★ Un nouvel anarchisme émerge, 1940-1954

Publié le par Socialisme libertaire

Anarchisme



★ Titre original : A new anarchism emerges, 1940–1954 Andrew Cornell.
Publié à l’origine dans le Journal for the Study of Radicalism, 5:1, printemps 2011, par Michigan State University Press. 
 

« Dans les années 1970, les travaux des historiens et politologues américains expliquaient que l’anarchisme, comme mouvement politique organisé, était mort sur les champs de bataille de l’Espagne, avant que de renaître une fois encore, de manière inattendue, dans le sillage des soulèvements de Paris en 1968. (1) Dans un même esprit, Jonathon Purkis et James Bowen ont suggéré récemment que ceux qui essaient de donner un sens aux initiatives anarchistes contemporaines seraient bien inspirés de reconnaître 1968 comme le point de départ d’un « changement de paradigme » dans les orientations politiques anarchistes : “Les événements en France et au-delà ont semblé agir comme un révélateur pour un grand nombre de mouvements émergents qui, en plus des mouvements anarchistes officiels existants, ont apporté un souffle nouveau à l’anarchisme.” Ils suggèrent que la logique de beaucoup de ces discours n’ont concrétisé leur potentiel qu’à la fin des années 1990.” (2) Assurément, pour prendre l’exemple des États-Unis, l’anarchisme traversait une période difficile — peut-être la pire depuis sa naissance — du début de la seconde guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1960, si l’on en juge par le nombre de participants, d’organisations et en termes d’activités. Néanmoins, cette photographie néglige l’existence continuelle de périodiques anarchistes et d’initiatives durant cette de période de vingt-cinq ans. Même si l’anarchisme était un courant politique minuscule et marginal durant les années 1940 et 1950, il n’était pas du tout statique.Au contraire, les anarchistes ont tiré partie de ces années pour développer des analyses politiques, stratégies et une esthétique nouvelles qui ont modelé fondamentalement les formes que l’anarchisme a adopté lorsque il a de nouveau gagné en popularité à la fin des années 1960 et dans les années 1970. En outre, l’anarchisme des années 1940 et 1950 a influencé le mouvement pour les droits civiques, la contre-culture des années 1960, la Nouvelle Gauche et le mouvement de libération des femmes, d’une manière que les historiens n’ont pas encore entièrement comprise ou reconnue.

Durant et après la Seconde Guerre mondiale, les théoriciens se sont appuyés sur les développements récents des théories sociales pour élargir la critique anarchiste du pouvoir au-delà de l’accent traditionnel du mouvement sur l’oppression de classe. En même temps, ils ont appris des techniques et des conceptions de résistance nouvelles de groupes de pacifistes radicaux avec lesquels ils collaboraient. De ce milieu est née une conception de l’anarchisme inspirée de Henry David Thoreau et Léon Tolstoï qui recommandait aux individus de se concentrer sur leur propre mode de vie de manière à ce qu’il se rapproche le plus possible de leurs idéaux. Ces “anarchistes réalistes » cherchaient à préfigurer le monde dans lequel ils espéraient vivre plutôt que d’attendre une révolution, qui semblait, pour l’instant, incroyablement loin. (3) C’est ce style nouveau d’anarchisme — et non le style classique qui avait cours avant la guerre — qui façonnera et inspirera le plus directement les mouvements des années 1960. De la même manière que les idées anarchistes avaient contribué au pacifisme du milieu du siècle, aux débats des « Intellectuels New Yorkais » et à la contre-culture naissante, ces influences, à leur tour, ont introduit l’anarchisme dans les classes moyennes  et ont encouragé le changement de style de vie comme une priorité stratégique.

Les anarchistes

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a porté un rude coup au petit mouvement anarchiste qui survivait aux États-Unis à la fin des années 1930. Depuis 1933, le International Group de San Francisco, éditeur du mensuel Man !, défendait une forme d’anarchisme insurrectionnel qui rejetait les organisations formelles et encourageait les soulèvements spontanés des opprimés. En 1939, Man ! avait été obligé d’interrompre sa publication lorsque son éditeur, Marcus Graham, et son propriétaire, Vincenzo Ferrero, entrèrent dans la clandestinité pour éviter une peine de prison et la déportation dont les menaçaient les agents fédéraux pour faire taire leur journal ouvertement antimilitariste Le Vanguard Group, basé à New York City, qui avait préconisé durant une décennie, une stratégie syndicaliste à travers la création de syndicats révolutionnaires, avait aussi publié son dernier numéro, Vanguard : A Journal of Libertarian Communism, en 1939. (4) Le groupe souffrait de querelles personnelles, de désaccords sur la manière d’aborder la guerre qui s’annonçait et avait le cœur brisé après la défaite de leurs camarades dans la guerre civile espagnole. Néanmoins, à ses débuts en 1934 le Vanguard Group avait aidé les adolescents anarchistes de Brooklyn et du Bronx (pour beaucoup, les enfants d’anarchistes engagés dans le journal yiddish Freie Arbeiter Shtimme) à lancer des groupes d’études pour la jeunesse. Certains de ces jeunes joueront un rôle important en soutenant et en transformant le mouvement anarchiste dans les années 1940.

En 1942, Audrey Goodfriend, une étudiante de vingt-deux ans de Hunter College, qui avait joué un rôle moteur parmi les jeunes de Vanguard dans le Bronx, a lancé le journal Why ? avec sa colocataire, Dorothy Rogers, et quelques autres amis proches. Rogers était une femme plus âgée avec des liens personnels avec des anarchistes italiens de la tendance insurrectionnaliste, qui publiait l’hebdomadaire L’Adunata dei Refretarri. (5) Sam et Esther Dolgoff, membres fondateurs du Vanguard Group, ont contribué aux premiers numéros de Why ?,dont le contenu différait peu de celui de Vanguard. Un des premiers critiques a remarqué, “La position politique de WHY ? est l’ anarcho-syndicalisme, avec une importance accordée à Bakounine et à la CNT espagnole. Sa position envers la guerre n’a pas été très claire.” (6) Une majorité des membres du Vanguard Group s’est rallié à Rudolf Rocker en 1939, un porte-parole éminent de l’anarcho-syndicalisme, lorsqu’il a plaidé pour un soutien nuancé des alliés afin de vaincre la menace du fascisme. (7) Mais, bientôt, Why ? a commencé a publié des critiques envers la guerre et des articles remettant en question la possibilité de construire une société anarchiste par la capture violente des moyens de production. Les Dolgoff se sont retirés du groupe, Sam traitant les radicaux plus jeunes “d’anarchistes du Village” et de “bohémiens professionnels.” (8) En réalité, les plus jeunes membres de Why ? se rapprochaient des anarchistes de L’Adunata, qui s’étaient continuellement affronté durant la décennie précédente avec le Vanguard Group et les syndicalistes italiens qui se tournaient vers Carlo Tresca pour les orientations politiques. (9) Les liens entre Why ? et L’Adunata se sont renforcés lorsque Diva Agostinelli, la fille d’un mineur anarchiste de Jessup, en Pennsylvanie, a rejoint Why ? après avoir obtenu son diplôme à l’Université de Temple.

La distanciation de Why ? par rapport aux axiomes de l’anarcho-syndicalisme a été aussi affecté par l’analyse de ses membres de la guerre civile espagnole et de leur rencontre avec l’anarchiste-pacifiste hollandais Bart De Ligt. De Ligt était un ancien pasteur, fortement influencé par Léon Tolstoï et Pierre Kropotkine, qui avait été pendant un temps président de l’Internationale des Résistants à la Guerre. En 1937, De Ligt a publié The Conquest of Violence, un livre qui comprenait la maxime, “Plus il y a de violence, moins il y a de révolution,” et qui présentait un plan ambitieux pour vaincre le fascisme à travers une non-coopération pacifiste. Après avoir combattu lors de la guerre civile espagnole, l’anarchiste individualiste Brand avait développé une perspective similaire à celle de De Ligt. “Certains d’entre nous ont pris part à la révolution avec l’illusion que quelque chose de mieux en résulterait,” disait-il. “mais nous ne pouvons pas instaurer l’anarchisme par une révolution violente. Les révolutions sont intrinsèquement autoritaires .” (10) Audrey Goodfriend de Why ? se rappelle, “A cette époque, en pensant à l’Espagne et à la façon dont les anarchistes étaient entrés dans le gouvernement, à tout ce quoi ils étaient exposés et en réalisant combien de personnes avaient été tuées — j’ai simplement pris conscience que le changement n »arrivera pas par la violence. Ce fut une chose très importante pour moi.” (11) Même si elle croyait encore en un changement radical, Goodfriend en était venue à rejeter l’idée de la révolution en tant que événement singulier lorsque les radicaux détruisent l’état et mettent immédiatement en place une société nouvelle.

La position contre la guerre de Audrey était appuyée par David Thoreau Wieck, un membre de Why ? Après avoir frayé avec le Parti Communiste à son adolescence, Wieck a participé au groupe d’étude des jeunes de Vanguard que Goodfriend avait aidé à organiser dans le Bronx. Il se souvient, “Ce n’est pas en lisant Thoreau que je suis venu à l’anarchisme mais par Kropotkine et Emma Goldman dont les vies ont été un effort pour sauver le monde de lui-même.” (12) Wieck avait fréquenté l’université de Columbia, obtenant une licence en philosophie en 1941, et avait rédigé de nombreux articles sous différents noms de plume dans les premiers numéros de Why ?. (13) Lorsque les États -Unis sont entrés dans la guerre, Wieck a demandé le statut d’objecteur de conscience, en écrivant au bureau de recrutement “Je suis, en conscience, opposé à la participation à toute guerre dans laquelle il est nécessaire, pour son succès, de contraindre les hommes à combattre et de centraliser la société, avec pour résultat que les maux dont l’éradication est le but de la guerre, deviennent une menace intérieure pour mon propre pays.” La crainte que les efforts pour combattre des régimes totalitaires ne rendent les États-Unis eux-mêmes de plus en plus totalitaires était largement partagée dans la gauche libertaire tout au long de la décennie. Le juge a estimé que « les opinions du déclarant » étaient de nature plus politique et économique que religieuse,” et a refusé sa demande. (14) Wieck a,à son tour, refusé son incorporation et a quitté la ville pour New Orleans avant que d’être livré au FBI en février 1943 par la police locale qui l’avait arrêté pour avoir violé une loi sur le “vagabondage”. (15) Il a été condamné à une peine de trois ans de prison au pénitencier fédéral de Danbury, dans le Connecticut. (16)

Pendant ce temps, Why ? était rejoint par Retort, une autre nouvelle revue anarchiste. Se qualifiant lui-même de “journal des arts et de philosophie sociale,” Retort était publié trimestriellement par l’éditeur Holley Cantine et sa compagne Dorothy Paul, à partir d’un petit chalet qu’ils avaient construit à Bearsville, dans l’état de New York, juste en dehors de Woodstock. Cantine était fier de composer à la main, d’imprimer et d’assembler Retort plutôt que de le faire produire dans une imprimerie. Il considérait ses efforts comme mettant en avant les mérites d’une production artisanale de petite échelle et comme un rejet de la propagation de l’automation et de la production de masse. Contrairement à Goodfriend et Wieck, Cantine était issue d’un milieu aisé. Son grand-père maternel avait été le premier président du Panama et, plus, tard, ambassadeur aux États-Unis, et son grand-père paternel possédait des usines près de Saugerties, dans l’état de New York. Même si il n’avait pas participé à des cercles anarchistes comme les jeunes membres de Vanguard, Cantine avait passé son enfance à Woodstock, une communauté florissante d’artistes de gauche dans les années 1920. (17) Il avait fait ses études au Swarthmore College et à l’université de Columbia, en se spécialisant en anthropologie, mais il avait abandonné l’université avant de terminer une thèse de doctorat pour vivre une vie d’auto-suffisance à la Thoreau.

Puisque toutes les sociétés libres ont toujours été des sociétés artistiques », Cantine a cherché à alterner la pensée politique originale avec la poésie et la fiction ouvertement et politiquement provocatrices dans chaque numéro de Retort. Bien que la revue ait servi de débouché pour une série de personnalités littéraires respectées – Kenneth Patchen, Saul Bellow et Robert Duncan, entre autres – les œuvres autres que de fiction les plus remarquables de la revue provenaient du rédacteur en chef lui-même. Dès son premier éditorial, Retort a pris ses distances avec les idées politiques de gauche des décennies précédentes (y compris beaucoup venant de l’anarchisme). Malgré leurs querelles de longue date, les anarchistes partageaient souvent certains postulats avec les marxistes-léninistes orthodoxes : la lutte entre classes économiques formait la base du projet révolutionnaire; un point de vue matérialiste fournissait les outils conceptuels radicaux nécessaires à la compréhension du monde; la révolution était une fatalité sans la marche progressiste de l’histoire ; lorsque la révolution arriverait, elle serait entre les mains de la masse des travailleurs — organisés ou inspirés par des élites radicales — qui se débarrasseraient des anciennes institutions et en créeraient de nouvelles d’un seul coup. Retort s’est vigoureusement opposé à ces positions dès le début. “Nous entrons dans l’arène avec peu ou pas d’illusions et aucune certitude que notre cause sera victorieuse. L’arrogance est l’une des quelques faiblesses dont ne peuvent pas nous accuser nos adversaires,” a admis sarcastiquement. (18) En même temps que les vérités de gauche s’avéraient fausses les unes après les autres au cours du vingtième siècle, il avait vu la plupart des radicaux se décourager ou se replier dans un sectarisme délirant. “Néanmoins,” affirmait l’éditeur, “nous ne pouvons pas être persuadé qu’un absolutisme qui affirme que le succès est impossible est plus raisonnable que le vieil absolutisme du succès inévitable.” (19)

La tâche des intellectuels engagés était donc de proposer les principes d’un nouveau radicalisme en même temps qu’ils déboulonneraient entièrement les anciens. Cantine pensait que « les motivations humaines sont plus complexe que n’en avaient conscience les théoriciens du siècle dernier.” (20) Il espérait qu’appliquer les connaissances offertes par la psychologie et l’anthropologie—disciplines qu’il avait étudié à l’université de Columbia — à la crise sociale du monde contemporain aiderait la gauche à développer une compréhension plus exacte de la nature humaine et des nouvelles orientations stratégiques. Fidèle à sa parole, Cantine a fait appel à Sigmund Freud pour comprendre pourquoi les gens ordinaires, au lieu d’agir par eux-mêmes, continuaient à faire confiance aux dirigeants révolutionnaires, malgré tant de trahisons. (21) Dans le second numéro de Retort, il s’est plongé dans les études anthropologiques sur les sociétés primitives pour conceptualiser les origines des multiples formes d’oppression existant dans le monde. “La stratification social est profondément enracinée dans la société humaine,” écrivait Cantine, “et peut prendre un certain nombre de formes différentes — toutes sont hostiles à l’établissement d’un ordre social vraiment libre et stable. Par conséquent, avant qu’une société décente puisse être créée, tous les facteurs – politiques, économiques, religieux – qui permettent à une minorité d’accéder à une position de prédominance doivent être éliminés.” (22)

Cantine reconnaît aussi que “Le problème de réaliser une société décente est largement plus complexe et tortueux que ne l’imaginait le dix-neuvième siècle.” (23) Cette complexité même l’a convaincu que les radicaux devaient choisir leurs moyens d’atteindre leurs buts “avec grand soin.” La révolution russe a prouvé que “le seul renversement d’une classe dirigeante décadente n’est rien d’autre qu’une anecdote dans une vraie révolution . . . En effet, celui-ci peut être le prélude à une réaction pire qu’avant.” Les moyens instrumentalistes adoptés par les militants précédents devaient être minutieusement analysés, compte tenu de leur niveau d’implication dans l’oppression de ceux qu’ils avaient promis de libérer. “On a toléré les pires exploitations et persécutions au nom d’un futur vague et lointain d’un Socialisme Triomphant” écrivait-il. (24) Aucun mouvement futur , alors, ne devrait être considéré comme révolutionnaire si il sacrifiait des vies humaines pour la promotion d’un système abstrait.

La lecture de l’histoire de Cantine l’a conduit à éviter “de placer beaucoup de confiance dans un leadership bienveillant” puisque les dirigeants des précédentes révolutions se sont soit divisés entre eux, soit détachés du peuple qu’ils proclamaient représenter, avec des pouvoir et privilèges, discréditant ainsi les objectifs pour lesquels ils s’étaient battus à l’origine. (25)

« Puisque la révolution violente comme l’activité parlementaire semblent mener ailleurs qu’à la concrétisation des libertés fondamentales, un mouvement radical réaliste devrait se préoccuper de construire un noyau de la société nouvelle “dans la coquille de l’ancienne” Des communautés et différentes autres formes d’organisations doivent se créer où la vie quotidienne se rapproche le plus possible des idéaux de la révolution. La société nouvelle doit être expérimentée par ses partisans; à la fois comme une manière d’influencer les masses par l’exemple et afin de compenser notre faiblesse théorique par une expérimentation grandeur nature. (27) « 

L’éditeur de Retort ne s’attribuait pas la paternité d’une telle vision de la politique radicale. “Cette tradition,” remarquait-il, “a probablement trouvé son expression la plus claire dans les écrits de Thoreau et Tolstoï . . . et fournit aujourd’hui l’élan moteur pour la plupart des objecteurs de conscience . . . Elle est présente, au moins implicitement, dans les écrits de Eugene Debs et de presque tous les théoriciens anarchistes” (28)

Retort et Why ? ont appris à se considérer comme des âmes sœurs qui se différenciaient principalement par la forme—Why ? publiait des articles plus courts, riches en informations alors que Retort alternait de longues considérations théoriques avec de la poésie et de la fiction. Les deux journaux se faisaient mutuellement de la publicité dans leurs pages et leurs éditeurs se rendaient visite. Ils ont également trouvé une parenté avec Politics édité par Dwight MacDonald. Celui, ci, un des écrivains les plus talentueux de l’époque, a joué un rôle central dans les débats des “Intellectuels New Yorkais”— des écrivains qui étaient arrivés à maturité au sein des mouvements communistes et trotskystes mais qui s’étaient tournées vers de nouvelles fondations politiques lorsque les déprédations du régime staliniens sont devenues plus criantes. Politics publiait quelques-uns des intellectuels européens de gauche les plus en vue de l’époque comme Hannah Arendt, Jean-Paul Sartre et Simone Weil. (29)

Au milieu des années 1940, les idées politiques de MacDonald gravitaient autour d’un pacifisme anarchiste semblable à ce qui était développé dans Retort, Why ?, et chez les “anarchistes littéraires” britanniques comme Herbert Read et Alex Comfort, qui ont contribué au journal Now. MacDonald est devenu un orateur occasionnel des forums politiques hebdomadaires que le groupe de Why ? avait commencé à tenir dans une salle tenue par un anarchiste espagnol au sud de Union Square dans Manhattan. Les forums présentaient de nombreuses personnalités comme le président du Fellowship of Reconciliation, A. J. Muste, le communiste de conseil Paul Mattick, et l’écrivain James Baldwin, qui avait présenté des extraits de Go Tell It on the Mountain. (30) Un autre habitué du Solidaridad Internacional Antifascista (SIA) Hall était le romancier et essayiste Paul Goodman. Élevé dans le Bronx et un érudit formé à l’université de Chicago, il allait devenir dans les années 1960 comme auteur de Growing Up Absurd et mentor de la Nouvelle Gauche. David Koven de Why ? se rappelle Goodman comme étant “le ferment au sein du groupe de Resistance [appellation de Why ? après 1947] qui faisait de nos réunions les plus dynamiques et passionnantes de New York. Il nous a fait découvrir... le monde contemporain de la psychologie et de la sociologie.” (31) Pendant le printemps 1945, Goodman a écrit une série d’essais qui se révéleront être ses contributions les plus importantes aux théories anarchistes.Bien que publié plus tard sous le titre The May Pamphlet, ils ont été publiés à l’origine dans Retort, Why ?, et Politics. Goodman partageait beaucoup de points communs avec les idées de Cantine “Une société libre,” écrivait-il, “ne peut pas être le remplacement d’un « nouvel ordre » pour l’ancien ordre; c’est l’extension des sphères d’action libre jusqu’à ce qu’elles constituent la majeure partie de la vie sociale..” Goodman a ensuite formulé une maxime simple : “L’action libre consiste à vivre dans la société actuelle comme si elle était une société naturelle.” (32)

Les liens entre Why ?, Retort et Politics étaient aussi bien personnels que intellectuels. Après avoir rompu avec Dorothy Paul, Cantine a rencontré son amour suivant, Dachine Rainer, pendant une visite dans les locaux de Politics, où elle travaillait comme assistante de MacDonald. (33) Rainer, née Sylvia Newman en 1921, était la fille de juifs polonais de gauche. Ayant lu Tolstoï et Kropotkine adolescente, elle se considérait comme anarchiste pacifiste lorsqu’elle est entrée à Hunter College avec une bourse d’étude en 1938.34 Après un début de relations difficiles, elle est repartie avec Cantine à Bearsville et est devenue co-éditrice de Retort.

Les pacifistes radicaux

Du fait de son arrestation, David Wieck avait manqué les premiers forums du groupe de Why ? et les idées et amitiés nouvelles qui s’y étaient tissées. Néanmoins, à son arrivée au pénitencier fédéral de Danbury,il a été heureux de découvrir que celui-ci avait été désigné comme l’un des centres de la côte est pour les résistants à la guerre incarcérés. Dans une lettre envoyée chez lui, il insistait pour que sa mère « arrête de s’inquiéter » parce que « l’aspect matériel est extrêmement bien soigné” et qu’il a rencontré « plusieurs objecteurs de conscience [OC] en quarantaine [la section de la prison pour les nouveaux détenus] qui sont vraiment de bons et intéressants compagnons.” (35) Les nouveaux compagnons de Wieck étaient quelques-uns des 6 000 objecteurs de conscience et résistants à la guerre emprisonnés ou envoyés dans des camps du Civilian Public Service (CPS) pendant la seconde guerre mondiale. Comme l’explique l’historien James Tracy, “Parmi ceux-ci, 4 300 étaient des Témoins de Jéhovah avec peu ou pas d’opinions politiques . . . Mais les 1 700 autres constituaient le groupe des pacifistes les plus militants du pays.” (36) En 1941, Danbury avait hébergé la Union Eight — un groupe de jeunes pacifistes qui avait fondé des ashrams de type gandhien à Harlem et Newark, dans le New Jersey, tout en étudiant au prestigieux Union Theological Seminary de New York Après voir refusé de se faire recenser en vue d’une exemption au service militaire, les membres de la Union Eight — plus particulièrement George Houser et David Dellinger —avaient manifesté leur refus de se plier aux procédures arbitraires de la prison et à la ségrégation raciale, ce qui leur a valu de longs séjours à l’isolement, mais aussi le respect des autres détenus. (37)

Peu après l’arrivée de Wieck, les objecteurs de conscience de Danbury ont déclenché avec succès une grève contre la ségrégation raciale dans la prison. Wieck a participé à la grève de quatre mois — refusant de travailler, de profiter de son temps de promenade dans la cour ou de prendre ses repas dans la cafétéria où régnait la ségrégation. Pendant la grève, il s’est lié d’amitié avec un certain nombre de jeunes gens, dont Jim Peck et Ralph DiGia, qui joueront des rôles importants dans des organisations pacifistes radicales comme la War Resisters League après leur libération Il a aussi rencontré Lowell Naeve, un peintre anarchiste qui a collaboré avec Wieck sur des projets d’écriture au sujet de leurs expériences de prison après avoir été libérés. La grève de Danbury a déclenché une vague d’actions similaires dans des prisons et camps d »OC à travers le pays. En plus d’avoir obtenu la déségrégation et la libéralisation de la discipline dans les pénitenciers fédéraux, la vague d’action directe non-violente a unifié les pacifistes radicaux et les a incité à discuter de la possibilité d’un large mouvement de “non-violence révolutionnaire” contre la guerre, le racisme et les inégalités sociales aux États-Unis. (38) L’emprisonnement a également conduit les dissidents à modifier leurs opinions. Wieck a écrit, plus tard, “Je ne suis pas allé en prison en tant que pacifiste mais plutôt comme un objecteur à la guerre et à la conscription. (Je choisis mes mots soigneusement.) C’est en prison que j’ai appris les méthodes de la non-violence. Si je ne détestais pas les traits d’union, je me définirais comme un anarchiste-pacifiste.” (39) Inversement, l’influence de prisonniers comme Wieck et Naeve ont aidé à diriger d’autres OC et pacifistes vers l’anarchisme. Les anarchistes en dehors des murs ont eu aussi un effet salutaire.

Même si les membres de Why ? avaient des divergences d’opinion considérables avec les radicaux aux motifs religieux, ils les reconnaissaient comme faisant partie de leurs rares alliés pendant la guerre et avaient trouvé les moyens de travailler avec eux. Audrey Goodfriend se souvient que le groupe de Why ? “organisait des réunions aux coins des rues, des trucs comme çà. Une fois nous avons eu la frousse d’être blessés parce nous étions près de Hell’s Kitchen et un groupe de catholiques sortait. Mais le Catholic Worker étaient contre la guerre et nous avions des réunions avec des tas de groupes comme cela —War Resisters League, Catholic Worker — et ainsi nous étions tranquilles ! Ces gamins sont sortis et ont vu un journal catholique alors ils sont partis !” (40) les idées du Catholic Worker associait la tradition catholique française avec les enseignements de Tolstoï et Kropotkine. La doctrine personnaliste affirmait que « les personnes n’étaient pas soumises à la communauté politique; elles étaient des fins en soi, et la préservation et la croissance des personnes dans leur intégralité était le but central de la communauté politique.” (41) Mise à part sa base religieuse, le personnalisme présentait des affinités évidentes avec anarchisme développé dans les années 1940. (42) Cette petite coalition a aussi organisé ensemble des piquets devant la prison de Danbury en février 1946 avec des parents d’objecteurs de conscience qui restaient incarcérés après l’armistice. Après la guerre, Why ? a collecté des fonds pour envoyer des colis de nourriture et de vêtements aux anarchistes européens sans ressources. Lorsqu’ils ont découvert les règlements limitant sévèrement ce qu’ils pouvaient envoyer, ils ont organisé un piquet devant le bureau de poste. (43)

Dans les années 1940, l’anarchiste grégaire Ammon Hennacy consacrait une énergie considérable pour créer des ponts entre le mouvement Catholic Worker et le mouvement anarchiste à proprement parler. Hennacy était un membre du Parti Socialiste quand a éclaté la seconde guerre mondiale et a refusé de s’enrôler à cause de sa croyance dans l’internationalisme de la classe ouvrière. Il a été emprisonné durant deux aux au pénitencier fédéral de Atlanta où il a rencontré Alexandre Berkman, qui purgeait sa peine pour avoir inciter à la résistance au service militaire. Peu après que Berkman ait converti l’homme du middle-west à l’anarchisme, Hennacy a été jeté en cellule de confinement avec une Bible pour seule occupation. Lorsqu’il a été relâché, il s’autoproclamait « anarchiste chrétien,” pensant que le “Sermon sur la Montagne du Christ” était “le discours le plus révolutionnaire jamais écrit.” (44) Pendant la deuxième guerre mondiale, Hennacy manifestait quotidiennement devant le bâtiment fédéral le plus proche et écrivait une lettre chaque année au Centre des Impôts, en déclarant son refus de payer des impôts en temps de guerre. Il est devenu le distributeur de Why ? et de Retort dans la région de Phœnix, en Arizona, et encourageait les autres anarchistes et pacifistes d’être aussi francs que lui et d’en accepter courageusement les conséquences.

Bien que l’enthousiasme de Hennacy pour des actes de résistance audacieux ait été contagieux, il a également personnifié certains aspects problématiques qui pourraient surgir si la sensibilité anarchiste naissante était interprétée trop étroitement. Hennacy exaltait les initiatives individuelles rebelles, excluant l’action collective. Comme les italiens insurrectionnalistes des années précédentes, il se méfiait des organisations et méprisait le pouvoir de l’action collective par les ouvriers ou tout autre groupe. En 1948, par exemple, il écrivait aux éditeurs de Retort :

« Il existe un autre sujet sur lequel j’espère que nous sommes d’accord, qui est que nous ne sommes pas victimes de l’illusion que ce nous disons ou écrivons fera changer les masses. [Fred] Thompson du journal Wobblie [The Industrial Worker] a écrit récemment qu’un grand nombre d’ouvriers n’étaient pas dupes de ce système mais qu’ils étaient inorganisés. Je ne le crois pas, et même si ils étaient organisés, il est probable qu’il seraient corrompus par une quelconque ligne de parti qui limiterait leur avancée. Vous deux qui vivez de la terre, proches d’une vie simple (même avec le vin et le tabac de Holley) et moi-même, qui fait un travail productif et qui m’oppose au percepteur et aux autres bâtards fauteurs de guerre, avons une influence plus grande que des milliers d’électeurs et de syndicalistes qui remportent des victoires à deux sous mais sont liés à la même roue de la misère capitaliste. » (45)

Comme l’un des rares journaux contre la guerre en circulation, Retort a eu un impact considérable dans les camps et les pénitenciers chez les objecteurs de conscience de la seconde guerre mondiale. Après sa libération, l’OC de la côte ouest, Paul Lieber Adams, écrivait à Cantine :

« Lorsque j’étais dans un camp du CPS [Civilian Public Service] de janvier à Thanksgiving 1944, j’appréciais beaucoup Retort. Comme tu peux le deviner, la plupart des hommes dans ces camps de travail qui pourraient être considérés comme politisés proviennent du milieu socialiste libertaire.Même dans le trou paumé où j’ai été affecté,il y avait quelques anarchistes philosophiques et beaucoup de plus jeunes types qui avaient laissé tomber la ligne du P.C pour sympathiser avec les IWW et le P.S. Retort a une bonne influence auprès d’eux ». (46)

David Dellinger a été un autre OC qui a trouvé un soutien dans Retort. Né en 1915 dans une famille patricienne de Nouvelle Angleterre, Dellinger a commencé à développer une vision du monde radicale et égalitaire après avoir été informé sur le mouvement gandhien pour l’indépendance de l’ Inde par les dirigeants du Social Gospel Christian, une organisation de l’université de Yale. Après avoir vécu personnellement la guerre civile espagnole et avoir passé des messages entre dissidents dans l’Allemagne nazie, il est revenu aux États-Unis et a joué un rôle moteur dans la création d’ashrams à Harlem et à Newark. Après avoir purgé une peine d’un an de prison à Danbury comme membre de la Union Eight, Dellinger a lancé la campagne People’s Peace Now et a été envoyé au pénitencier de Lewisburg en Pennsylvanie comme résistant à la guerre récidiviste. (47)

En octobre 1944, Dellinger a écrit à Holley Cantine, “Dwight MacDonald réalise un excellent travail à Politics. Vous aussi à Retort.” (48) Durant ses mois d’incarcération, Dellinger est devenu de plus en plus critique envers la structure du Parti Socialiste et de l’esprit de clocher des organisations pacifistes auxquelles il avait auparavant appartenu. Comme Cantine, il pensait que “nous devons développer une nouvelle idéologie et méthodologie si nous voulons continuer à exister.” (49) Mais, dans une lettre de février 1945, Dellinger contestait ce qu’il percevait comme des remises en cause excessives dans les analyses de personnalités comme Cantine et Hennacy. Il pensait qu’il existait des alternatives à l’abandon des organisations politiques et aux campagnes pour s »opposer aux institutions oppressives dans leur ensemble.

« Je pense que certaines sortes d’associations communautaires – de chacun. . . capacités, à chacun. . . besoins [sic] et, dans la mesure du possible, avec une échelle de valeurs non monétaire,— aide à éviter les pièges de l’intellectualisme et du radicalisme professionnel sans être épuisé par « la vie d’ouvrier ». . . . Je pense qu’une organisation révolutionnaire pourrait fonctionner d’une manière assez similaire. Ses permanents à plein-temps seraient des personnes qui auraient quitté leur autre travail pour six mois,un an, ou à peu près et qui y retourneraient ensuite.Je pense que cela ajouterait à la valeur de ce travail et éviterait aussi quelques-uns des problèmes posés par un “leadership” centralisé qui tend à devenir stérile,conservateur, se perpétuant lui-même . . . Leur efficacité ne serait pas seulement augmentée mais d’autres qualités aujourd’hui non utilisées ou aliénées pourraient être développées. » (50)

Au début des années 1960, certains dirigeants de la lutte pour la liberté des noirs, Ella Baker notamment, seront d’accord avec Dellinger pour dire que la marque d’un bon dirigeant est sa volonté et son aptitude à développer les capacités de leadership chez les autres. (51)

La lettre de Dellinger à Cantine démontre que, au milieu des années 1940, l’anarchisme a joué un rôle formateur dans sa pensée et qu’il considérait l’anarchiste Cantine comme un potentiel collaborateur dans le travail politique qu’il prévoyait après sa libération. “Naturellement, j’ai beaucoup lu Marx, Engels, Lénine, Kropotkine, Ligt et Trotski,” expliquait Dellinger dans une lettre, mais il demandait à Cantine de lui suggérer une autre théorie politique pertinente pour s’y plonger. (52) Après avoir appris la date de sa libération, Dellinger a écrit à Cantine qu’il était impatient de le rencontrer en personne afin qu’ils puissent discuter plus en détail du “genre de mouvement socialiste libertaire de gauche qui nous intéresse tous les deux” Comme l’affirme son biographe, Andrew Hunt, “autrefois, un socialiste chrétien, Dellinger, a évolué en anarchiste laïque à Lewisburg.” (53)

Après sa libération de Lewisburg en avril 1945, Dellinger s’est appuyé sur le réseau d’anarchistes, d’écrivains et de pacifistes qui s’était développé pendant la guerre pour réorganiser sa vie. (54) Lorsque la solution du logement auquel Dellinger et sa femme Elizabeth Peterson avaient pensé n’a pas abouti, il a fait appel à son ami — et homonyme de son premier enfant —Kenneth Patchen. Celui-ci et sa femme se sont organisés pour que les Dellinger partage avec eux une propriété à Mount Pleasant, dans l’état de New York, près de Woodstock. Dans son autobiographie, Dellinger se souvient :

« Lors du premier ou second week-end, Betty et moi avons marché environ dix miles pour rendre visite à Holley Cantine, un anarchiste qui, imprimant lui-même, publiait une petite revu, Retort, que j’appréciais. Ce fut dans Retort que j’ai lu, pour la première fois, des poèmes de Kenneth Patchen, après ma première libération de prison et juste avant qu’il n’assiste à une réunion où Paul Goodman et moi avions pris la parole »

Holley a informé Dellinger qu’un écrivain local possédait une presse d’imprimerie à vendre et l’a aidé à l’acheter. (55) La presse en sa possession, Dellinger et ses camarades objecteurs de conscience Bill Kuenning, Ralph DiGia et Roy Kepler ont rédigé et imprimé le premier numéro d’un nouveau journal militant pacifiste, Direct Action. L’article le plus marquant et historiquement significatif était une “Déclaration de guerre” écrite par Dellinger à la suite du bombardement atomique du Japon :

« Le “mode de vie” qui a détruit Hiroshima et Nagasaki . . . est international et domine chaque nation dans le monde . . . Face à ce “mode de vie” (“mort” serait plus approprié) il ne peut y avoir ni quartier, ni trêve . . . . Cela doit être une guerre totale contre ce système politique, économique et social infâme qui domine ce pays . . . l’ennemi, c’est chaque institution qui refuse à chacun une égalité sociale et économique totale. L ‘ennemi, c’est l’indifférence personnelle aux conséquences induites par les agissements des institutions dont nous faisons partie . . . Il n’a a pas d’autre solution que la guerre totale. Mais il doit y avoir une différence majeure entre notre guerre et celle qui vient de se terminer . . . Cette guerre pour la fraternité totale doit être une guerre non-violente menée avec des méthodes dignes des idées que nous cherchons à défendre . . . Il doit y avoir des grèves, des sabotages et des saisies de propriété publiques aujourd’hui détenues par des propriétaires privés. Il doit y avoir une désobéissance civile face aux lois qui sont contraires au bien-être humain. Mais il doit y avoir aussi une pratique intransigeante de traiter tout le monde, y compris le pire de nos adversaires, avec tout le respect et la décence qu’il mérite en tant qu’être humain. . . Chaque acte que nous accomplissons aujourd’hui doit refléter le genre de relations humaines que nous voulons établir demain et pour lequel nous luttons ». (56)

Les éditeurs de Direct Action avaient l’intention d’en faire le porte-parole du Committee for Nonviolent Revolution (CNVR), Une organisation nationale pacifiste radicale qu’ils avaient aidé à créer en février 1946. Le CNVR a organisé des vigiles à New York, rédigé des argumentaires et tenu une seconde conférence mais il n’a jamais atteint l’élan que voulaient lui donner Dellinger, DiGia, et d’autres. Outre le manque de moyens suffisants, Andrew Hunt affirme que “la rhétorique enflammée du CNVR et ses idées anarchistes l’ont isolé de pacifistes modérés comme A.J. Muste et Abe Kauffman. Le paysage politique de l’Amérique de la guerre froide ne pouvait tout simplement pas s’accomoder de sectes ultra radicales comme le CNVR.” (57) Bien que Direct Action et le CNVR aient disparu tous les deux en 1948, Dellinger et ses plus proches collaborateurs — des hommes comme DiGia et Bill Sutherland, un pacifiste radical noir qui a évolué en même temps que Dellinger pour adhérer aux idées anarchistes — travaillaient sans relâche pour les remplacer par des instruments plus efficaces. Ils ont édité ou contribué à des journaux comme Alternative et Individual Action, ont radicalisé la War Resisters League et créé de nouvelles organisations pacifistes comme les Peacemakers et le Committee for Nonviolent Action. (58)

En 1947, les Dellinger ont réalisé le rêve de David de créer une communauté intentionnel de pacifistes radicaux. Avec trois autre OC et leurs familles, ils ont acheté collectivement une ferme d’une dizaine d’hectares dans le nord-ouest du New Jersey,ont construit des habitations supplémentaires et l’ont nommé la Glen Gardner World Citizens Community, d’après la ville la plus proche. L’imprimerie a été rapidement déménagée à Glen Gardner et installée sous le nom de la Libertarian Press : A Worker’s Cooperative. Dellinger et son partenaire en affaires, l’OC anarchiste Igal Roodenko, produisait des tracts, des journaux et des livres pour les organisations du mouvement mais s’assuraient également assez de contrats commerciaux pour fournir un revenu stable, même si il était modeste, pour leurs familles et la communauté dans son ensemble.

Dellinger avait été libéré depuis presque un an quand David Wieck sortit de prison en mai 1946. Wieck a rapidement gravité de nouveau autour du groupe Why ?, où il a rencontré et commencé une liaison avec Diva Agostinelli, qui avait rejoint le groupe après l’arrestation de Wieck . Il a écrit plus tard , “Après la prison, j’ai découvert toutes les nouvelles idées — nouvelles pour moi en tout cas —dont on parlait au SIA hall et de manière informelle dans le groupe.” (59) En 1947, les membres de Why ? décidèrent de changer le nom du journal (et celui du groupe) en Resistance. Après son retour de New York, Wieck a pris de plus en plus de responsabilités dans la production du journal, assumant tout le travail éditorial de manière anonyme. Dès le premier numéro, Resistance a consacré une place considérable à relater et promouvoir les activités des pacifistes radicaux, particulièrement leurs efforts croissants pour attaquer la ségrégation Jim Crow dans le sud des États-Unis.

Les interconnections entre anarchistes, pacifistes radicaux et le mouvement pour les droits civiques naissant à la fin des années 1940 peuvent être entrevues dans un tract annonçant un “rassemblement public contre la conscription” publié en 1946 ou 1947. Présidé par l’éditeur de Direct Action, Roy Kepler, le programme comprenait des prises de paroles de Wieck, et de Goodfriend de Resistance, ainsi que de Dellinger et de l’organisateur national du Congress of Racial Equality (CORE) Bayard Rustin. Bill Sutherland assurait le divertissement aux côtés de Rustin. (60)

Les Proto-Beats

Les manières dont les cercles anarchistes et pacifistes radicaux étaient également imbriqués dans la scène littéraire d’avant-garde des années 1940 et du début des années 1950 étaient moins évident qu’un événement tel qu’un rassemblement contre la conscription. Le premier poème que Retort a publié était un hymne à la gloire de Emma Goldman et à sa position déterminée contre la guerre par Kenneth Rexroth. Au début des années 1940, Rexroth s’était fait un nom comme poète d’avant-garde et chroniqueur de la communauté bohémienne d’artistes radicaux de San Francisco. Il a passé son enfance à Chicago, s’informant par lui-même sur les arts et la politique, comme habitué de ces lieux de prédilection des années 1920 tel que la tribune de fortune pour orateurs du Bughouse Square, où ses “favoris étaient les anarchistes et les anciens de l’IWW,” ainsi que le Green Lantern et le Dil Pickle Club — des cafés présentant les nouveautés du jazz et de littérature moderne. (61) Rexroth a exprimé une affinité considérable avec la vision politique que Cantine élaborait dans ses articles et choix éditoriaux. “A partir de la lecture de Retort #3,” écrivait-il, “vous êtes à la recherche d’une nouvelle synthèse, Kropotkine, Rosa [Luxembourg], Geo[rge] Fox — ce qui est à peu près mon point de vue aussi” (62) Rexroth commandait des exemplaires de Retort, Why ? et Politics en grosses quantités et les distribuait parmi les écrivains et objecteurs de consciences libérés dans la Région de la Baie. En 1946, il pouvait se vanter, “Il semble que nous avons réuni un bon petit « Cercle ». Le premier de langue anglaise depuis que [Alexander] Berkman était dans le coin.” Du fait de son intérêt pour l’expression libre artistique, Rexroth affirmait que ce groupe s’écartait par certains aspects de ses semblables de la côte est. “Notre bande,” écrivait-il à Rainer en 1946, “n’est pas exactement dans la même allée anarchiste — Je pense que nous sommes des Néo-de Cleyriens — c’est un peu orgiaque et apocalyptique ici. En théorie, bien sûr, aucune impureté. Mais beaucoup de [Wilhem] Reich et de [D. H.] Lawrence et pas tellement de cet air rationnel de Condorcet ou de qui que ce soit que vous lisez.” (63)

En avril 1947, le cercle de Rexroth a gagné une notoriété nationale lorsque Harper’s Magazine a publié un article sur le « Nouveau Culte du Sexe et de l’Anarchie” qui s’était développé rapidement dans les rues de San Francisco et sur les plages de Carmel depuis la fin de la guerre. (64) Le romancier Henry Miller avait attiré des jeunes artistes dans la région de Big Sur depuis 1943 et Rexroth servait de pôle d’attraction de la même façon. “Autour de lui, comme de Miller,” écrivait Brady, “un groupe de jeunes intellectuels et d’écrivains s’est rassemblé et se rencontre une fois par semaine pour des sessions de formation en autodidactes, lisant des journaux anarchistes anglais, étudiant les philosophes anarchistes de la vieille école comme Kropotkine, et en égayant librement les idées politiques d’interprétations psycho-analytiques de Reich.” (65) Au milieu des années 1940, San Francisco abritait encore un petit groupe d’anarchistes italiens vieillissants qui, dans les années 1930, avait soutenu le mensuel de langue anglaise Man !. Calling themselves “Les Libertaires,” ainsi qu’ils se nommaient, avaient gardé leur sens de la communauté et organisaient régulièrement des rencontres et collectes de fonds pour L’Adunata dei Refretarri. Brady a constaté avec condescendance les tentatives de Rexroth pour construire des ponts avec ce groupe, par dessus le fossé du langage et des générations. “Lors des réunions des Libertaires, aujourd’hui, vous pourrez voir de jeunes intellectuels parmi des papas moustachus et des mamas aux fortes poitrines, qui, jusqu’à récemment, n’entretenaient pas une telle coopération.” (66)

Le groupe a publié le premier numéro de sa revue littéraire, The Ark, au printemps 1947. Elle comprenait des poèmes d’écrivains reconnus comme E.E Cummings, Duncan et Goodman, ainsi que ceux des étoiles montantes Phillip Lamantia et William Everson.67 Ammon Hennacy et l’auteur canadien George Woodcock y contribuaient par des articles sur leur vision de l’anarchisme, alors que les éditoriaux de The Ark annonçaient clairement son credo personnaliste. “En opposition directe à l’avilissement des valeurs humaines rendu manifeste par la guerre,” écrivaient les éditeurs, “apparaît une conscience sociale parmi les écrivains américains, comme partout ailleurs,qui reconnaît l’intégrité de la personne comme la valeur la plus fondamentale et importante.” (68) Pour beaucoup de jeunes anarchistes de la région de la Baie, l’art n’était pas un simple supplément à,ou un aspect de, la lutte politique, mais il représentait sa forme la plus noble. Rexroth a exprimé crûment ce point de vue (et dans son style hyperbolique typique) lorsqu’il a écrit aux éditeurs de Retort, “En ce qui concerne Patchen, Everson, Goodman, Miller, Duncan, moi-même et quelques autres—Lamantia, par exemple, l’année dernière — nous représentons la liberté pour laquelle vous combattez. Franchement, je pense qu’un poème de Kenneth Patchen vaut tous les articles possibles des journaux théoriques qui ont été ou ne seront jamais publiés — et je ne pense pas que Patchen soit le plus grand poète.” (69)

La sensibilité de Rexroth, partagée par la majorité de ses acolytes, représentait une version plus artistique de l’injonction de Cantine de créer des communautés au sein desquelles “les idéaux de la révolution sont approchés le plus possible dans la vie quotidienne.” Cernés par ce qu’ils considéraient comme un monde de guerre — et par l’apathie générale face à elle — ils pensaient que leur seule option était de se soustraire à ce monde et de consacrer leur vie à la promotion de la beauté, de la créativité et autres valeurs positives. Durant la décennie suivante, les membres de cette scène artistique libertaire ont fondé des institutions culturelles comme la Coexistence Bagel Shop et la librairie City Lights, qui servaient à incuber la réputation d’écrivains tels que Allen Ginsberg, Lawrence Ferlenghetti et Gary Snyder, ainsi que la sous-culture de la Beat Generation qu’ils ont inspiré.

Même si les éditeurs de Resistance écrivaient et rendaient visite régulièrement à leurs collègues de la côte ouest, ils se démenaient pour exprimer clairement une vision des idées anarchistes qui équilibrerait le plaisir de l’expression personnelle libre et la responsabilité d’œuvrer au démantèlement des structures sociales oppressives. Fin 1948, Wieck a rédigé un essai que le comité éditorial de Resistance a adopté comme position de principe. “Anarchism” synthétisait un grand nombre d’idées nouvelles qui avaient été soulevées dans les éditoriaux de Cantine dans Retort, le May Pamphlet de Goodman, la « Declaration of War,” de Dellinger et “ et l’essai fondamental de Dwight MacDonald’, “The Root is Man.”. Le groupe Resistance était “en complet accord” avec les objectifs et les valeurs de la tradition anarchistes Il exprimait, cependant, de sérieux doutes au sujets des méthodes traditionnelles que les anarchistes avaient employé pour atteindre leurs buts.Le groupe rejetait une vision économiste de l’oppression de l’humanité, celle téléologique de l’histoire, et la vieille croyance que la majorité des gens allaient sombrer de plus en plus dans la misère et, par conséquent, allaient devenir plus radicaux. “La masse est de plus en plus indifférente aux idées radicales — indifférente même à la pensée” affirmait aigrement l’essai. Il incombait donc aux anarchistes de reconnaître que :

« La révolution n’est pas imminente, et il est insensé de passer notre vie en attendant patiemment ou en rêvant : insensé parce que la révolution de l’avenir demande une préparation active : pas la préparation de complots et d’entreposage d’armes, mais celle du travail de sape des institutions et des habitudes de pensée et d’action qui inhibent les pouvoirs naturels des hommes et des femmes . . . La révolution comme “conflit final” explosant à partir de la condition humaine est une illusion; la poussée révolutionnaire est nécessairement le dur apprentissage et la pratique de la liberté. » (70)

« Anarchism » est allé au-delà de déclarations similaires des années 1940 pour suggérer un certain nombre de mesures pratiques que le mouvement pourrait prendre. D’abord, l’article reconnaissait l’importance de remporter des “victoires concrètes” et d’ “améliorer les conditions existantes” — autrement dit, les luttes réformistes. Pour cela, il était suggéré de donner la priorité à des campagnes d’action directe sur les lieux de travail et contre le militarisme et le racisme. Deuxièmement, le mouvement anarchiste servirait de sphère de liberté où “les gens pourraient trouver équilibre mentale et santé” et “apprendre en pratique ce que sont l’anarchisme et une société anarchiste.” (71) Enfin, il était suggéré que les anarchistes se focalisent à nouveau sur l’éducation. Mais ils avaient besoin, plus que de journaux et de tribunes, de mettre davantage l’accent sur les relations au sein de la famille : “Nous pensons que l’état actuel de la ‘nature humaine’ est en grande partie responsable de l’état présent de la société humaine, et que cette ‘nature humaine’ est formée dans la première partie de la vie lorsque la famille, la morale et la discipline (et non les institutions économiques ou politiques) sont les faits dominants dans la vie de l’individu.” (72) De toute évidence, commençaient à émerger des esquisses de conscience féministe et de pensée post-structuraliste, qui ont influencé l’anarchisme dans les années 1970. (73)

Conclusion

Malgré son ferment intellectuel enthousiasmant, la nouvelle sensibilité anarchiste développée dans les années 1940 et début des années 1950 ne se sont pas enracinées à l’époque comme un mouvement ouvertement anarchiste de taille ou d’ influence importante. Lorsqu’il est devenu évident que leurs idées resteraient marginales et que le financement de leurs publications continuerait à poser problème, les principaux contributeurs ont délaissé la presse anarchiste pour différents projets et métiers nouveaux. Resistance a publié son dernier numéro en 1954. Après quoi Audrey Goodfriend et David Koven ont ouvert un centre d’éducation libertaire r—la Walden School —à Berkeley, Californie, et ont aidé les anciens OC du cercle de Rexroth à fonder le réseau de radio Pacifica. David Wieck est devenu professeur de philosophie et a contribué par des articles à Liberation de David Dellinger jusqu’au milieu des années 1960, lorsque les deux hommes eurent un désaccord au sujet de la révolution cubaine. Après l’arrêt de la publication de Retort, Cantine a écrit des récits de science fiction et a traduit l’histoire en plusieurs volumes de la dégénérescence de la révolution russe de Voline. Alors que ces écrivains s’intéressait en premier lieu à “l’éducation” et à la “culture anarchiste”, bases du programme de Resistance, Dellinger, DiGia, Sutherland et d’autres pacifistes ont maintenu leur orientation “action directe”. Pendant la décennie suivante, ils ont organisé sans relâche des campagnes contre le militarisme U.S., les armes nucléaires et la ségrégation Jim Crow. Aux côtés des dirigeants du CORE aux idées moins anarchistes, ils ont servi de mentors respectés aux jeunes organisateurs engagés dans le Student Nonviolent Coordinating Committee, les Students for a Democratic Society et autres organisations émergentes de la Nouvelle Gauche des années 1960. Si ces deux domaines de spécialisation —la Beat Generation et le mouvement pour les droits civiques, ou, plus largement, la contre-culture artistique et les campagnes de résistance organisées — restèrent à distance pendant les années 1950 et le début des années 1960s, ils se réunirent avec fureur en 1968.

L’évolution de la pensée anarchiste et les pratiques qui sont apparues durant la guerre et l’immédiate après-guerre ont eu, depuis, un impact déterminant sur l’anarchisme et sur la gauche dans son ensemble. Le passage de la critique de la classe à la « domination sociale » au sens large l’accent sur la préfiguration du monde dans lequel on désire vivre, la création de sous-cultures artistiques en opposition à la culture consumériste aliénante et (une fois l’élan de 1968 retombé), la prise de conscience que la révolution n’est ni imminente, ni un événement singulier, tout cela a été intégré dans le “changement de paradigme” annoncé par Purkis et Bowen. En même temps, l’évolution de l’anarchisme d’une idéologie qui s’adressait avant tout aux immigrants de la classe ouvrière à celle dont la base, au moins dans les pays industriels du nord, est constituée par une jeunesse aliénée issue de la classe moyenne, est plus compréhensible lorsque l’on inclut la période de la moitié du vingtième siècle dans l’histoire. Des personnages clés de cette période — Wieck, Goodfriend, Agostinelli et Goodman , entre autres — ont bénéficié de l’augmentation de l’aide fédérale pour l’enseignement universitaire dans les années 1930 et 1940, pour devenir les premiers membres de leurs familles ouvrières à fréquenter l’université. Cette expérience leur a permis de se confronter aux monde de la littérature, de la psychologie, de l’anthropologie et autres disciplines. La répression fédérale des résistants à la guerre a permis, de manière ironique, à mettre en rapport ces radicaux de la classe ouvrière avec des pacifistes issus de milieux plus aisés, qui ont adopté une position anarchiste suite à leur opposition à la violence plus qu’à l’exploitation de classe. Ces trajectoires personnelles se sont associées avec la diminution du travail d’organisation du monde ouvrier pour éloigner de la classe ouvrière les normes démographiques et culturelles de l’anarchisme.

La période de la mi-siècle a légué un héritage mitigé et compliqué aux mouvements de libération qui lui ont succédé. Les anarchistes ont fait en bon en avant en intégrant les théories sociales du vingtième siècle dans leur système critique, en soutenant activement les luttes pour la liberté des gens de couleur et en réévaluant leur estimation du nombre d’aspects du monde nouveau qui pourraient être préfigurés dans la coquille de l’ancien. L’engagement du milieu pour l’égalité des sexes était inégal mais marquait une amélioration par rapport à celui de la génération précédente d’anarchistes américains. Les hommes continuaient à dominer le terrain de l’action directe et produisaient les écrits théoriques les plus respectés mais les femmes jouèrent un rôle proéminent en éditant et en contribuant aux publications. Les militants travaillaient à intégrer une compréhension de la sexualité dans leurs critiques du pouvoir tout en faisant des efforts pour remettre en cause les rôles sexuels traditionnels dans leur vie personnelle.

Mais l’anarchisme des années 1940 s’est aussi séparé de sa base ouvrière traditionnelle. L’idéologie a suivi le mouvement d’ascension sociale qu’incarnaient les quelques jeunes gens qui ont travaillé à le garder à flot durant ces années difficiles. Du fait des tendances conservatrices de la direction du mouvement syndical et de ce qui était perçu comme un assentiment des ouvriers face aux opportunités de consommation étendues d’après-guerre, les anarchistes ont perdu en grande partie espoir dans la classe ouvrière comme agent de changement collectif. Ils n’étaient pas en mesure d’assembler la vision à long terme nécessaire pour anticiper les évolutions suivantes du développement capitaliste qui plongeraient à nouveau les ouvrier dans des situations précaires qui les obligeront à se défendre avec plus de vigueur. Les anarchistes de cette époque étaient également ambivalents au sujet de l’organisation. Cela était dû en partie à des inquiétudes — nées d’événements historiques récents — au sujet de la recréation de hiérarchies et de la délégation de pouvoir à des dirigeants qui pourraient se retourner par la suite contre le mouvement lui-même. Mais leur réticence face à l’organisation résultait aussi de la promotion, par quelques militants, de l’expression artistique et l’adoption de modes de vie réfractaires comme formes les plus élevées d’occupations dans lesquelles les rebelles sociaux pourraient s’engager.

Les écrivains et militants des années 1940 et du début des années 1950 ont adapté la tradition anarchiste aux circonstances historiques dans lesquelles ils vivaient. En faisant cela, ils ont été capables de garder en vie le courant libertaire durant une période de guerre totale, le McCarthyisme, et le déclin du militantisme ouvrier. Grâce à leurs efforts, lorsque les luttes pour ce que Holley Cantine appelait “un ordre social vraiment libre et égalitaire” ont regagné une audience plus large à la fin des années 1960 et suivantes, les principes de ce nouvel anarchisme — avec leurs forces et leurs faiblesses concomitantes — ont constitué la base d’une tendance importante qui a animé les activités politiques radicales aux États-Unis et à l’étranger ; ils continuent à inspirer et à provoquer des débats parmi les militants et les organisateurs dans un large éventail de mouvements sociaux jusqu’à aujourd’hui. (74) »

Andrew Cornell

NDA

1. Par exemple, Terry Perlin a commencé son ouvrage sur “l’anarchisme contemporain” avec l’affirmation, “la contestation de l’autorité et la promesse anarchiste de paix et de liberté ne sont pas mortes avec [Alexandre] Berkman. Elles ont refait surface en Amérique et en Europe, duant les années 1960 et le début des années 1970.” Terry Perlin, ed. Contemporary Anarchism (New Brunswick, NJ: Transaction Books, 1979), Alix Kates Shulman a expliqué de la même façon, “Jusqu’à environ la fin des années 1960, l’anarchisme et le féminisme sont apparus comme des anachronismes sans pertinence pour la plupart des américains . . . Aujourd’hui,comme chacun sait,les choses ont changé” Alix Kates Shulman, ed, Red Emma Speaks: Selected Writings and Speeches by Emma Goldman (New York: Random House, 1972), 1. 

2. Jonathon Purkis et James Bowen, “Introduction,” in Changing Anarchism: Anarchist Theory and Practice in a Global Age, ed. Jonathon Purkis and James Bowen (Manchester, UK: Manchester University Press, 2004), 5.

3. Pour le concept de politique préfigurative, voir Wini Breines, Community and Organization in the New Left, 1962–1968: The Great Refusal (New Brunswick, NY: Rutgers University Press, 1989); Francesca Polletta, Freedom is an Endless Meeting: Democracy in American Social Movements (Chicago: University of Chicago, 2002).

4. Pour une comparaison entre insurrectionnaliste et syndicaliste ou les approches “de masse” de l’anarchisme, voir Michael Schmidt and Lucien van der Walt, Black Flame: The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism (Oakland, CA: AK Press, 2009).

5. Goodfriend a rencontré Rogers quand elle et une autre femme membre du Vanguard Group faisaient de l’auto-stop vers Toronto pour assister à une conférence de Emma Goldman en 1938. Les new-yorkaises ont séjourné chez Attillio “Art” Bortolotti, un vieil organisateur antifasciste et un pilier de la communauté anarchiste italienne Bortolotti louait une chambre à Rogers, qui servait de chauffeur à Goldman pendant son séjour. Lorsque Rogers a décidé de retourner à New York, elle a invité Goodfriend à partager un appartement avec elle Interview de l’auteur de Audrey Goodfriend, 10 novembre 2008.

6. Holley Cantine, “Book Reviews,” Retort (Juin 1942): 54.

7. Voir Abe Bluestein Oral History, Abe Bluestein Papers, Labadie Collection, University of Michigan; Sam Dolgoff , Fragments: A Memoir (Cambridge, UK: Refract Publications, 1986), 71.

8. Sam et Esther Dolgoff Interview, 1975, compact disc, Labadie Collection. Durant la décennie avant la première guerre mondiale, les anarchistes les plus respectés de l’époque — Emma Goldman, Carlo Tresca et Hippolyte Havel entre autres — ont collaboré et tissé des liens amicaux avec des écrivains, artistes, danseurs et autres habitués de Greenwich Village. Ces association sont contribué à élargir le programme anarchiste pour y inclure le soutien aux féministes, le contrôle des naissance, l’homosexualité et autres questions, tout en gagnant, pour la première fois,des partisans et alliés parmi les américains de la classe moyenne nés aux USA. Dans les années d’entre-deux guerres, néanmoins, le lien anarchiste-bohémien s’est distendu et le Vanguard Group de Dolgoff a popularisé un anarchisme presque entièrement centré sur l’organisation de classe.

9. Nunzio Pernicone, “War Among the Italian Anarchists: The Galleanisti’s Campaign against Carlo Tresca,” in The Lost World of Italian American Radicalism, ed. Phillip Cannistraro et Gerald Meyer (Westport, CT: Praeger, 2003), 77–97; Dolgoff , Fragments, 32–35.

10. Paul Avrich, Anarchist Voices: An Oral History of Anarchism in America (Oakland, CA: AK Press, 2005), 174.

11. Interview de Goodfriend.

12. Souvenir, sans titre, de Edward Wieck, n.d., David Thoreau Wieck Papers, Box 1, Tamiment Library, New York University; interview de Goodfriend.

13. David Wieck à Paul Avrich, 2 mars 1992, Box 1, David Thoreau Wieck Papers, Tamiment Library.

14. “Conclusion of Report of Hon. Monroe Goldwater, Jan. 15, 1943,” David Wieck Papers, Swarthmore College Peace Collection (hereafter SCPC).

15. David Wieck à Agnes Wieck, 16 février 1943, David Wieck Papers, SCPC.

16. Un autre membre de Why ?, Cliff Bennett, a essayé aussi d’échapper à la conscription mais a été arrêté et emprisonné. David Koven, le compagnon de Goodfriend, a essayé d’éviter le service militaire en se formant à la médecine dans la marine marchande. Lui aussi a été brièvement emprisonné pour avoir refusé de respecter les ordres d’un officier de marine. Interview Goodfriend; David Koven, “Live an Anarchist Life !,” Social Anarchism, no. 42 (2008–2009): 72–77.

17. Sur lavie de Cantine, voir Dachine Rainer, “Holley Cantine, February 14, 1916–January 2, 1977,” in Drunken Boat: Art, Rebellion, Anarchy, ed. Max Blechman (Brooklyn and Seattle: Autonomedia and Left Bank Books, 1994), 177–85; Allan Antliff , Anarchy and Art: From the Paris Commune to the Fall of the Berlin Wall (Vancouver, BC: Arsenal Pulp Press, 2007), 115–17; David Wieck, Letter to the Editor, The Match !, no. 82 (11 novembre 1987).

18. Holley Cantine, “Editorial Statement,” Retort (Winter 1942): 3

19. Cantine, “Editorial Statement,” 4.

20. Cantine, “Editorial Statement,” 5.

21. Holley Cantine, “Egoism and Revolution,” Retort (Hiver 1942): 22–29.

22. Holley Cantine, “The Mechanics of Class Development,” Retort (Juin 1942): 7. L’approche anthropologique de Cantine dans cet article et dans d’autres articles devançait de trois décennies le travail similaire de Murray Bookchin dans The Ecology of Freedom, ainsi que sa conclusion selon laquelle les anarchistes doivent chercher à extirper non seulement l’exploitation économique mais toutes les formes de domination sociale. Murray Bookchin, The Ecology of Freedom: The Emergence and Dissolution of Hierarchy (Oakland, CA: AK Press, 2005 [1982]). Parmi ces formes, il incluait l’oppression sexuelle des femmes par les hommes, offrant un aperçu des affinités théoriques que les féministes trouveraient avec l’anarchisme dans les années 1970. Voir Quiet Rumours: An Anarcha-Feminist Reader, ed. Dark Star Collective (Edinburgh, UK, and Oakland, CA: Dark Star and AK Press, 2002).

23. Cantine, “Editorial Statement,” 6.

24. Cantine, “Mechanics of Class Development,” 12.

25. Cantine, “Mechanics of Class Development,” 12.

26. Holley Cantine, “Editorials,” Retort (Hiver 1945): 6.

27. Cantine, “Mechanics of Class Development,” 13.

28. Holley Cantine, “Editorials,” Retort (Winter 1945): 8.

29. Voir Michael Wreszin, A Rebel in Defense of Tradition: The Life and Politics of Dwight MacDonald (New York: Basic Books, 1994); Gregory Sumner, Dwight MacDonald and the Politics Circle: The Challenge of Cosmopolitan Democracy (Ithaca, NY: Cornell University Press, 1996); Alan Wald, The New York Intellectuals: The Rise and Decline of the Anti-Stalinist Left from the 1930s to the 1980s (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1987).

30. Diva Agostinelli, “A 79 Year Old Woman Who Bowls: An Interview with Diva Agostinelli, Anarchist,” Perspectives on Anarchist Theory 5, no. 1 (Printemps 2001)

31. Avrich, Anarchist Voices, 462.

32. Paul Goodman, Drawing the Line Once Again: Paul Goodman’s Anarchist Writings, ed. Taylor Stoehr (Oakland, CA: PM Press, 2010), 25–26.

33. Rainer, “Holley Cantine,” 182.

34. “Dachine Rainer” (Obituary), The Daily Telegraph, 8 septembre, 2000, 31. Voir aussi Toni Widenbacher, “Making Her Own Electricity” (Obituary), Woodstock Times, 31 août 2000, 16; John Rety, “Death and the Imagination,” Freedom (London), 9 septembre 2000, 5. Son nom choisi, Dachine Rainer, associe un mot hindi avec le premier nom du poète Rainer Maria Rilke.

35. David Wieck à Agnes Wieck, 25 août 1943, David Wieck Papers, SCPC.

36. James Tracy, Direct Action: Radical Pacifism from the Union Eight to the Chicago Seven (Chicago: University of Chicago Press, 1996), 16.

37. David Dellinger, From Yale to Jail: The Life Story of a Moral Dissenter (New York: Pantheon, 1993), 81–97.

38. Voir Tracy, Direct Action; Polletta, Freedom Is an Endless Meeting; Scott Bennett, Radical Pacifism: The War Resisters League and Gandhian Nonviolence (Syracuse, NY: Syracuse University Press, 2003).

39. David Thoreau Wieck, “Peace-related activities, post World War II,” David Wieck Papers, SCPC.

40. Interview de Goodfriend

41. James J. Farrell, The Spirit of the Sixties:The Making of Postwar Radicalism (New York: Routledge, 1997), 10.

42. En fait, David Dellinger,a utilisé le terme comme un synonyme d’anarchisme. Il a écrit, “En tant que pacifiste et personnaliste (anarchiste, si vous préférez), je n’étais pas prédisposé à aimer la révolution cubaine.” David Dellinger, “Cuba: Seven Thousand Miles from Home,” Liberation, Juin 1964, cité dans Andrew Hunt, David Dellinger: The Life and Times of a Nonviolent Revolutionary (New York: NYU Press, 2006), 119.

43. Dorothy Rogers à Agnes Inglis, 14 mayi1946; interview de Goodfriend; tract “Millions are Starving ! Cut the Red Tape . . . Open the Mails ! , Subject Vertical File, Folder: Anarchism—Resistance, Labadie Collection.

44. Voir Ammon Hennacy, The Autobiography of a Catholic Anarchist (New York: Catholic Worker Books, 1954); Joan Thomas, Years of Grief and Laughter: A “Biography” of Ammon Hennacy (Phoenix: Hennacy Press, 1974).

45. Hennacy à Cantine et Rainer, 15 juin 1948, Box 8, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library, Yale University.

46. Paul Lieber Adams à Holley Cantine, 24 cctobre 1945, Box 11, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library

47. Sur la vie de Dellinger, voir Dellinger, From Yale to Jail, et Hunt, David Dellinger.

48. Dellinger à Cantine, 13 octobre 1944, Box 8, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library

49. Dellinger à Cantine, 20 avril 1944, Box 8, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library.

50. Dellinger à Cantine, 4 février 1945, Box 8, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library.

51. Voir Barbara Ransby, Ella Baker and the Black Freedom Movement: A Radical Democratic Vision (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2005).

52. Dellinger à Cantine, 20 avril 1944, Box 8, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library

53. Hunt, David Dellinger, 86.

54. Voir Barbara Ransby, Ella Baker and the Black Freedom Movement: A Radical Democratic Vision (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2005).

55. Dellinger, From Yale to Jail, 138.

56. David Dellinger, “Declaration of War,” Direct Action (Autumn 1945): 6–9; ré-imprimé dans Dellinger, From Yale to Jail, 139–42.

57. Hunt, David Dellinger, 89.

58. Dellinger, From Yale to Jail, 137–57; Hunt, David Dellinger, 84–107.

59. Wieck to Avrich, 2 March 1992, David Thoreau Wieck Papers, Tamiment Library.

60. Tract, David Wieck Papers, SCPC.

61. Linda Hamalian, A Life of Kenneth Rexroth (New York: Norton, 1991), 16. NDT Voir sur R&B Kenneth Rexroth

62. Rexroth à Cantine, n.d., Box 11, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library. George Fox était un des initiateurs de la foi Quaker, une des “églises pacifistes historiques” qui ont aidé à mettre en place le système d’objection de conscience après la Première Guerre mondiale.

63. Rexroth à Rainer, n.d., Box 11, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library. Sur la formation du Libertarian Circle, voir aussi Linda Hamalian, Kenneth Rexroth, 149–50.

64. Midred Edie Brady, “The New Cult of Sex and Anarchy,” Harper’s Magazine, avril 1947, 312–22.

65. Brady, “New Cult,” 319. Wilhelm Reich était beaucoup lu par les anarchistes dans les années 1940 mais n’était pas aussi influent ou respecté révérencieusement que l’affirme Brady. Phillip Lamantia a écrit à Resistance : “En fait, parmi ceux qui se considèrent comme anarchistes, à San Francisco ou en Californie du Nord, je ne connais personne qui accepte la psychologie de Reich aussi pleinement que Mme Brady le fait croire. Et en ce qui concerne sa théorie de l’orgone, elle nous laisse la plupart du temps assez froids.” “Letters,” Resistance, Juin 1947, 15.Voir aussi l’interview de Goodfriend; Rexroth à Cantine et Rainer, n.d., Box 11, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library. Reich poussait les anarchistes à prendre en considération l’importance politique de la morale sexuelle répressive de l’époque. Mais, curieusement, l’analyse de Reich a conduit a celle plus poussée de la relation entre la répression sexuelle et le pouvoir d’état qu’à celle des relations sociales oppressives entre hommes et femmes dans la société — une perspective qui a probablement contribué au caractère loin d’être émancipateur de la première “révolution sexuelle” des années 1960.

66. Brady, “New Cult,” 320.

67. Sur l’anarchisme de Phillip Lamantia, voir Franklin Rosemont, “Surrealist, Anarchist, Afrocentrist: Phillip Lamantia Before and After the ‘Beat Generation,’” dans Are Italians White ? How Race Is Made in America, ed. Jennifer Guglielmo and Salvatore Salerno (New York: Routledge, 2003), 124–43. NDT Voir sur R&B La poésie comme praxis révolutionnaire : Philip Lamantia & le Mouvement Surréaliste aux États-Unis 

68. “Editorial,” The Ark, printemps 1947, 3.

69. Rexroth à Cantine et Rainer, n.d., Box 11, Dachine Rainer Papers, Bienecke Library.
70. David Wieck, “Anarchism,” Resistance, Novembre-Décembre 1948, 4.

71. Wieck, “Anarchism,” 5.

72. Wieck, “Anarchism,” 14.

73. Le point de vue de Wieck a gagné une popularité considérable en perspective Europe à la moitié du siècle et “Anarchism” a suscité beaucoup d’enthousiasme et de débats. Resistance a eu des échanges fructueux avec le journal français Noir et Rouge et les italiens qui publiaient Volonta. George Woodcock a ré-imprimé l’essai dans Freedom, et Colin Ward a adopté une position similaire dans son livre influent Anarchy in Action (London: Freedom Press, 1976). Sur l’influence du groupe de Resistance sur Ward, svoir David Goodway, Anarchist Seeds Beneath the Snow: Left -Libertarian Thought and British Writers from William Morris to Colin Ward (Liverpool, UK: Liverpool University Press, 2007), 322; Colin Ward, “The Anarchist as Citizen,” New Letters 42, no. 2–3 (1976): 237–45.

74. Pour les États-Unis, voir Andrew Cornell, “Anarchism and the Movement for a New Society: Direct Action and Prefigurative Community in the 1970s and ’80s,” Perspectives on Anarchist Theory 12, no. 1 (2010). Pour le Royaume-Uni, voir George McKay, Senseless Acts of Beauty: Cultures of Resistance since the Sixties (London: Verso, 1996). Pour une étude récente de thèmes similaires dans l’anarchisme contemporain, voir Cindy Milstein, Anarchism and Its Aspirations (Oakland: AK Press et l’Institute for Anarchist Studies, 2010).
 

Andrew Cornell est maître de conférence en Études Américaines au Williams College, Massachusetts. Il est l’auteur de Unruly Equality: U.S. Anarchism in the 20th Century (University of California Press, 2016) et Oppose and Propose ! Lessons from Movement for a New Society (AK Press, 2011).
Articles en ligne : Ten Questions for Movement Building avec Dan Berger, Who Needs Ends When We’ve got Such Bitchin’ Means ?

Des numéros de Resistance, Retort et Why ? sont accessibles sur la page Index Journaux et revues libertaires en ligne – États-Unis.
 

Commenter cet article