Chasse, pêche, nature et réintroduction

Publié le par Socialisme libertaire

écologie environnement nature

 

Chasse, pêche, nature et réintroduction, 
Une critique de la gestion de la faune. 

 

« Car oui ! Camarades ! C’est bien grâce à une alliance entre les espèces que nous mettrons une race au capitalisme ! » Bakounine Michou. 

« Évitez les sujets polémiques, bande d’abrutis ! Ne parlez pas du loup, ne parlez pas de l’ours » conseillait avec bienveillance un formateur à ses poulains lors d’une séance dédiée à la faune. « Imaginez qu’un chasseur se cache dans le groupe auquel vous vous adresserez ! » Dans le petit monde libéral de l’éducation à l’environnement, le client est roi, et aucune remarque ou affirmation ne doit passer au travers des mailles de la neutralité. Cette petite anecdote plutôt à côté de la plaque n’était qu’un prétexte pour introduire la question – elle aussi hors sujet – de la chasse.

Hors sujet car l’intention première de ce texte est de vous parler de la réintroduction animale, pratiquée entre autres par les fédérations de chasse et supervisée par l’ONCFS [1]. Point n’est besoin, donc, de se perdre en considérations sur les pratiques cynégétiques comme c’est le cas dans les premiers paragraphes qui suivent. Quelle mesquinerie ! Mieux vaudrait aller au but sans trop de circonvolutions plutôt que de se livrer à un trop bref exercice de critique de ce loisir mêlant sport et passion, que certains interpréteront comme partisan en plus d’être gratuit, et ce bien qu’il soit exécuté avec le détachement de rigueur...

Car comme le soulignait le formateur, il ne faut pas heurter les chasseurs, ces âmes sensibles que tout le monde semble vouloir se mettre dans la poche. Mais voilà le hic : il se pourrait bien qu’à l’image de nombre de ses congénères, l’auteur de ces lignes étouffe sous le poids de cette pratique exclusive et qu’il ait la conviction de ne pas être un cas isolé. Alors tant pis pour le consensus militant qui voudrait que tout ce qui est populaire soit sacré et à brosser dans le sens du poil. Après tout, nous ne sommes pas à la chasse aux votes... Les internationalistes lecteurs du Chasseur Français éviteront un possible choc cardiaque en sautant les deux premiers paragraphes... Toutefois, ils relativiseront en se disant que deux paragraphes ne sont pas grand chose face à une industrie ayant un gouvernement et pléthore de revues à sa disposition. Quant aux autres, soyez indulgents et allez jusqu’à la fin si la curiosité vous pousse au-delà de ces quelques involontaires divagations.

Avec plus d’un million de chasseurs [2], la France fait donc figure de très bonne élève dans le domaine de la tuerie de délassement. S’il ne s’agit pas spécialement de s’en prendre à ce rituel consistant à tromper l’ennui en dégommant des animaux, force est de constater que nos intrépides trappeurs occupent le territoire aussi bien pendant la saison de chasse que pendant les quelques mois où les armes sont censées rester à la maison. Non parce qu’ils braveraient en masse la période d’interdiction, mais parce que le discours d’un million d’adeptes de ce loisir 100% tradition résonne autrement plus fort que – par exemple – celui de millions de travailleurs précarisés. Les courbettes du chef actuel de l’État français envers la chasse, qui semblent décidément une marque de fabrique chez les présidents jeunes et dynamiques [3], ont marqué l’actualité de l’hiver dernier et de ce que l’on appelle la rentrée politique. Outre cet anachronisme imbécile qu’est la tradition française ou ce fétichisme crétin pour les armes à feu, la chasse prétend être à la croisée d’autres valeurs. Les chasseurs seraient ainsi les premiers écologistes. Dans le sens où leur action – de masse pour une fois – participerait au rééquilibrage d’une chaîne alimentaire depuis longtemps atrophiée par l’acharnement des hommes. En tentant d’endiguer le pullulement d’animaux qu’ils ont pourtant largement contribué à répandre, les chasseurs seraient le dernier rempart qui préserverait certains villages d’ une attaque en règle par des hordes de cochons sauvages. Si rien n’est fait, ceux-ci ne se contenteront plus de piétiner nos potagers mais transformeront les villages en champs de ruine et dévoreront les enfants à la sortie des écoles. Si, d’une certaine manière, ce discours ne comporte pas uniquement du faux, il est toutefois porteur de ce cynisme que tout gestionnaire du désastre doit faire sien : il n’est pas moins faux d’affirmer que, pour pouvoir continuer à fonctionner, le système économique a besoin aussi bien d’ énergie polluante que d’une réserve d’esclaves.

Faut-il pour autant accepter la gestion de la faune telle que nous la propose l’industrie de la chasse, comme il nous faudrait accepter la fuite en avant nucléaire sous prétexte que les centrales existent déjà ? Pour qui loue la grandeur de l’esprit de l’homme, son implacable supériorité dans le domaine du vivant, le génie d’une espèce qui a été capable d’institutionnaliser, légiférer et militariser la loi de la jungle, alors la réponse est certainement positive. Au rebours de cette posture consistant à gérer la catastrophe, une autre se plaît à présenter la chasse comme une pratique qui replace les humains dans une chaîne alimentaire et une relation à l’animal forcément saine, puisque naturelle. On se cassera donc les dents pour y déceler autre chose qu’une énième conjugaison du mot nature, son simple emploi ayant force d’autorité. On ne sait pas à quelle mythification de l’histoire des sociétés humaines, ni à quelle naturalité de la chaîne alimentaire cette esquisse de la chasse renvoie, mais quoi qu’il en soit, ce n’est certainement pas au territoire européen où les forêts primaires ont disparu, où les grands prédateurs mangent bien plus de bastos que de moutons, où rongeurs et mustélidés ont été des siècles durant transformés en manteaux ou en paires de gants que l’on cherchera quelque chose pouvant s’apparenter à une chaîne alimentaire complète et assurant son cycle. Bref, d’une part, il est difficile de comprendre en quoi telle pratique serait plus naturelle que telle autre dans un monde peuplé de plus de 7,5 milliards de consommateurs ou aspirants à le devenir. D’autre part, l’ambiguïté du terme de nature appliqué à un fonctionnement sociétal lui donne une plasticité telle qu’on l’entend sortir aussi bien de la bouche d’un hippie exalté que de celle d’un apôtre du darwinisme social ; de celle d’un chasseur né avec un fusil en bandoulière aussi bien que de celle d’un nazillon embrassant la loi du plus fort.

La nature peut s’interpréter aussi bien comme la source d’inégalités qu’elle est souvent que comme le formidable réservoir de solidarités interspécifiques qu’elle est parfois. Tout peut s’argumenter en son nom : l’homophobe y puise de quoi justifier sa haine ; le libertaire terrassé par une crise de poésie voit dans son harmonie apparente un beau jour de printemps le modèle d’une société libérée. Aussi nous abstiendrons-nous de l’emploi de ce mot, dès lors que l’on cherche à lui faire revêtir une idée plutôt que la simple description d’un milieu un minimum à l’écart de la civilisation.

Mais revenons-en à nos mouflons. Les espèces sont classées entre nuisibles ou utiles, non en fonction du rôle qu’elles pourraient avoir dans les rares zones où un semblant d’équilibre écologique aurait pu se maintenir, mais en fonction de la concurrence que celles-ci font au fanatisme hégémonique de la nôtre. Un loup bouffe un agneau : il faut buter tous les loups. Un requin mal inspiré se claque la cuisse d’un surfeur blond avant de la recracher : il faut tuer tous les squales (au lieu de tuer tous les surfeurs blonds). Une vipère mord la cheville du distrait randonneur qui la piétinait : il faut fumer tous les serpents. La fouine ou l’hermine s’adonne à des incursions nocturnes dans les poulaillers : il faut exterminer les mustélidés. C’est uniquement en fonction des contraintes qu’elles apportent à nos modes de vie que les espèces sont autorisées à vivre ou condamnées à la persécution. Mais même – et c’est vous dire ! – dans les projets de certains gestionnaires du présent, cette logique a fait long feu. Car s’il était normal de penser sans se l’avouer « après nous le déluge » il y a à peine une génération, nombreux sont les indices permettant d’entrevoir à court terme le déclenchement incontrôlable de réactions en chaînes consécutives au dérèglement généralisé du vivant. On se fout des générations futures : c’est une chose évidente et presque admise par chacun, depuis le dirigeant jusqu’au consommateur. Mais on ne se fout pas de la nôtre : à quoi bon trimer quarante et quelques années au turbin si, le jour de la retraite, tout s’effondre ?

Arrivé à ce point du texte, le risque est grand de basculer dans le concours de descriptions du cataclysme qui inonde toute revue plus ou moins de gauche. Nous tenterons donc péniblement de faire l’économie des sempiternelles jérémiades et autres surenchères quant à l’étendue du problème écologique. Ouvrez n’ importe quelle revue citoyenne si vous voulez continuer de déprimer à coup de chiffres sur le réchauffement climatique, la surpopulation ou la biomagnification du plastique. En attendant, les faits sont là : le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui de plusieurs centaines à plusieurs milliers de fois plus rapide qu’il ne le serait sans la présence de l’homme. La proportion précise est affaire de spécialiste. Nous ne nous en mêlerons d’ autant moins que même réduite à son minimum, elle est indubitablement la conséquence des agissements du meilleur des mondes et de ses habitants. Destruction de l’habitat, réchauffement, urbanisation galopante, perturbation de la chaîne alimentaire, pollution massive ou disparition pure et simple des sols et des cours d’eau, dérangement lors de périodes de reproduction... rien n’est épargné à nos camarades animaux. La plupart des victimes de cette extinction massive – du jamais vu depuis 66 millions d’années –, n’ ont pas une taille, une appartenance ou une anatomie suffisamment proches des nôtres pour mériter davantage qu’une mention furtive et vite oubliée : on est généralement plus attristé par l’extinction d’un mammifère que par celle d’ un insecte ou d’une graminée. La disparition massive de la microfaune a pourtant des conséquences immédiates et désastreuses, facilement observables pour le grimpeur qui entreprend la périlleuse ascension de la chaîne alimentaire : pour ne citer qu’un exemple largement connu et commenté, les passereaux, privés d’insectes en quantité suffisante, s’éteignent les uns après les autres [4]. La chaîne alimentaire ressemble à une échelle dont on scie aléatoirement chaque année un nouveau barreau : elle n’est plus une ligne continue mais une suite de segments de plus en plus courts et donc éloignés les uns des autres.

Comme il est de règle en ces temps d’abrutissement consumériste, l’usage consiste à proposer des palliatifs. Le capitalisme vert et le tourisme équitable répondent à une angoisse massive par l’ouverture d’espaces où, moyennant souvent monnaie, le vacancier responsable mais néanmoins inquiet pourra mimer l’insouciance. Quelques kilomètres carrés sans trop de coupes rases et d’acharnement direct contre la vie animale devraient, à défaut de faire oublier que c’est la merde ailleurs, conforter dans la croyance en une manière juste de gérer l’équilibre entre destruction et préservation de l’environnement... C’est dans ce cadre que la réintroduction animale entre en scène. C’est-à-dire dans un cadre intégrable et intégré au marché, où la valorisation de la faune et de la flore n’a guère d’autre finalité que celle d’attirer le citoyen paré de son complet naturaliste Quechua. Comme n’importe quelle saloperie engendrée par le capitalisme, la disparition des espèces ne peut être considérée séparément du reste. Elle ne peut pas être endiguée sans une remise en cause radicale d’un monde qui se doit de tout écraser sur son passage. Incorrigibles mécontents, nous ne chercherons donc pas ici à saluer la réintroduction animale telle qu’elle est pratiquée, dans les territoires de montagne entre autres, par les parcs nationaux ou les fédérations de chasse. Cela ne changera rien à ce que l’ on peut penser de telle ou telle politique de réintroduction particulière, et n’empêchera pas les sceptiques que nous sommes face à ces opérations d’être fascinés par l’impeccable vol plané d’un vautour fauve ou de sourire devant la démarche pataude d’un castor sur une berge, deux espèces dont les retours mêlant protection juridique et réintroduction ont été couronnés de succès. Mais la séduisante carte postale cache une politique de gestion qui n’ a d’autre horizon que de panser tardivement une hémorragie, et dont les moyens restent soumis à l’impératif du retour sur investissement. C’est sur ces deux points que nous allons nous étendre pour mettre au clair quelques idées sur les ressorts et la finalité de la réintroduction.

« Et puis, le charme du produit touristique « Parc National des Cévennes » n’est-il pas, entre autres, de proposer des animaux sauvages qu’on puisse voir, même quand on n’est pas un trappeur [5] ? » La réintroduction, tout d’abord, est une opération souvent de la dernière chance consistant à effectuer des lâchés d’espèces menacées sur des territoires où elles ont disparu ou presque disparu. On ne la confondra pas avec l’introduction qui consiste en la même opération, mais sur des territoires où ces espèces n’ont jamais été présentes. On comprend tout de suite mieux pourquoi l’introduction est une pratique dangereuse : des relations complexes régissent les relations entre les espèces, ainsi qu’entre les espèces et le milieu. La totalité des aspects de la vie d’une espèce doit être imbriquée dans l’écosystème qui l’accueille, depuis son inclusion dans la chaîne alimentaire jusqu’à la biodégradation de ses déjections et de sa dépouille. Introduire une espèce là où elle n’a jamais évolué bouleverse ce cycle et peut donner lieu aussi bien aux fameux et tant décriés pullulements [6] qu’à des déséquilibres dans les cycles de la biomasse [7].

L’introduction est de toute manière une opération soit involontaire (les innombrables cas d’insectes qui s’invitent sans titre dans le transport international et se répandent partout), soit liée directement aux impératifs industriels, comme les ragondins d’Amérique du Sud ramenés en Europe pour répondre à la demande de l’immonde marché de la fourrure. Quant à la réintroduction, elle ne peut contrecarrer que l’ une des raisons de la disparition des espèces : la persécution directe et délibérée par l’homme. Cette persécution a plusieurs origines. L’une d’elles, déjà évoquée plus haut, consiste à se divertir. D’autres sont liées à des fantasmes ancestraux qui ont la peau dure dans certaines régions : le loup qui va pulluler, les serpents coupables de nous faire peur, le grand rapace qui, si on laisse faire, va bientôt s’attaquer à des nourrissons [8]. En limitant par une action de police cette persécution à l’intérieur de territoires où s’applique une juridiction spéciale accompagnant les entreprises de réintroduction, les autorités prétendent construire des îlots verts au milieu d’un océan pollué par l’action conjointe de toutes leurs autres politiques. Mais à quoi bon s’acharner à réintroduire des coqs de bruyère au sommet du Mont Lozère si, dans le reste du pays, les herbicides font disparaître en masse insectes et passereaux ? À quoi bon créer des ministères de l’ Écologie quand les autres ont pour mission de détruire l’environnement directement (ministère de la Défense, ministère de l’Agriculture) ou indirectement (à peu près tous les autres) ? À part se forger une image écoresponsable et faire passer un message en phase avec son époque, seul l’habituel exercice de contorsion bien-pensante permettra de trouver une réponse à ces questions. Mais l’acharnement direct n’est pas la seule raison de la disparition des espèces : celles-ci doivent faire face aux menaces de fond. Et c’est à nouveau dans l’action de notre propre espèce que se logent ces causes. Nous aurions peut-être parlé de menaces à long ou moyen terme en rédigeant ce texte il y a quelques années. Mais la nouvelle extinction massive est désormais un processus reconnu et entamé : le capitalisme triomphant n’est plus un cadeau empoisonné que nous laisserons aux générations futures, mais bien une grenade dégoupillée que nous tenons entre les mains.

Destruction des milieux, bétonisation massive, dérangement, réchauffement climatique etc. sont autant de causes du recul du vivant à la surface du globe. C’est ce que nous entendions lorsque nous soulignions plus haut qu’aucun dommage engendré par la domination capitaliste, aussi collatéral soit-il, ne peut être considéré et enrayé isolément. Un agent d’un quelconque parc national aura beau mettre une prune à un braconnier abattant une espèce protégée, il n’empêchera pas les entreprises de vendre plus d’automobiles, les groupes de photographes naturalistes de faire échouer les reproductions, les stations de ski et les infrastructures routières de morceler les populations, les hordes d’aventuriers portant des baudriers en guise de slips de débouler en masse dans les milieux fragiles. Il n’empêchera pas non plus le réchauffement de grignoter le territoire de ces animaux dont l’écologie est basée sur la présence de la neige : avec une couverture blanche se réduisant à peau de chagrin, la survie d’ espèces telles que le renard polaire, le lièvre variable, le lagopède ou encore l’ hermine est en péril. L’avenir de ces espèces consiste-t-il en un élevage dans des centres spécialisés effectuant chaque année des lâchés d’animaux semi-domestiqués ? Et pourquoi pas, tant que nous y sommes, effectuer ces lâchés à l’intérieur d’enceintes grillagées, ces zoos qui ne veulent pas dire leur nom, tels ces loups du Gévaudan vantés par les plaquettes touristiques ? Sont-elles guettées par le même avenir pathétique que ces pandas géants à qui des équipes de scientifiques projettent des films coquins afin de stimuler une reproduction en déclin ? Car c’ est bien par une grève des parties honteuses que ces animaux ont réagi à la disparition de leur biotope et à leur conservation artificielle... Aussi surréelle que puisse sembler cette situation, nous en sommes là et ce texte n’est pas le début d’un livre de science-fiction.

Enfin, un constat s’impose dès lors que l’on observe la pratique de la réintroduction dans les parcs nationaux et autres réserves naturelles : c’est parmi les espèces spectaculaires que ces opérations grappillent généralement leurs candidats, plutôt que parmi celles dont la disparition ou raréfaction a des conséquences autrement plus graves. Citons pour exemple les grands ongulés (cerfs, mouflons, bouquetins...) qui en imposent par leur taille, ou l’ ours, spectaculaire dans un monde où la fausse sensation forte est une demande. Quant au castor, bien que moyennement imposant, il bénéficie d’ une certaine sympathie dans l’imaginaire collectif, en plus de faire faire des économies aux collectivités territoriales en assumant une partie de l’entretien des berges et en permettant de les maintenir accessibles. C’ est du moins une des raisons de sa réintroduction dans certains pays d’ Europe. La mise en valeur des espèces dans la stratégie de communication des parcs ou réserves sert bien entendu à valoriser le territoire d’un point de vue économique. Car dans le pur intérêt de ces animaux, le battage médiatique autour de leur présence est une véritable tare. N’importe quel responsable de programme de réintroduction sait pertinemment que le silence est le meilleur allié d’ un lâché de faune sauvage. Car outre les éternels chasseurs, c’est en images que d’ autres cherchent à les capturer, avec les conséquences que l’on sait sur l’ échec de la reproduction. L’aigle royal n’a certes plus grand chose à craindre de cette triste habitude paysanne qui consistait à tirer systématiquement les rapaces. Mais c’ est désormais la chasse au plus beau cliché qui le menace, et particulièrement les couples dont les nids se situent dans des territoires à peu près accessibles pour les naturalistes : ces territoires dits de moyenne montagne, dénués de grandes parois isolées.

Avec une période de nidification occupant environ les trois quarts de l’année et l’habitude établie d’abandonner le nid en cas de dérangement, le danger que font peser certains amoureux de la nature sur ces espèces est maintenant un fait reconnu. La gestion de la réintroduction à la sauce parc national est donc embourbée dans une contradiction indépassable. Les commissions responsables des programmes de réintroduction auront beau croire sincèrement dans le bien-fondé de leur action, leurs membres auront beau penser individuellement que le problème est global, la promotion faite autour de ces opérations participe à la création du problème qu’elles se proposent de freiner. Et personne n’imagine cette publicité disparaître de sitôt. Le capitalisme ayant depuis longtemps atteint l’étroite limite géographique qu’est la planète, il s’agit désormais de la presser et d’intensifier son exploitation là où cela n’a pas encore été suffisamment effectué. On ne produira certes jamais autant de valeur marchande dans les territoires montagnards et ruraux que dans les quartiers d’affaires, mais le fonctionnement sous forme de crise permanente de l’économie mondiale passe par l’augmentation et la multiplication des cadences partout où cela est possible. La mise en valeur du territoire, ce n’est pas une tentative de revenir à des pratiques supposées authentiques afin de juguler les ravages qu’y a causé la marchandise. C’est au contraire extraire de la valeur de régions où l’industrie et le service se sont peu implantés et où, comme partout, la loi de la rentabilité doit plus que jamais s’appliquer. La course à la croissance passe également par là. C’est donc aussi à travers la promotion de parcs nationaux riches en biodiversité que l’on attire et que l’on fait tourner l’économie locale. Mais foin de démonstrations prétendant faire croire au lecteur que nous comprenons quelque chose à l’économie !

De nature compréhensive, nous ne profiterons pas de cette amorce de conclusion pour vous enquiquiner par un pseudo-maniement de science marxisante. En insistant sur la richesse faunistique de ses territoires, l’État, par l’intermédiaire de ses parcs et autres zones classées, stimule le tourisme et se veut une courroie de transmission vers les acteurs économiques locaux : hébergements, restauration, industrie du loisir et de l’activité pleine nature. Ces derniers le savent d’autant mieux que la plupart agitent, qui un bouquetin, qui un ours, qui – faute de mieux – une marmotte, telles les mascottes de leurs vertes vallées. « Ariège, pays de l’Ours », chantent les commerçants de cette partie des Pyrénées dès lors qu’ils vendent autre chose que de la viande ou du fromage. C’est finalement en gardant en tête les perspectives larges dans lesquelles se situent les politiques de réintroduction que l’envie de nous positionner à leur sujet nous est coupée nette. La disparition des espèces nous inquiète, mais pas seulement celle des espèces commerciales, loin s’en faut. Nous nous foutons de la perspective purement contemplative, provisoire et palliative que l’ État propose à l’intérieur d’une poignée de périmètres balisés. On ne combat pas un cataclysme en en attisant un autre, ou en menant des expériences isolées qui ressemblent de plus en plus à des musées ou à des zoos à ciel ouvert, mais en sapant les fondements d’un système sénile qui nous impose un tel spectacle comme la normalité.
 

Andy Manché

[Extrait de Nunatak, revue d’histoires, cultures et luttes des montagnes, n°4, hiver-printemps 2019]
 

[1] Office Nationale de la Chasse et de la Faune Sauvage, sous l’égide des ministères dédiés à l’Environnement et à l’Agriculture. Le rôle et le rapport à la chasse sont centraux dans l’orientation, les choix et les mises en place des politiques de réintroduction.

[2] Ce chiffre tient compte aussi bien des bons que des mauvais chasseurs.

[3] Avant Macron, c’était Giscard qui avait été le plus jeune président élu. Fort de son image de jeune loup au top de la forme, il pensait casser l’ image de la vieille politique en allant boire des coups avec le petit peuple dans les villages, en prenant le petit déjeuner avec des éboueurs ou en serrant la paluche d’un détenu... avant d’aller honorer la politique françafricaine et, après les signatures de contrats et autres accords militaires, de partir chasser l’éléphant sous le feu des projecteurs.

[4] À part quelques champions de l’adaptation, comme par exemple les mésanges dont le bec somme toute assez robuste permet de passer à un régime granivore en hiver. Mais pour les passereaux dits spécialisés qui ont le malheur de ne pas être migrateurs, débusquer des insectes en quantité suffisante toute l’année s’avère de plus en plus une vraie prise de tête/crâne.

[5] Sauvages et de tous poils, n°44/45 de la revue du Parc National des Cévennes.

[6] Le pullulement est souvent reproché à des espèces dont une des caractéristiques est justement de ne pas pulluler. Le renard ne pullule pas : lorsque sa population atteint un seuil défini par la disponibilité des ressources alimentaires, la femelle donne naissance à beaucoup moins de renardeaux. Le loup qui cristallise crainte et haine ancestrales obéit à la même règle que son cousin goupil : la femelle va jusqu’à renoncer à ses chaleurs en cas de saturation démographique. On ne pourra que constater sans la moindre ironie que l’espèce qui reproche aux autres de pulluler – homo sapiens –, compte 7,5 milliards d’individus auxquels s’en seront ajoutés quelques millions entre la rédaction de cette note de bas de page et son passage sous presse…

[7] Citons pour exemple le fécal retour de bâton consécutif à l’introduction massive de vaches en Australie. En l’absence du bousier, insecte consommateur exclusif de bonnes vieilles bouses, les pâturages australiens se sont recouverts de déjections dont le recyclage n’était plus assuré par personne, les humains ne mangeant de la merde qu’à condition qu’elle soit estampillée McDonald’s ou Carrefour…

[8] Si effectivement la présence de certaines de ces espèces peut compliquer la vie d’un éleveur ou du propriétaire d’une basse-cour, elles payent cependant souvent le prix de la rancœur de corps de métiers devenus obsolètes dans l’économie mondialisée. On a régulièrement besoin de boucs émissaires, faute de s’attaquer aux causes directes de son mal-être. Autrement dit, il est plus commode pour un éleveur ariégeois de blâmer l’ours qui s’attaque épisodiquement à un troupeau, qu’un pouvoir dont les orientations laisseront toujours les paysans osciller entre dépôt de bilan et burn-out. L’acharnement franco-français contre les grands prédateurs est également à rechercher dans le fait qu’ayant été exterminés, et donc absents pendant plus d’un demi-siècle, leur retour est vécu comme une contrainte supplémentaire par des filières professionnelles aux abois. Quant à la disparition de la profession du fait de l’agressivité, pour ne pas dire la sournoiserie, du grand méchant loup, un petit détour par l’Espagne ou l’Italie renvoie cet argument à ce qu’il est : un fantasme. Des millénaires de cohabitation ininterrompue entre le loup, l’ours et l’homme n’a fait disparaître ni éleveurs, ni proies. »
 

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