★ Sur le fédéralisme libertaire en Espagne
« Pour qui s’intéresse à l’anarchisme espagnol, il existe une œuvre majeure, absolument incontournable, « La CNT dans la révolution espagnole », que l’on doit à José Peirats, qui fut lui-même militant de cette organisation et qui en raconte l’histoire et le rôle depuis sa création en 1910 jusqu’à l’issue de la guerre civile et la défaite en 1939. Ce livre, paru une première fois en 1951, réédité en 1969, n’était jusque-là malheureusement disponible qu’en langue espagnole, celle de l’auteur. Le premier tome de ce monumental et passionnant ouvrage vient de paraître en langue française – j’y reviendrai prochainement –, le deuxième tome devrait sortir dans les mois qui viennent, et le troisième est en cours de traduction.
Je voudrais vous proposer ici un extrait de l’introduction à la première édition de 1951, écrite par José Peirats lui-même, en espérant, actualité oblige, qu’il tombe sous les yeux de certains partisans non obtus des militants catalanistes actuels. »
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« La crise espagnole est une des plus profondes qui aient pu secouer un peuple. Elle se mesure en siècles, qui ont vu des luttes constantes entre l’État et l’esprit populaire. L’État est doublement centraliste en Espagne. Le centralisme – inhérent à l’État – trouve son terrain d’expansion dans le centre géographique péninsulaire : la vaste Castille, terre de l’absolutisme féodal et militaire.
Au contraire de l’esprit unitaire, reflet d’une géographie unitaire – celle de la Meseta castillane –, les bords de la péninsule, avec leurs systèmes montagneux, leurs plaines fertiles, leurs vallées, forment un ensemble de compartiments auxquels correspondent des variétés infinies de types humains, de langues et de traditions. Chaque zone ou recoin de ce paysage brisé représente une entité souveraine, jalouse de ses institutions, fière de sa liberté.
C’est là le berceau du fédéralisme ibérique. Cette configuration géographique a toujours été un vivier d’autonomies frôlant, parfois, le séparatisme, comme en réponse à l’absolutisme. Les prétentions démesurées du pouvoir central sur des peuples ayant une personnalité et une culture propres ont poussé fréquemment ces derniers vers des solutions de type cantonal [1]. De fait, dès ses premiers balbutiements historiques, le séparatisme n’a été que la déviation de l’esprit de liberté, un fait parallèle à celui de nos individualistes enragés.
Entre l’absolutisme et le séparatisme – comme entre le caudillisme [2] et l’individualisme – se dresse le fédéralisme. Il se fonde sur la liaison libre et volontaire de toutes les autonomies, depuis celle des régions naturelles ou de celles qui lui sont proches, en passant par la municipalité libre.
Le chaleureux accueil que reçurent en Espagne certaines influences idéologiques venant de l’extérieur, loin de le démentir, affirme l’existence – à peine entamée par des siècles de préjudices – d’un fédéralisme autochtone. Le fédéralisme a poussé en Espagne sur un terrain fertile. Ses manifestations les plus catégoriques, mis à part les mouvements régionalistes, celles des corporations valenciennes (« germanías ») [3] et la guerre des « comunidades » de Castille [4], font partie du monde sociétaire des travailleurs.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le monde connut l’avènement de la Première Internationale des travailleurs. Ce sont les ouvriers français, belges et suisses, influencés par Proudhon, qui lui donnèrent son impulsion. Le fédéralisme politique avait été introduit en Espagne par la plume de Pi y Margall [5]. Les émissaires bakouninistes semèrent leur fédéralisme, le libertaire, dans la classe ouvrière espagnole. Le fédéralisme de Pi y Margall servit plus les buts de la classe ouvrière que les intérêts de parti républicain. Politiquement, le fédéralisme s’est borné à végéter, pour finir par perdre tout son crédit une fois au pouvoir en 1873. La classe ouvrière a recueilli le fruit de cette désillusion : une moisson foisonnante qui fut un cauchemar pour les gouvernants de la Restauration [6].
Pour la première fois dans l’histoire de l’Espagne, nous assistions à une renaissance de l’action populaire indépendante de mentors politiques et de leurs partis, débarrassée des cantonalismes et des absolutismes, arborant le refus des frontières, des préjugés de race et de la supercherie religieuse.
Démocratiquement parlant, l’Espagne continuait à contempler son siècle et demi de retard par rapport aux principaux pays européens et d’Amérique. Pour se distinguer en quelque sorte, les fractions politiques se qualifient entre elles de « conservatrices » et de « libérales », ce qui n’évitait pas au peuple le spectacle des « pronunciamientos » [7]. Seule la classe travailleuse sut se hisser au niveau de son époque. La section espagnole de l’Internationale participa, presque depuis le début, aux congrès mondiaux, en représentant de nombreuses fédérations – de Catalogne, du Levant, d’Aragon, du Centre , d’Andalousie, etc. – et en intervenant dans ces fameux débats où on parlait des insurmontables contradictions du capitalisme, de la grève générale expropriatrice et de la socialisation des moyens de production.
La lutte avait commencé. Un nouveau facteur, le prolétariat, entrait en lice, prêt à la poussée suprême contre tout ce qui allait mal en Espagne. Ce que les partis progressistes n’avaient même pas cherché à faire : tirer le pays de son retard culturel et de sa misère, l’émanciper du « caciquisme » [8] religieux, seigneurial et militaire, c’est la classe apparemment la plus retardée qui s’en chargea. Les manifestes des internationalistes [9] espagnols sont d’une richesse idéologique inestimable. Pour l’évaluer, il est vain de se situer dans le cadre de l’époque. Ces textes sont un défi au temps. Ils sont fièrement signés par des tanneurs, des tourneurs, des typographes, des tisseurs, etc. On y procède à la dissection de la société étatique, on y énumère ses injustices et ses contradictions de principe, on y stigmatise l’exploitation de l’homme par l’homme et la loi de la « libre concurrence », qui font du monde une mer infestée de corsaires adoubés par les États. Et cette critique radicale n’est que l’introduction à de brillantes pages de vraie théorie socialiste fondée sur le fédéralisme à la mode ibérique. »
José Peirats
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[1] Allusion à l’insurrection qui eut lieu en 1873, avec l’appui d’une partie des républicains et des partisans de l’Internationale antiautoritaire.
[2] « Caudillisme » : forme de gouvernement personnel et autoritaire, fondé sur la figure d’un « caudillo » (un chef, principalement militaire), variante hispanique du césarisme.
[3] « Germanías » (du mot « germanía », « fraternité » en catalan). On désigne sous ce nom des « fraternités » formées en Espagne par les corporations des régions catalanophones de Valence et des Baléares à la fin du XVe siècle. Durant le règne de Charles Ier d’Espagne (Charles Quint), ces fraternités se révoltèrent contre le pouvoir des nobles.
[4] « Comunidades » de Castille, insurrection des couches bourgeoises urbaines et de la noblesse contre la centralisation et les conseillers flamands de Charles Quint.
[5] Francisco Pi y Margall (1824-1901), juriste et dirigeant politique républicain, traducteur de Proudhon en langue espagnole.
[6] Restauration (1875-1923) : régime caractérisé par un système parlementaire fondé sur l’alternance entre deux partis aux programmes presque identiques appliquant la répression contre le mouvement des travailleurs urbains et agricoles.
[7] « Pronunciamiento » : coup d’État mené par une partie des officiers de l’armée, souvent de gauche, au XIXe siècle.
[8] « Caciquisme » : pouvoir fort, local, régional, etc., d’un individu ou d’une tendance, au mépris des lois officielles.
[9] Internationalistes : ici, les partisans de l’Internationale antiautoritaire.
- SOURCE : Le Blog de Floréal
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