★ L'éthique anarchiste d'Emma Goldman

Publié le par Socialisme libertaire

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Collectif Emma Goldman : nous publions cet article éclairant,
dont la lecture conserve sa pertinence aujourd’hui.
Le texte est extrait d’une biographie dans l’ouvrage
« Emma Goldman, une éthique de l’émancipation ».  

 

« Emma Goldman a été victime, tout particulièrement dans le monde francophone, d’une étrange amnésie qui a fait que le mouvement anarchiste, pourtant si enclin à célébrer son histoire et ses héros, semble parfois aisément oublier qu’il a aussi compté de nombreuses héroïnes », a écrit Normand Baillargeon. Née en Lituanie et morte à Toronto en 1940, Goldman fut à la fois libertaire et communiste, féministe et nietzschéenne. Expulsée des États-Unis d’Amérique, elle trouva refuge, aux côtés de son compagnon Alexandre Berkman, dans la nouvelle Russie soviétique. Son enthousiasme à l’idée de prendre part au processus révolutionnaire porté par Lénine et ses camarades fut de courte durée. Elle tenta en vain d’empêcher le massacre des marins de Kronstadt et, de retour en Europe, publia, en 1923, ses impressions et son analyse de la situation. Sitôt qualifiée de « renégate », elle n’en démordit pas : l’émancipation est avant tout affaire d’éthique.

Les deux tomes de Ma désillusion en Russie n’ont jamais été publiés par un éditeur papier francophone, mais l’on doit aux Éditions invisibles d’avoir gracieusement mis en ligne sur Internet une traduction intégrale des deux ouvrages (plus de trois cents pages), qui n’en font en réalité qu’un. Goldman expose dans son texte d’introduction les raisons d’être de son livre et déclare qu’elle sait bien qu’elle aura à faire face aux critiques de ses camarades : attaquer la grande nation prolétarienne est le signal que le capitalisme attendait pour asseoir sa domination. Voici la marque de la résignation, sinon, pis, de la trahison ! En clair, c’est fournir des armes supplémentaires à l’ennemi. Elle en est consciente et l’assume : « Ne pas m’insurger contre la trahison de la Révolution russe m’aurait fait participer à cette trahison. » Elle rappelle qu’il lui fallut du temps pour accepter que les espoirs qu’elle avait placés avec ferveur dans la nouvelle Russie avaient été trahis. Ce changement fut pour elle un « chemin douloureux et difficile », mais l’exprimer publiquement afin de permettre au peuple de « différencier les bolcheviks de la Révolution russe » tenait de la nécessité. La Révolution réelle, celle qui prit corps en février 1917, s’organisa avec le seul peuple paysan et ouvrier, via « leur propre action directe » (et de façon fort peu violente), mais elle fut récupérée et instrumentalisée par la prise de pouvoir léniniste et bolchevik au mois d’octobre. Goldman refuse qu’on la taxe d’angélisme ou d’impatience et affirme qu’elle ne s’attendait pas à ce que l’anarchisme devînt une réalité sur la terre russe : elle misait seulement sur une « amélioration sociale » de la vie des travailleurs – quitte à laisser, de façon momentanée, certains points de sa philosophie politique sur le bord de la route. Et Emma Goldman de préciser qu’elle connaissait l’assise marxiste des bolcheviks et, dès lors, n’escomptait pas un rapprochement total (« Pendant trente ans, j’ai combattu la théorie marxiste comme une théorie froide, mécaniste, asservissante », rappelle-t-elle).

Elle affirme également être parfaitement consciente que la violence est à l’œuvre dans tous les processus révolutionnaires, mais c’est à l’idée de terreur comme levier révolutionnaire qu’elle s’oppose : « C’est une chose d’employer la violence dans le combat, comme moyen de défense. C’est tout à fait autre chose d’en faire un principe de terreur, de l’institutionnaliser, de l’assigner à la place la plus essentielle de la lutte sociale. » Autrement dit, elle reconnaît la légitimité d’une certaine violence défensive (1) mais réprouve son usage systématique, répressif et administré (son caractère « tragiquement inévitable » ne doit jamais devenir « une coutume établie », une « habitude » et une « institution (2) »). Elle avance qu’il n’y aurait pas eu de « Terreur rouge » si le peuple avait gardé les rênes de la Révolution puis livre une définition de l’anarchisme qui mérite d’être retenue : « L’anarchisme, pour moi, était, et est, l’enfant, non de la destruction, mais de la construction, le résultat d’une croissance, d’un développement des efforts sociaux créatifs et conscients d’un peuple régénéré. » Elle précise qu’elle ne peut donner tous les patronymes des personnes présentes dans son livre, au risque d’en mettre certaines en danger et de les livrer à la « tendresse charitable de la Tcheka ». Et, prophétique – nous sommes en 1922 –, Goldman lance que l’on peut certes l’accuser de salir aujourd’hui l’image de la Russie soviétique mais que le monde entier découvrira, un jour, les horreurs engendrées par ce système… Elle achève ainsi son avant-propos : « Parce que je suis une révolutionnaire, simplement, je refuse de m’asseoir aux côtés de la classe des maîtres, qui en Russie est appelée le Parti communiste. Jusqu’à la fin de mes jours, ma place sera aux côtés du déshérité et de l’opprimé. »

Sa conclusion (entre les deux, elle retrace plus en détail son récit sur place, tel qu’on peut le retrouver dans ses mémoires) s’articule autour de deux idées clés : les raisons de l’échec de la Révolution russe et la manière d’entrevoir tout projet révolutionnaire. Elle se porte en faux contre le principe marxiste de la réunion des conditions nécessaires, en vertu des règles du déterminisme historique, et accuse le centralisme étatique d’être le responsable de ce naufrage. La mise sous tutelle du « génie créateur du peuple » et des Soviets par le Parti a conduit à la construction d’un État tout-puissant, canalisant la spontanéité populaire et révolutionnaire des premiers temps « dans les formes correspondant au but du Parti ». Elle brocarde au passage les « communistes dévots » et « la conception immaculée de l’État communiste ». De Lénine, elle mentionne sa « vision claire », sa « volonté de fer » et ses talents de contorsionniste (pouvant, tour à tour et selon les intérêts du moment, être farouchement révolutionnaire, négociateur et conservateur), et blâme derechef sa vision religieuse de « l’État politique centralisé » (auquel tout doit être sacrifié).

Emma Goldman oppose deux conceptions de la révolution : celle fondée sur des principes libertaires et celle qui repose sur la coercition. La Révolution russe illustre ainsi cette lutte séculaire entre le principe libertaire et le principe autoritaire. Les deux tendances ne peuvent cohabiter et la victoire de l’État-Parti signifie inéluctablement « la défaite de la Révolution ». L’étatisme centralisateur paralyse « tout acte créateur » et monopolise « toutes les activités sociales », tandis que la révolution libertaire se dissémine en « cercles de plus en plus larges », de façon « fluide » et « dynamique ». Goldman met en avant les lacunes culturelles et éducatives du peuple russe, qui expliquent partiellement les raisons de son ralliement « à la puissance miraculeuse du Parti qui parlait le plus fort et faisait le plus de promesses » (un ralliement candide qu’elle entend à l’aune de l’inexpérience politique des masses russes), et regrette dans le même temps le manque d’organisation des anarchistes de ce pays. « L’échec des anarchistes […] ne signifie nullement la défaite de l’idée libertaire. Au contraire, la Révolution russe a démontré sans nul doute que l’idée d’État, le socialisme d’État, dans toutes ses manifestations (économique, politique, sociale, éducative) est entièrement et désespérément en faillite. »

Vient le moment d’élargir la perspective. Goldman tire des conséquences à l’arc de l’avenir : il importe de structurer l’émancipation économique sur la base de coopératives (comme « outils de distribution et d’échange » et liens entre « les masses industrielles et agraires ») et de syndicats libertaires. Il importe également de créer l’unité entre les travailleurs et les intellectuels (en mettant un terme à « la flatterie démagogique » qui consiste à opposer les masses à la culture et à l’éducation). La doctrine marxiste énonce le remplacement de la domination bourgeoise par la dictature du prolétariat et son interprétation léniniste postule du bien-fondé d’une avant-garde révolutionnaire qui amènerait la masse à s’émanciper, dans le giron d’un parti discipliné (pour mémoire, rappelons que Marx a défini la notion de dictature du prolétariat comme étant la « période de transformation révolutionnaire » qui séparera la société capitaliste de la société communiste — durant « cette période de transition », l’État deviendra lui-même « la dictature révolutionnaire du prolétariat » ; voir Critique du programme de Gotha). Emma Goldman s’oppose à cette conception « intrinsèquement et fatalement fausse ». Pour elle, les processus révolutionnaires ne doivent pas se limiter à un simple remplacement d’appareil : sous « le masque de l’autocratie » et « des slogans prolétaires », la nouvelle classe s’est seulement substituée à l’ancienne – en somme, « Lénine prend le siège des Romanov » (en 1923, Lénine avait d’ailleurs avoué : « L’appareil d’État soviétique n’est en somme que l’appareil d’État tsariste à peine repeint. »)… Si la révolution ne doit être qu’un « changement de dictature », alors elle n’en vaut la peine : « On peut obtenir des améliorations sans révolutions sanglantes ».

Une remarque qui ne coule pas Emma Goldman dans le béton réformiste mais la conduit à proposer ce qu’elle nomme la « grande mission » de la révolution sociale : un changement fondamental des valeurs. Contre la négativité et la folie destructrice (« la passion folle pour la puissance »), elle prône « un CHANGEMENT, porteur de nouvelles valeurs » et transforme la révolution en « grand PROFESSEUR de la NOUVELLE ÉTHIQUE (3) ». La révolution, plus qu’une mécanique théorique, devient une « régénération mentale et spirituelle ». Qu’entend-elle par là ? L’État communiste a réprimé et anéanti les valeurs morales et révolutionnaires (qui, pour elle, ne doivent faire qu’un) : « le sens de la justice et de l’égalité, l’amour de la liberté et de l’humaine fraternité », « le sens instinctif de l’homme pour l’équité », « la dignité », « la sainteté de la vie », toutes ces valeurs furent amputées sous les fourches de la raison d’État et de cette fin qui justifierait tout. Elle revient justement sur cette sentence (« La fin justifie les moyens » – une approche qu’elle compare aux méthodes de l’Inquisition chrétienne et du jésuitisme) pour la mettre en pièces : « Il n’y a pas plus grande erreur que de croire que les buts sont une chose, et que les méthodes et la tactique en sont une autre. Cette conception est une menace efficace contre la régénération sociale. Toute l’expérience humaine enseigne que les méthodes et les moyens ne peuvent pas être séparés du but final. Les moyens utilisés deviennent, par l’habitude individuelle et la pratique sociale, partie intégrante du but final ; ils l’influencent, le modifient, et finalement les objectifs et les moyens deviennent identique […] Aujourd’hui est le parent de demain. Le présent projette son ombre loin dans le futur. […] La révolution est le miroir du jour qui vient ; c’est l’enfant qui doit devenir l’homme de demain. »

Bien qu’elle ne le cite pas, on décéléra sans peine dans sa formule « de nouvelles valeurs » une allusion à Nietzsche. Lorsque son personnage Zarathoustra, après s’être reclus dix ans durant dans les montagnes, part à la rencontre du peuple pour lui enseigner le surhumain et la nécessité de surmonter l’homme (conçu comme transition et pont), il s’adresse un temps à lui-même, tandis que le soleil est au zénith : « Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui, voilà ce que cherche le créateur, de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Nous ne pouvons guère examiner de plus près cette évocation puisqu’Emma Goldman n’a pas pris soin de la développer, mais émettons toutefois cette hypothèse : plus qu’une adhésion intégrale aux valeurs nouvelles dont parle le philosophe immoraliste à travers Zarathoustra (et, ailleurs, lorsqu’il proposa la transvaluation de toutes les valeurs), elle souscrit d’abord, en plus de l’efficacité de la formule, à la proposition nietzschéenne d’affirmation radicale de la vie, de la joie, de l’ivresse et de l’élan dionysiaque – contre les penchants délétères, la haine du monde terrestre et les démangeaisons bilieuses de bien des hommes.

En définitive, il y a une leçon à tirer « pour toutes les prochaines révolutions et pour tout le futur de l’humanité » : si l’on prive l’homme de ses « concepts moraux », cela revient à « descendre dans les profondeurs de la démoralisation totale ». Si le but de toute révolution n’est pas d’établir le caractère prééminent de la vie (« l’affirmation obstinée de la vie souveraine », dirait Vaneigem), la dignité, la liberté et le bien-être pour chaque humain, alors toute visée révolutionnaire s’avère illégitime. La période de transition destructrice qui, selon certains, semble inévitable pour conduire à la société sans classes (si tant est qu’elle soit nécessaire, ajoute-t-elle), doit être conçue comme un pont – mais un pont construit du « même matériau que la vie à réaliser ». Et Goldman d’insister : « Il ne sera jamais assez souligné que la révolution est vaine si elle n’est pas inspirée par son idéal final. »


Sources initiales : Article issu du site de la revue Ballast.
★ Texte extrait de la biographie Emma Goldman, une éthique de l’émancipation,
éditions Atelier de création libertaire, 2014.


NOTES :

1. En 1938, elle écrira : « Tous ceux qui, par le passé, se sont engagés dans la résistance passive ou la non-résistance – même s’ils ont pu, dans de rares cas, être en mesure de vivre leur vie à leur manière –, sont restés un groupe à part et n’ont apporté aucuns changements sociaux ayant eu une incidence sur la société dans son ensemble. » (Cité par David Porter dans Vision of fire, Emma Goldman on the spanish revolution, Ak Press, 2006, p. 239-240.)

2. On songe inévitablement à Camus et sa critique de la violence révolutionnaire, formulée dans l’Homme révolté ou Actuelles II – celle-ci devant à jamais conserver, à ses yeux, « son caractère provisoire d’effraction ».

3.  En 1956, l’anarchiste Gaston Leval publiera le manifeste « Socialistes libertaires ! Pourquoi ? » afin d’appeler à une « éthique nouvelle ». La condition sine qua non de nos existences, écrira-t-il, « se rapporte à l’éthique ». Toute proposition de société antiautoritaire s’écroule à la minute où l’on sacrifie la morale sur l’autel du cynisme et de l’ironie : l’honnêteté, la droiture, la loyauté, le respect, la dignité et la responsabilité sont le ciment de tout projet socialiste-libertaire. « Nous devons être une école au point de vue éthique », proclamera dès lors Leval. La cohérence morale des libertaires, sur le terrain de l’action, constituera ainsi « un exemple et un phare » pour l’ensemble de la société.

 

★ L'éthique anarchiste d'Emma Goldman
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