★ NON A TOUTES LES FRONTIÈRES

Publié le par Socialisme libertaire

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★ NON A TOUTES LES FRONTIÈRES  

« On l’appelait « le mur de la honte ». Il coupait Berlin en deux, avec des miradors, des barbelés, des chiens-policiers et des humains-policiers. Quand il est tombé, nous avons été nombreux à applaudir des deux mains. A juste titre. Ça faisait toujours une frontière de moins. 

Un quart de siècle après, des murs, des frontières, il y a des gens qui trouvent qu’il n’y en a pas assez. Un autre mur est même en construction… 
Ici et là, dans toute la vieille Europe, certains verraient bien leur minuscule région devenir un État. C’est à croire que les vocations de douanier n’ont jamais été aussi nombreuses !

D’autres personnes qui se contentent (provisoirement au moins) des frontières existantes, trouvent qu’elles sont trop perméables. Celles d’ici, disent qu’elles laissent passer des gens «  pas comme nous » ; les mêmes de là-bas se plaignent qu’elles laissent passer des idées, des mœurs qui ne sont pas de «  notre tradition ». Ici, on expulse le sans papier qui avait réussi à passer entre les mailles du filet, là-bas on fouette, on torture la jeune femme qui a osé sortir sans voile ou celui qui a fait deux pas de danse dans la rue. 
Pour illustrer la situation, nous avons réuni trois textes concernant des zones géographiques éloignées mais finalement si proches. Tout d’abord, une situation qui constitue le stade ultime des nationalismes, de la cruauté étatico-religieuse : Gaza. Nous reproduisons un message de jeunes de Gaza, martyrisés entre le marteau et l’enclume, prisonniers physiquement, intellectuellement, moralement… et qui pourtant, parlent sans haine et refusent de prendre partie pour l’un ou l’autre de leurs bourreaux. Une page est ensuite consacrée à ce qui a fait la «  Une  » des médias ces jours derniers, l’Écosse, une page juste pour montrer que les libertaires de cette région du globe sont restés lucides face au mirage nationaliste (ce qui n’est pas le cas partout et notamment en Bretagne, Pays Basque, Catalogne…). Enfin, puisque le processus est loin d’être nouveau en Europe, il nous a paru important de dresser un bilan. L’ex Yougoslavie, dont les régions sont devenues autant d’États nous en fourni un bon exemple. Le recul est assez important pour qu’on puisse se faire une idée.

Un quatrième texte aurait été utile pour montrer comment on passe insidieusement des revendications dites culturelles d’abord un peu folkloriques ((langues, musique, danses,…), que l’on rend progressivement « obligatoires » et qui débouchent sur l’affirmation nationaliste et la revendication de nouvelles frontières. Mais ce sont des sujets sur lesquels nous reviendrons. »
 

1) Manifeste : Libérez la jeunesse de Gaza :

En décembre 2010, de jeunes femmes et hommes gazaouis rejetant toute haine, aspirant à une vie normale, à la liberté et à la paix publiaient courageusement un manifeste qui témoignait de leur double persécution entre le marteau des bombardements de l’armée israélienne et l’enclume djihadiste du Hamas. Moins de 4 ans plus tard les coups n’en finissent pas de fracasser les gazaouis de toutes parts. Après l’opération « Plomb fondu » voici « Bordure protectrice » de Tsahal qui non seulement bombarde mais surveille, harcèle et élimine les gazaouis, comme viennent de le révéler 43 officiers et soldats d’une unité d’élite israélienne. Ces « traîtres »-là seront certainement condamnés puisqu’ils ont dit publiquement une vérité. Ils auront cependant plus de « chance » que les dizaines de gazaouis, qualifiés de « traîtres » par le Hamas – certains pour avoir seulement dit leur vérité- qui ont été condamnés à mort dans le secret le plus absolu et exécutés sur la place publique.
Nous reproduisons ici le Manifeste de ces jeunes, ce cri de révolte en soulignant que, malgré une répression sauvage, ces militants réussissent à maintenir leur page facebook active.
Allasoultawiya

« Fuck le Hamas. Fuck Israel. Fuck le Fatah. Fuck l’Onu. Fuck l’Unrwa. Fuck les USA !
Nous, la jeunesse de Gaza, en avons jusque-là d’Israël, du Hamas, de l’occupation, des violations des droits de l’homme et de l’indifférence de la communauté internationale !

Nous voulons hurler et briser ce mur de silence, d’injustice et d’indifférence, de même que les F-16 israéliens brisent le mur du son ; hurler de toute la force de nos âmes afin de libérer l’immense frustration qui nous consume du fait de la putain de situation que nous vivons ; nous sommes comme le pou qu’on écrase entre deux ongles, vivant un cauchemar dans un autre cauchemar, aucune place pour l’espoir, aucun espace de liberté.

Nous en avons assez d’être pris dans cette lutte politique ; assez des nuits d’un noir de charbon avec des avions dessinant des cercles au-dessus de nos maisons ; assez des tirs qui touchent d’innocents fermiers dans la zone-tampon du fait qu’ils cultivent leurs terres ; assez des barbus qui se promènent avec leurs fusils et abusent de leur pouvoir, tabassant ou incarcérant des jeunes gens qui manifestent pour ce en quoi ils croient ; assez du mur de la honte qui nous coupe du reste de notre pays et nous tient prisonniers d’un bout de terre de la taille d’un timbre-poste ; assez d’être décrits comme des terroristes, des fanatiques maison aux poches garnies d’explosifs et au regard démoniaque ; assez de l’indifférence à laquelle nous nous heurtons de la part de la communauté internationale, des soi-disant experts exprimant leur compassion et préparant des résolutions, mais lâches dès qu’il s’agit de faire appliquer la moindre chose sur laquelle ils se sont mis d’accord ; assez, marre de vivre une vie de merde, maintenus en prison par Israël, tabassés par le Hamas et totalement ignorés du reste du monde.

Une révolution grandit en notre sein, un mécontentement et une impatience énormes qui vont nous détruire si nous ne trouvons pas une façon de canaliser cette énergie en quelque chose qui puisse mettre le statu quo en question et nous donner quel-que espoir. La dernière goutte qui fit déborder nos cœurs de frustration et de désespoir se produisit le 30 novembre 2010, quand des officiers du Hamas débarquèrent au forum des Jeunes du Sharek, un mouvement de jeunesse de premier plan, avec leurs armes, leurs mensonges et leur agressivité, jetant tout le monde dehors, en arrêtant certains et interdisant à l’organisation de fonctionner. Quelques jours plus tard, des manifestants devant le siège du Sharek furent passés à tabac et pour certains emprisonnés. Nous vivons réellement un cauchemar à l’intérieur d’un cauchemar. Difficile de trouver les mots pour dépeindre la pression à laquelle nous sommes soumis.

C’est tout juste si nous avons survécu à l’opération Plomb Fondu, pendant laquelle Israël nous a très efficacement cassé la gueule à coups de bombes, détruisant des milliers de maisons et plus encore de vies et de rêves. Ils ne se sont pas débarrassés du Hamas, comme ils en avaient l’intention, mais ils nous ont sûrement terrifiés à jamais, laissant à chacun un syndrome post traumatique du fait qu’il n’y avait nulle part où fuir.

Nous sommes des jeunes au cœur lourd. Nous portons en nous un tel poids qu’il nous rend impossible de jouir du lever de soleil. Comment en jouir quand de noirs nuages couvrent l’horizon et que de sinistres souvenirs défilent devant nos yeux chaque fois que nous les fermons ? Nous sourions pour cacher notre douleur. Nous rions pour oublier la guerre. Nous gardons espoir pour ne pas nous suicider sur place. Pendant la guerre, nous avions le sentiment manifeste qu’Israël voulait nous effacer de la face de la terre. Ces dernières années, le Hamas a fait tout ce qu’il pouvait pour contrôler nos pensées, notre conduite et nos aspirations. Nous sommes une génération de jeunes habitués à faire face aux missiles, porteurs de ce qui semble l’impossible mission de vivre une vie normale et saine, et à peine tolérés par une organisation massive qui s’est répandue dans notre société comme une tumeur maligne, semant le chaos et éradiquant toutes les cellules vivantes, la pensée et les rêves sur son chemin, paralysant le peuple sous un régime de terreur. Sans parler de la prison où nous vivons, une prison entretenue par un pays soi-disant démocratique.

L’histoire se répète de la plus cruelle des façons et nul ne paraît s’en soucier. Nous avons peur. Ici à Gaza nous avons peur d’être arrêtés, interrogés, frappés, torturés, bombardés, tués. Nous avons peur de vivre, parce que chacun de nos pas doit être pesé et mûrement réfléchi, les barrières sont partout, nous ne pouvons bouger comme nous voulons, dire ce que nous voulons, faire ce que nous voulons, quelquefois nous ne pouvons même pas penser ce que nous voulons – car l’occupation a pris possession de nos cerveaux et nos cœurs d’une façon si épouvantable que cela fait mal et nous donne envie de verser sans fin des larmes de frustration et de rage !

Nous ne voulons pas haïr, nous ne voulons pas éprouver tous ces sentiments, nous ne voulons plus être des victimes. ASSEZ ! Assez de douleur, assez de larmes, assez de souffrances, assez de contrôle, de limitations, de justifications injustes, de terreur, de tortures, de prétextes, de bombardements, de nuits sans sommeil, de morts civils, de sombres souvenirs, d’un avenir sinistre, d’un présent à crever le cœur, de politiques troubles, de politiciens fanatiques, de foutaises religieuses, assez d’incarcérations ! NOUS DISONS STOP ! Cet avenir n’est pas celui dont nous voulons !

Nous voulons trois choses. Nous voulons être libres. Nous voulons pouvoir vivre une vie normale. Nous voulons la paix. Est-ce trop demander ? Nous sommes un mouvement pacifiste fait de jeunes gens à Gaza, et ailleurs de soutiens, qui n’auront de cesse que l’entière vérité sur Gaza soit connue de tous, dans le monde entier, à tel point qu’aucun consentement muet ni aucune chape d’indifférence ne soient plus acceptés.

Tel est le manifeste de la jeunesse de Gaza pour le changement.

Nous commencerons par détruire l’occupation qui nous encercle, nous surgirons libres de cette prison mentale et regagnerons notre dignité et le respect de nous-mêmes. Nous irons tête haute même si l’on nous résiste. Nous œuvrerons jour et nuit pour changer la misérable situation dans laquelle nous vivons. Nous bâtirons des rêves là où nous nous heurtons à des murs. Nous espérons seulement que vous – oui, vous qui lisez cette déclaration maintenant ! – saurez nous apporter votre soutien. Nous voulons être libres, nous voulons vivre, nous voulons la paix. »

Gaza Youth Breaks Out [GYBO]
(Traduction «  La Paix Maintenant  »)


https://www.facebook.com/GazaYBO/info

 

2)  ANARCHOSYNDICALISME ET INDÉPENDANCE ÉCOSSAISE :

« Je ne suis pas spécialiste de ce sujet, néanmoins, ayant vécu quelques temps en région anglaise, et milité avec des compagnes-ons là-bas, j’ai pu faire un tour de la question. La question, c’est celle de l’indépendance de l’Écosse. Quand cet article paraîtra, un référendum aura eu lieu (le 18 septembre), demandé à l’origine par le Premier ministre écossais, pour savoir si l’Écosse ne dépendrait plus du Royaume-Uni (qui se compose de l’Angleterre, de l’Écosse, de l’Irlande du Nord et du Pays de Galles — à ne pas confondre avec la Grande-Bretagne, qui n’inclut pas l’Irlande du Nord).

Je tiens tout d’abord à démystifier : un référendum ; ce n’est pas la « démocratie directe », comme on l’entend dire parfois, y compris dans les milieux d’extrême droite. C’est l’État qui pose une question aux gens, avec comme réponse « oui » ou « non ». La démocratie directe, pour nous anarchosyndicalistes, c’est la prise de décision collective et autonome, donc… sans État. D’ailleurs on ne voit pas bien la différence avec les élections, où là aussi on nous propose des chefs. Passons.

Depuis des siècles, « l’État anglais », c’est un peu (voire beaucoup) le colon du prolétariat écossais, irlandais, gallois. Par exemple, les lois sont souvent d’abord « testées » en Écosse, pour voir si elles passent bien (les écossais-es ont une réputation de « rouges »), ce qui ne fut pas le cas de la Poll Tax en 1988 [1].

Pour moi, cette idée d’indépendance de l’Écosse rejoint toutes les autres (basques, kanakes, etc. ou encore occitane pour les délires plus récents). Mais plutôt que de me lancer dans une longue diatribe, et refusant de représenter qui que ce soit (y compris syndicalement…) je vais laisser la parole aux compagnes-ons britanniques. Avant, je précise qu’à la CNT-AIT nous sommes pour abolir les États et les frontières, pas pour en rajouter…

La section de l’AIT en Grande-Bretagne se dénomme Solidarity Federation (SolFed) ; voici ce qu’elle dit dans son texte de présentation :

« Le capitalisme est international, nous avons donc besoin d’être organisé-es à travers le monde pour nous y opposer et construire une alternative viable. Le nationalisme et le patriotisme mènent à des divisions fausses et sans intérêt, et sont utilisés comme carburant pour des guerres économiques et sanglantes. Solidarity Federation s’oppose à tout cela, à la faveur d’un mouvement bâti sur la solidarité mondiale.  »

L’Anarchist Federation, a elle aussi une position très claire à ce sujet, extraite également de son texte de présentation : « Nous rejetons les tentatives de réformer le capitalisme, telles que le travail parlementaire et les mouvements de libération nationale (comme l’IRA [2]), puisqu’ils échouent à remettre en cause le capitalisme. »

Plus globalement, je pose la question. Voulons-nous un État écossais, basque, kanak etc. ? Voulons-nous une police, des prisons, une justice purement écossaises ? Sera-t-elle plus clémente que la justice anglaise ? Pensons-nous qu’une identité nationale puisse être réelle et émancipatrice ? Que toutes et toutes les personnes nées sur un même territoire aient les mêmes modes de vies (et intérêts.....) ?

Il faut rejeter le concept de citoyenneté : dans la lutte pour l’indépendance, se retrouvent des éléments de la classe ouvrière, mais aussi ses exploiteurs-trices, les flics, etc. On n’obtient pas une libre existence en voulant construire un État, des frontières (donc des barrières) « entre nous ». Si nous sommes des travailleurs-euses écossais (salarié-es ou non), notre ennemi n’est pas l’État anglais, mais l’État en soi, et notre allié n’est pas un-e patron-ne écossais-e, mais notre classe. Et puis, je n’ai jamais vu une « lutte de libération nationale » déboucher sur une « libération sociale ». On libère peut-être « la nation », pas les exploité-es !

Je vais citer un anarchiste de Glasgow pour éclairer cela ; voici ce qu’il écrit dans un article intitulé «  Independant and free ? A Glasgow’s anarchist’s take on Scottish Independence » [3] : «  Simplement, il n’y a aucune raison de croire que dans une Écosse indépendante, la réalité militante des libertaires serait plus facile, ou que par son existence nous verrions une remontée de la lutte des classes. Avoir la classe politique à domicile ne signifie pas forcément que cette lutte est plus facile. Au minimum, l’intensification du projet nationaliste soutenu par toutes les opinions apparemment progressistes pourrait renforcer la mystification du pouvoir, affaiblir les relations de classe et saper l’auto-organisation de la classe ouvrière en la conduisant à la passivité et au soutien à de nouvelles formes d’idées perdues d’avances. (…) Les actions de solidarité ouvrière en Écosse seraient calomniées par les nationalistes de tous les États mais soutenues par les travailleurs-euses militant-es en Angleterre et dans le reste du monde  ». Ce compagnon conclut en faisant la différence entre « auto-détermination » et « démocratie directe », deux concepts qui n’ont rien à voir en effet.

Cet article se veut une introduction, puisque c’est d’actualité (d’ailleurs est-ce un hasard si la volonté « d’émancipation nationale » — tiens, ces deux termes accolés ça fait vomir — retrouve du succès ?) Non, pour le pouvoir, il vaut mieux ça que l’émancipation sociale...). Pendant qu’on parle de cette indépendance, on ne parle pas de la lutte de classe, de la destruction méthodique de nos existences que l’État (écossais ou autre) continuera de mener. En tant qu’anarchosyndicaliste, je ne peux lutter pour une frontière, un État et ce que cela engendre. Par contre je suis aux côtés, dans l’AIT notamment, des compagnes-ons d’Angleterre, d’Écosse et de partout, en lutte pour une libre existence.

A ceux qui veulent continuer la réflexion, je conseille deux très bons textes, disponibles sur le site de Non Fides : « Lettre ouverte aux manifestants pro-palestiniens » et « Ni catalanistes ni espagnolistes ». »
 

★ Emiliano adhérent CNT-AIT 63, pour l’abolition des nations et des frontières.
18/09/2014

 

[1] Voir la brochure du Direct Action Movement, ancêtre de la Solidarity Federation, « No Poll Tax Here »,

[2] Il serait intéressant de démystifier l’IRA et son histoire.
Voir la brochure « IRA fasciste contre État flic ». IRA, anti-working class bastards !

[3] voir sur libcom.org

 

3) EX-YOUGOSLAVIE, RETOUR D’EXPÉRIENCE :

 Tu as bien connu la Yougoslavie, c’était un État composé de populations qui ont eu depuis des revendications nationalistes fortes, aboutissant à la disparition de l’État central et à la création d’une kyrielle de nouveaux États. Comment se passait la cohabitation sous Tito ? 

- Plutôt bien. Par exemple, c’était un pays où les religions cohabitaient paisiblement. Ainsi en Bosnie, les mosquées côtoyaient les églises, orthodoxes ou chrétiennes (c’est toujours le cas, même si le mélange est moins flagrant qu’avant). L’islam, hérité des turcs, était loin d’être radical. Il faut savoir que la cohabitation religieuse existait depuis six siècles. Pendant l’occupation ottomane, les gens dépendaient d’administrations différentes selon leur religion, quand bien même ils habitaient au même endroit. Dans certaines familles, on envoyait un fils faire des études à Peć (Kosovo – administration orthodoxe) et l’autre à Istanbul, afin de pouvoir profiter des avantages de l’une et de l’autre administration.

Y avait-il à cette époque des revendications sécessionnistes, comment étaient-elles traitées ?

- À l’époque de Tito, la revendication sécessionniste la plus forte était celle des Albanais du Kosovo. Son autonomie aurait été donnée pour calmer ces revendications, en permettant notamment d’avoir des écoles, des universités et des médias en langue albanaise. Cela n’a pas apaisé les tensions et la situation de la région n’est pas encore apaisée aujourd’hui.

Les autres régions ne connaissaient pas de mouvement séparatiste significatif à l’époque de Tito. On pourrait se demander si c’est parce que ces mouvements étaient « tués dans l’œuf », mais on observera que les prisonniers politiques du régime (peuplant notamment l’île de Goli Otok), de moins en moins nombreux au fil des décennies, étaient avant tout des communistes trop proches de Moscou, et non pas des séparatistes. Cependant, en 1971, un soulèvement croate a eu lieu, sévèrement réprimé. Ce mouvement ne réclamait pas directement une autonomie, mais plutôt une redistribution plus favorable des revenus du tourisme (principalement perçus en Croatie).

Peux-tu nous rappeler comment ça s’est passé à la mort de Tito ?

- Dans les années 70, la Yougoslavie avait d’importantes rentrées de devises, d’une part par les recettes du tourisme, d’autre part par les revenus des émigrants allant, pour quelques temps, faire fortune en Europe occidentale (principalement en Allemagne et en France), et envoyant de l’argent à leurs familles. Cela provoquait une dévaluation constante de la monnaie yougoslave (le Dinar).

À sa mort, Tito a laissé le pays avec une dette extérieure très importante, suffisamment pour que le FMI y dicte une politique « de sauvetage » à sa manière au milieu des années 80. L’« assainissement économique » imposé par le FMI, s’appuyait sur des fusions des grandes usines du pays, leur gestion par des banques centrales et une forte pression sur les salariés, sommés de s’adapter aux « réalités économiques ». De nombreuses usines jugées non-rentables ont été fermées. La hausse du chômage et la baisse du niveau de vie des travailleurs se sont heurtées rapidement à une contre-offensive ouvrière et à de nombreuses luttes sociales, cela dans un contexte de dévaluation exponentielle. À la fin des années 80, les prix changeaient deux fois par jour. En 1987, une feuille de papier toilette valait plus que le billet de 10 dinars !

Comment sont apparus et se sont développés les courants indépendantistes. De quels soutiens extérieurs éventuels ont-ils bénéficié ?

- C’est à ce moment que les revendications nationalistes ont émergé.
Les Slovènes ont rapidement oublié la langue officielle (ils apprenaient les deux langues à l’école, le slovène et le serbo-croate) ce qui a poussé de nombreux yougoslaves non-slovènes à devoir quitter la région au point d’y créer une pénurie de main d’œuvre, alors qu’ailleurs le chômage était en forte hausse.

La Serbie, si elle faisait partie des régions riches, défendait encore l’unité Yougoslave à la fin des années 80. Toutefois, le nationaliste Slobodan Milošević a utilisé le contexte du Kosovo pour accéder aux commandes de la Serbie — arguant que si l’autonomie de la région n’avait pas apaisé les revendications sécessionnistes des Albanais, alors il fallait remettre en question cette autonomie. A ce moment, ses positions libérales (sur le plan économique) lui ont assuré le soutien des occidentaux.

En Croatie, les mouvements séparatistes ont pris rapidement de l’ampleur, soutenus notamment par les anciens Oustachis (pro-nazis exilés par la filière vaticane en Amérique latine, en Amérique du nord et en Espagne après la seconde guerre mondiale). C’est avec eux que Tudjman, ancien du parti communiste s’est allié pour fonder le HDZ en 1989, parti qui sera élu à la tête de la Croatie en 1990 et qui mènera le processus d’indépendance. Ce parti a reçu l’aide des services secrets allemands et autrichiens. A noter que Jean-Paul II a encouragé et rapidement reconnu l’indépendance de la Croatie.

Le HDZ portait notamment les objectifs des anciens oustachis de rétablir les frontières l’État indépendant de Croatie (1941-1945) qui comprenaient entre autres la Bosnie-Herzégovine. De plus, la Bosnie-Herzégovine est un passage quasi obligé pour desservir le sud de la côte Adriatique.

À la proclamation de l’indépendance de la Croatie, la Bosnie-Herzégovine devenait donc un enjeu majeur pour les Croates. L’armée fédérale de ce qui restait de la Yougoslavie avait été massée le long de cette frontière. Des mobilisations massives avaient eu lieu pour maintenir cette présence, ce qui avait donné lieu à de nombreuses désertions (et donc un exode vers l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada notamment).

L’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, soutenue par une partie de l’Union Européenne (notamment l’Allemagne et l’Italie), par l’Iran et par la Croatie, a été soumise à un référendum, boycotté par les opposants (principalement les Serbes, qui constituent un tiers de la population). Le refus de la reconnaissance de cette indépendance par les Serbes mettra le feu aux poudres, au sens propre du terme.

Quel a été le rôle des questions «  linguistiques » et «  culturelles  » dans ce développement ?

- Le serbo-croate était la langue de la Yougoslavie de Tito. Elle était parlée dans la majeure partie du pays, où elle était enseignée conjointement aux langues des républiques de la fédération (Macédonien, Slovène, …). Cet enseignement n’était toutefois pas obligatoire (au Kosovo notamment, de nombreux Albanais ne parlaient pas le serbo-croate). Le serbo-croate peut s’écrire aussi bien à l’aide de l’alphabet cyrillique (utilisé dans le sud du pays, de la Bosnie à la Macédoine en passant par la Serbie) qu’avec l’alphabet latin (Croatie et Slovénie, mais aussi en Bosnie, Serbie et Monténégro qui utilisent indifféremment l’un et l’autre).

En Slovénie, on a vu que l’«  oubli  » rapide du serbo-croate par la population a créé un climat difficile pour les non-slovènes.

En Croatie et en Serbie, chacun a cultivé ses particularités, notamment en termes de vocabulaire. Les Serbes, et avant tout ceux de Bosnie, ont favorisé l’usage du cyrillique. Mais les deux langues sont tellement proches qu’il n’a pas été réellement possible de les différencier. Il est ridicule de lire, côte à côte, sur les modes d’emploi un texte en croate et un en serbe, tous deux parfaitement compréhensibles par les uns et les autres, mais rédigés l’un à la forme passive et l’autre à la forme active pour faire croire que les deux langues sont différentes !

Au niveau culturel, les animosités avec les musulmans de Bosnie et les Albanais du Kosovo ont beaucoup appauvri la Serbie de l’héritage oriental ottoman. Toutefois, et notamment pour des raisons touristiques, cet héritage (culinaire, mais aussi artisanal – travail du cuivre, tapis, …) réapparaît timidement.

En revanche, les religions sont beaucoup plus présentes. Marquant les différences (catholique pour les croates et les slovènes, musulmane pour les bosniaques et les albanais, orthodoxe pour les serbes et macédoniens), chacun a affirmé son identité en se réfugiant derrière sa religion. En Bosnie-Herzégovine et au Kosovo les religions ont permis de tracer des frontières entre des populations là où il n’était pas possible de tracer des limites géographiques.

A-t-il existé des courants anti-indépendantistes ? Que sont-ils devenus

- Les courants indépendantistes ont bénéficié de soutiens extérieurs, ce qui les a rendus puissants lorsque l’opposition au régime communiste a émergé. De fait, ils ont aussi été vus comme une alternative qui avait des chances de s’opposer au communisme à une époque ou le tournant libéral était quasi-mondial.
Cela n’a pas laissé la place à des courants anti-indépendantistes. En Serbie, une grande partie de la population a longtemps espéré maintenir l’unité yougoslave, volonté reprise par les politiques (et même par le nationaliste Milošević) affichant que ce sont les «  autres nationalistes  » qui ont voulu l’éclatement du pays, pas les Serbes.

Ailleurs, l’idée d’indépendance ne s’est pas imposée massivement avant la fin des années 80.

D’après toi, qu’attendaient réellement de l’indépendance les populations - avec tout ce que ce terme a d’imprécis - qui l’ont demandée ?

- Difficile en effet de connaître les motivations de chacun. Il n’est pas anodin de constater que les premières régions à avoir accédé à l’indépendance sont celles, situées aux portes de l’Europe occidentale, qui possédaient une industrie forte ainsi que la plus grande partie des revenus du tourisme. Ces régions entendaient sortir de la crise en conservant pour elles l’intégralité de ces sources de revenus, auparavant redistribuées sur l’ensemble du pays.

Ensuite, l’idée d’indépendance était associée à celle d’une «  réappropriation régionale  » des moyens de production et des richesses. Une prise du contrôle, par une administration «  régionale  », plus proche de la population permettait de croire qu’il serait mis fin à la très dure pression sur les conditions de vie de l’ensemble de la population. Bien entendu, cela n’a été qu’une tragique illusion  !

Les motivations en Bosnie-Herzégovine ont été assez différentes. Les Croates de Bosnie ont certainement espéré en intégrer une partie dans la Croatie. Les Serbes se sont opposés à l’indépendance. Quant aux musulmans, il y a certainement un mélange entre une volonté de rester neutre vis-à-vis des Serbes et des Croates, un sentiment d’avoir toujours été déconsidérés au sein de la fédération Yougoslave (à titre d’exemple, nos « histoires belges » étaient des «  histoires de Bosniaques  »), et l’éventualité de tirer leur épingle du jeu dans la débandade que connaissait le pays.
Il ne faut pas non plus négliger les cicatrices accumulées par tous ces peuples tout au long de l’histoire, et les vieilles rancœurs ont ré-émergé avec les nationalismes.

Tout cela s’est passé il y a une trentaine d’années. Les aspirations des populations ont-elles été réalisées ? Quel tableau peux-tu brosser, État par État, des « résultats »  ?

- La Slovénie, rapidement intégrée à l’UE, a tout d’abord été un bassin de production à bas salaires proche des pays de l’ouest. Toutefois, le déficit de main-d’œuvre que connaissait déjà le pays avant son indépendance a permis de remonter le niveau de vie de ses habitants, mais les productions à bas coût sont en train de se déplacer, vers la Roumanie notamment, et la situation est donc évolutive.

La Croatie a connu une modernisation très rapide au prix d’une dette extérieure plutôt élevée, mais profite d’importants revenus du tourisme. Le niveau de vie de ses habitants se situe dans la moyenne des pays de l’UE.

La Bosnie-Herzégovine en revanche, peine à se relever de la guerre qu’elle a connue. Sa partie Croate semble avoir été rénovée, mais les voies de communication n’ont pas connu l’essor qu’on pouvait attendre. En revanche de très nombreuses églises catholiques y ont été érigées. Aux « frontières ethniques » la tension est encore palpable. Il suffit de traverser le pont de Mostar pour s’en rendre compte. Dans le reste du pays, les traces d’une guerre qui a plus de vingt ans n’ont pas disparu. Le temps semble s’être arrêté. Le chômage y est très élevé.

C’est le cas aussi en Macédoine, devenu le pays le plus pauvre d’Europe. Le passage de la frontière de la Serbie à la Macédoine est frappant. D’un pays où l’activité est présente, où les terres sont cultivées, d’un coup on entre dans un pays où les terres semblent désertées. Le guichetier de l’autoroute suggère de laisser les quelques denars [4] de monnaie rendus sur 1 € aux mendiants qui tendent la main derrière la barrière. Ce pays a la réputation d’être le centre de nombreux trafics.

Les trafics (cigarettes, contrefaçon, voitures, ...), ajoutés aux revenus du tourisme ont évité l’effondrement économique du Monténégro. Le tourisme s’adresse particulièrement aux ressortissants des pays de l’ex-Union Soviétique. De nombreux panneaux publicitaires écrits en russe vantent les vols directs ou l’achat d’appartements en bord de mer dans des résidences en construction. En s’éloignant du grouillement de la côte, le reste du pays semble maintenir une activité, à un rythme moins soutenu qu’en Serbie. Toutefois, le chômage y est moins important.

La Serbie a dû se relever des deux années de blocus, suivies quatre ans plus tard par les bombardements de l’OTAN qui ont touché de nombreux sites industriels. Au début du XXIe siècle, le pays semble avoir pris le train de la mondialisation. Les centres des villes principales ont vu s’installer de nombreuses banques aux enseignes européennes (Bundesbank, Société Généra-le, Crédit Agricole, …), «  Comme si on avait de l’argent  » disent les Serbes. De nombreux magasins se sont ouverts, parfois avec des enseignes bien connues en France, et des supermarchés apparaissent petit à petit. Sur les marchés, on a du mal à trouver des paysans qui vendent leur propre production comme c’était le cas il y a quelques années, et grâce auxquels le pays a pu se nourrir pendant les années difficiles. Si la plupart des aliments restent produits localement, on en voit apparaître qui viennent de loin. Mais les gens se sont rendu compte de la baisse de qualité des variétés vendues  ; cet été j’ai entendu  : «  Quand tu nous racontais qu’en France les tomates n’avaient plus de goût on ne te croyait pas. Maintenant, on a les mêmes  ».

Le niveau de vie des Serbes leur permet de vivre à peu près normalement, mais pas dans l’opulence. Ils se nourrissent, se logent grâce notamment aux immenses maisons qu’ils ont construit à l’époque communiste, et prennent des crédits pour s’équiper. Néanmoins, et de façon particulièrement visible à Belgrade, une classe moyenne supérieure émerge (la classe bobo  ?). Sans compter bien sûr les fortunes mafieuses, que l’on retrouve autant en Serbie qu’en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro et probablement en Macédoine.

Et plus spécifiquement, quelle est la situation des ouvriers, des salariés, des petits producteurs ? L’indépendance a-t-elle servi à développer leurs luttes, à établir leurs droits ?

- En Serbie, les usines ont été rachetées par des multinationales occidentales qui en tirent le maximum de profit possible. Les machines sont vétustes et un minimum d’investissements est fait. On fait tourner ces usines à plein régime, sans même prendre le temps nécessaire à l’entretien, et les ouvriers sont sommés de tout faire pour éviter la panne. Lorsqu’elle survient, si l’investissement nécessaire au redémarrage s’avère trop important, il arrive que l’on mette tout simplement la clé sous la porte.

Parallèlement à cette exploitation des infrastructures, la main-d’œuvre est bon marché (salaire  : moins de 300 € mensuels) pour un rendement plutôt favorable. Et tout est fait pour la rendre encore plus rentable. La dernière réforme du travail (printemps 2014) va dans ce sens et a été adoptée grâce à la complicité des syndicats qui ont été plutôt bien servis par cette réforme. C’est pour ça que de nombreux mouvements autonomes ont vu le jour, faisant écho aux révoltes dites «  de Tuzla  » (en Bosnie-Herzégovine), qui ont fait tache d’huile jusqu’à Belgrade (et même jusqu’à Niš). De nombreuses luttes perdurent à travers le pays, au cas par cas selon la situation de telle ou telle usine. Le bulletin anarchosyndicaliste Direktna Akcija (Action Directe), relate chaque mois de telles révoltes, allant parfois jusqu’à des sabotages.


[4] Depuis 1993, le denar est la monnaie officielle de la Macédoine (en macédonien денар, MKD).

 

Pour conclure...

Trente ans après le début du processus de création de micro États sur la base des régions précédentes, le bilan peut sembler contrasté. Certains pays (si on regarde très globalement) s’en sortent, d’autres ont sombré dans la misère la plus sauvage ou sont aux mains de véritables mafias. Ce qui est sûr, c’est que partout, les usines, les grands moyens de production et de distribution sont passés –passent et passeront pour ceux qui restent encore « locaux »- aux mains de multinationales qui appliquent la même politique que partout ailleurs, d’autant plus facilement que les nouveaux États bradent sans vergogne les droits sociaux. 
 

★ NON A TOUTES LES FRONTIÈRES
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