★ Hiérarchie et domination
★ Hiérarchie et domination en général :
extrait de L’anarchisme et ses aspirations (2010) de Cindy Milstein.
« Cette concentration sur des organisations de pouvoir de bas-en-haut mène l’anarchisme non seulement à opposer le capitalisme et l’état mais aussi à s’opposer aux hiérarchies et à toute forme de dominations en général. C’était déjà implicite, et parfois explicite dès le départ, mais l’anarchisme s’est développé en élargissant sa critique. Il y avait déjà quelques anarchistes classiques concerné.e.s par des phénomènes au delà du capitalisme et de l’état, que ce soit le militarisme, la sexualité ou les religions organisées. Les premièr.e.s anarchistes ont aussi utilisé des catégorisations comme la hiérarchie, même si ces opinions étaient moins répandues. Même en venant de théoricien.ne.s anarchistes majeur.e.s, ces articulations étaient généralement comprises, et le sont souvent encore, dans l’attention portée au Capitalisme et à l’état, de la même manière que le faisaient les marxistes, où tous les phénomènes sont dépendants (ou “superstructurels”) de l’économie (“base”). Un ensemble d’événements historiques, intuitions théoriques et “l’introduction” de formes existantes de domination qui se manifestent en dehors du Capitalisme et de l’état ont poussé l’anarchisme vers une approche émancipatrice libertaire plus englobante et horizontale. Dans The Ecology of Freedom, Murray Bookchin s’intéresse à l’émergence des hiérarchies au fil du temps, et sa relation avec un héritage de liberté, est exemplaire de cette nouvelle conception de l’anarchisme [ Bookchin, Murray. The Ecology of Freedom : The Emergence and Dissolution of Hierarchy. Oakland, CA États-Unis : AK Press, 2005 ]. Cette nouvelle conception s’est traduite dans une flopée d’expérimentations dans toutes sortes de relations et projets non-hiérarchiques, à la fois anarchistes ou pas, dans les mouvements contre-culturels, autonomes ou de la nouvelle gauche, depuis les lointaines années 1960 jusqu’au présent, toutes ayant contribué à transformer la compréhension de l’anarchisme.
Cette transition importante signifie que l’anarchisme s’interroge plus que jamais sur les différentes manières dont les hiérarchies et les dominations se manifestent ou se développent sous de nouvelles formes en fonction des nouvelles conditions historiques. Cela se traduit par une prise de conscience que si le capitalisme et l’état étaient abolis, de nombreuses formes de hiérarchie pourraient demeurer, et que d’autres phénomènes de grégarité, indépendant de l’état du capitalisme, provoquent de la souffrance.
Plus encore, cette transition interne à l’anarchisme a évolué vers une compréhension plus complexe des interactions entre liberté et domination. D’abord les propositions anarchistes d’abolir le travail l’“l’abolition du travail” coïncident facilement avec le besoin du Capitalisme contemporain pour un moins grand nombre d’employé.e.s. La technologie au service du Capitalisme peut aussi bien être utilisée pour esquiver la surveillance étatique ou encourager des échanges non-aliénés. Ces exemples montrent l’importance de la posture révolutionnaire de l’anarchisme, en mettant en évidence ces interactions à double-tranchants. Mais cela va encore plus loin. Il existe des possibilités dans le présent, interstices dans les dominations qui pointent vers la liberté. L’incapacité croissante des états à protéger leurs citoyen.ne.s de quoi que ce soit, depuis les maladies jusqu’à la violence, mine les justification de leurs existences, tout en créant des ouvertures pour les innovation autonomes (1) fédérées qui assureraient la sécurité matérielle et physique d’un plus grand nombre sans l’état. Plus loin encore, quand les anarchistes mettent leurs idées en pratiques, ces libertés nouvellement trouvées révèlent davantage de strates de domination qu’il était plus difficile à mettre au jour. Par exemple, les tentatives de briser la binarité de genres révèlent de nouvelles hiérarchies parmi une variété d’expressions genrées.
Un certain nombre de préoccupations ont été ajoutées à la matrice de la critique anarchiste, et on l’espère à sa vision reconstructrice, de manière remarquable. Elles vont de l’écologie et la technologie à l’aliénation et aux production culturelles, du sexe, de la sexualité, du genre aux relations de parenté, à la suprématie blanche, à l’antiracisme, au validisme, à l’agéisme, à la santé physique et mentale (2). L’anarchisme doit rester perpétuellement vigilant. Il ne s’agit pas d’une liste de tâches que les individu.e.s peuvent barrer d’un trait de plume. Plutôt que d’une compétition entre différents “ismes”, l’anarchisme contemporain se saisit des manières complexes d’internalisations et d’institutionnalisations avec lesquelles les individu.e.s s’oppriment, se blessent et se limitent les un.e.s les autres aussi bien que les intersections entre les formes de domination et d’oppression. Il s’agit souvent d’un travail difficile, mais les anarchistes partagent généralement cet engagement à faire face à cette tache, dans leurs entourages comme à l’extérieur. Cela ne se passe pas toujours bien : le fait que l’anarchisme ne se soit pas autant attaqué au racisme qu’à la division de classe durant une longue période de son histoire indique bien qu’il y a encore beaucoup à apprendre et à faire, beaucoup de colères à exprimer et une longue route devant nous. Tant que la liberté et les hiérarchies s’affrontent, leur combat fait apparaître de nouveaux aspects qu’on n’avait pas encore envisagés.
Hiérarchies et dominations servent de prismes à travers desquels on peut observer un grand nombre de phénomènes non seulement eux-mêmes mais aussi leurs interconnections profondes. Elles peuvent produire, structurer et se maintenir les unes les autres en opérant relativement indépendamment, tandis qu’elles permettent de barrer la route à un monde consensuel et égalitaire. Les anarchistes s’efforcent de démanteler les formes de relations et d’organisations sociales qui permettent à certain.e.s d’exercer une domination sur d’autres personnes ou objets. Illes comparent l’utilisation du pouvoir pour gagner quelque avantage : de l’argent ou un changement de statut, par des privilèges ou de la haine, avec l’utilisation collective d’un pouvoir pour achever un développement individuel et social, dans le respect mutuel en assouvissant les besoins de tou.te.s. La critique généralisée des hiérarchies et dominations que déploie l’anarchisme, davantage que son anticapitalisme ou son antiétatisme est ce qui le distingue de n’importe quelle autre philosophie politique. Il proclame que chaque manifestation de pouvoir vertical et/ou centralisé devrait être reconstituée sous une forme horizontale et/ou décentralisée. C’est cette vision englobante qui oriente sa réflexion sur la possibilité de de réduire les hiérarchies et dominations en améliorant la qualité de vie, matérielle ou autre au présent. (3) »
Cindy Milstein
NOTES :
(1) Ndt : Le terme anglais “grassroots” pour désigner une forme d’organisation venant de, et s’organisant depuis, sa base est ici traduit en français par “autonome".
(2) Ndt : Capacitisme et Validisme semble coïncider dans la description d’une oppression contre les personnes vivant en situation de handicap physique ou mental. Voir aussi : Zig. La culture du valide occidental. France, 2004, disponible sur Infokiosques
(3) Ndt : Il semble important de manifester ici un désaccord avec le texte original, au sens où chaque manifestation de pouvoir ne devrait pas à être reconstituée, et qu’il serait dangereux, et épuisant de chercher des versions consensuelles et antiautoritaires des institutions autoritaires et centralisées de l’état et du Capitalisme.
- SOURCE : Bibliothèque Anarchiste