer le mal fondé des théories anarchistes est chose facile. Il n’en est pas moins vrai que tant que dans une société où l’on parle de justice sociale, vous aurez des iniquités et des souffrances comme celles qui déshonorent notre prétendue civilisation, vous aurez cette protestation furieuse dont seul le socialisme aura raison, en mettant fin aux misères et aux iniquités présentes. »
Benoît Malon, in La Plume n° 97 - 1er mai 1893
NOTES :
(1) Voir Antécédents de l’Hégélianisme dans la philosophie française, Dum Deschamps et son école par E. Beausire - Voir aussi Histoire du socialisme, t. 1 et Revue Socialiste du 15 août 1888.
(2) Principal rédacteur du Libertaire et auteur de L’Humanisphère, productions parfois incorrectes, mais pleines de souffle et de chaude et généreuse inspiration .
(3) Herbert Spencer. La morale Évolutionniste.