★ L’Autogestion anarchiste

Publié le par Socialisme libertaire

AutogestionExtraits de «L’Autogestion Anarchiste». 
Brochure FA parue au début de l’année 2006. 

L'AUTOGESTION ANARCHISTE  
FÉDÉRATION ANARCHISTE  
Collectif  
Éditions du Monde Libertaire
145 rue Amelot - 75011 Paris 
Pas de copyright : 
Reproduction libre en citant la source. 

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Le règne de la marchandise, associé au développement des nouvelles technologies, a une nette tendance à s’approprier des icônes, des concepts ou des mots issus d’un vocabulaire politique. Que ce soient une compagnie de chemin de fer ou une chaîne d’hypermarchés ou des marques de vêtements. L’usurpation d’une culture de la contestation issue des années 70 est utilisée à la fois pour la tourner en dérision, la vider de son sens en la normalisant via la publicité, mais aussi parce qu’elle conserve sans doute un certain attrait. Parmi ces conceptions « retournées », il y a l’autogestion.

De nombreux produits en ligne sur Internet, ou par téléphone, sont en effet proposés au consommateur sous forme de libre-service afin d’adapter les besoins du client aux options commerciales proposées par l’opérateur. Ainsi,le « Do it yourself » des années 70 fait maintenant résonance au plus récent « Autogérez votre consommation » et autres « Autogérez vos forfaits ». L’autogestion... Issue des plus profondes aspirations à l’émancipation, sans cesse enrichie par les peuples et les civilisations qui se la sont appropriée, elle nous reviendrait aujourd’hui sous forme de hochet consumériste ?
Alors, « has been », l’autogestion ?

En France, à côté de collectifs éditoriaux (la revue Autogestion, Autogestion et socialisme, etc.) ou pédagogiques, ce sont surtout deux organisations qui ont popularisé l’autogestion jusqu’au milieu des années 70. D’une part la CFDT, fraîche séparation du syndicat chrétien, la CFTC ; d’autre part, une organisation politique aujourd’hui disparue, le Parti socialiste unifié. Chacune a, dans le monde du travail et dans la vie politique, permis l’éclosion de réflexions et d’expérimentations, mais principalement sur la voie social-démocrate de l’étatisation et de l’intégration de l’économie autogestionnaire au développement capitaliste. La conception de l’autogestion fut à ce point vidée de son contenu révolutionnaire que les partis socialiste et communiste d’alors pensèrent intégrer ce volet dans leur « Programme commun de gouvernement » en 1972. Ce qui permet aussi, rétrospectivement, de se dire que la pratique autogestionnaire était sans doute très populaire.

Aujourd’hui, que reste-t-il de cette revendication de la « deuxième gauche » d’alors ? Plus rien, ou si peu. Le mot « autogestion » semble avoir disparu du vocabulaire politique contemporain. De nos jours, la « deuxième gauche », qui trouve à peu près son équivalent dans la « gauche altermondialiste », revendique la « démocratie participative » Porto Alegre au Brésil faisant figure d’exemple. La seule formulation de ce concept montre qu’il s’agit d’une nouvelle forme de gouvernance qui a d’ailleurs vocation à cohabiter avec la représentation parlementaire traditionnelle. Et si l’objectif affiché est la démocratie directe, nous sommes, là encore, face à une « étape intermédiaire », une « transition » qui dure depuis vingt ans à Porto Alegre. Or, dans cette ville, le cadre d’intervention et de décision laissé aux habitants est étroit et partiel. Il est d’abord défini par les élus du pouvoir en place et leurs experts, et garde une organisation verticale. Et cette« démocratie participative » reste conditionnée par des élus, eux-mêmes nommés par des partis qui n’ont rien à voir avec l’autogestion ou la démocratie directe. D’autres encore, tout en se déclarant anticapitalistes, marxistes et écologistes, écrivent que : «

L’autogestion est tombée en désuétude en raison de limites endogènes : elle nie la question du pouvoir et néglige les parties prenantes extérieures de l’entreprise (clients, usagers, etc.). » On répondrait alors à cet échec par « un pouvoir politique à qui il revient de décider des priorités ». Alors, quoi de neuf sur l’autogestion, à gauche ou à son extrême ? Globalement, une formidable régression, en fait. Des années 70 à aujourd’hui, pour ce qui est de l’ambition d’une société autogérée se libérant des pouvoirs politiques et économiques, c’est un recul, associé à d’autres renoncements idéologiques (acceptation de l’idéologie sécuritaire, renoncement à un projet de société émancipateur, soumission aux institutions nationales et supranationales et à la loi du marché, etc.) qui est explicable, d’une façon certaine.

Comment s’en étonner ? Et pourtant...

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Dans les mouvements sociaux contestataires, comme options de rébellion face à l’État et devant les modes d’articulation hiérarchisée et despotique inhérentes au capitalisme, il peut se constituer un modèle d’organisation basé sur des pratiques collectives et égalitaires et en relations de solidarité et de coopération volontaire telles que nous les avons mises en valeur, configuré par des groupes auto administrés, coopérants et où l’autoritarisme et la domination n’auraient pas leur place [Mendez y Vallota, 2001].

Certainement que cette organisation volontaire et non hiérarchisée exige de l’investissement personnel, de la participation et de la conscience, au contraire des institutions autoritaires qui ont recours aux achats des consciences, à la soumission et aux fraudes, en décourageant un développement individuel plus poussé sous prétexte de spécialisation, avec la répression et la violence commence où dans les faits. Si bien que cela rend difficile et retarde la création et le développement de nouvelles formes d’organisation autogestionnaire, et cela s’exprime aussi par une téméraire résistance à l’innovation, la marque des valeurs dominantes et la routine qui tendent à nous éloigner de changements qu’induit un travail ardu et constant, renouvelé et fait d’engagement solidaire. Mais personne n’a démontré que le progrès n’implique pas d’efforts, en plus de la maturité des personnes.

Alors, l’autogestion - et plus encore l’autogestion généralisée - sera-t-elle réellement possible ?

Pour l’anarchisme, la réponse est oui, puisque l’exploitation et la domination, avec une misère conséquente et l’aliénation, produisent des résistances et que l’on constate la présence chez les gens d’imaginaires témoignant du désir d’une autre société, qui exprime différents modes d’organisation et de relation entre les êtres humains - bien qu’il ne soit pas toujours clair de savoir lesquels -, où il serait possible de dépasser l’état actuel des choses. Certainement que la route de cette alternative sociale n’est pas aussi courte et linéaire que certains le pensaient, ou que nous le voulons, mais aussi que l’histoire nous montre combien est intériorisé le phénomène de subordination et d’aliénation dans toutes les classes et les groupes sociaux. Et plus encore dans notre société de masse et paralysée par l’idéologie du consumérisme et du spectacle, les déficiences éducatives et une indolence stimulée empêchent de se poser la question des chemins alternatifs. L’individualisme possessif a des racines culturelles profondes- et jusqu’à des racines sociobiologiques disent certains -, mais amène comme conséquences l’exploitation, la mort, la guerre et l’aliénation. Néanmoins, nous faisons appel à la contribution déjà mentionnée de Kropotkine, en aucune façon démentie par la recherche scientifique postérieure, mettant en évidence qu’un des facteurs décisifs de l’évolution des espèces a été la coopération entre ses membres ; ce qui en découle est particulièrement visible dans le cas de la trajectoire de l’humanité, qui bat en brèche catégoriquement cet égoïsme comme quelque chose de naturel chez l’être humain.

La question réside dans le fait de savoir jusqu’à quel point les sociétés humaines sont capables de mettre en œuvre leur processus d’apprentissage historique et de recréation des structures sociales ; ou si la force conservatrice de l’inertie mêlée aux trames autoritaires du pouvoir et de la peur stimulée peuvent congeler la créativité et l’insatisfaction humaines qui parcourent l’histoire.

Le chemin de la liberté (dépassement de la dépendance absolue de la nature et de l’autre, vers la construction de l’autonomie), ce sentier que les groupes sociaux et les individus cherchent à travers l’histoire, exige la fin de l’amarrage à l’exploitation, la domination et l’aliénation, en mettant en évidence une relation authentique et profonde entre l’individu et ses semblables autour de lui. Mais ce n’est pas un fait inexorable, c’est le résultat d’une décision et de sa mise en pratique. Tel est l’objectif que doivent atteindre les mouvements pour le changement, s’ils ne veulent pas se perdre dans le raccourci des concessions secondaires avec lesquelles le système de pouvoir a embobiné ses opposants - dans le passé le syndicalisme et les partis socialistes, aujourd’hui les nouveaux mouvements sociaux -, et a, dans la majorité des cas, tenté de les retourner en clients satisfaits de l’exploitation et de la domination qu’ils condamnaient au début.

L’organisation autogestionnaire - autonome dans sa relation à l’État, au capital et à toute autre forme de pouvoir dominant - est la libre association par affinité et amitié, cultivée dans des relations inter-personnelles déhiérarchisées, ce qui lui offre un énorme potentiel pour être un instrument possible pour le changement social. Mais assumer cette conception ne passe pas par la vague adoption de quelques principes théoriques, mais par une véritable pratique essayant des formes d’association qui emmènent vers un modèle égalitaire, autonome et surtout légitimé par l’action de tous, une semence pour le moins du projet de la raison utopique pour la société globale. Un modèle de participation directe et interactive, dans lequel il peut y avoir de la délégation mais réalisée en des termes choisis, avec des objectifs définis, des tâches définies, durant des moments limités, révocables à tout moment avec une responsabilité incontournable des délégués ; un modèle qui refuse la bureaucratisation, et l’administration sclérosante des syndicats, partis politiques et mouvements sociaux engourdis dans les formalismes, contribuant à l’enrichissement spirituel de chaque participant, créant une culture alternative, pilier des nouvelles relations collectives et voie pour la recréation de la structure sociale.

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Sur un plan plus idéologique, Abraham Guillen (1913-1993), militant anarchiste espagnol, fils de paysans aragonais, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages sur des thèmes variés, a laissé une oeuvre inconnue du public francophone, au moins. Chassé par le franquisme, il se réfugiera en Argentine et sera journaliste, économiste, universitaire... Il écrira des ouvrages sur le socialisme d'aUtogestion, le coopérativisme (il fut expert pour l'ONU), la démocratie directe, la propriété sociale.., En 1988, la Fondation Anselmo Lorenzo de Madrid, liée à la CNT, publiera "Economie libertaire, alternative pour un monde en crise". Puis en 1990, le collectif éditorial madrilène "Madre Tierra" édite "Economie autogestionnaire, les bases du développement économique de la société libertaire". Cet imposant ouvrage de 506 pages développe un examen fouillé de l'organisation et des contradictions de l'économie capitaliste, privée et d'Etat, et des conséquences qui en découlent. A. Guillen y nourrit une réflexion que l'on sent inspirée par ses observations, ses études, sa pratique autogestionnaire. Il avertit le lecteur: "Nous ne voulons pas tomber dans le fétichisme idéologique dans lequel est tombé le socialisme d'autogestion, que ce soit dans l'Utopie de Thomas More ou le phalanstère de Fourier. Non. Le socialisme d'aUtogestion, qui est le commencement réel du socialisme libertaire, 'aura dans sa première étape à gérer des contradictions d'un autre ordre que celles du capitalisme privé ou d'Etat" (page 191). L'aUtogestion n'est pas un chemin facile à emprunter...

Cette certitude, Robin Hahnel et Michael Albert, la partagent aussi, au même moment que Guillen. Tous deux se sont fait connaître au public francophone lorsque les éditions Agone ont publié leur contribution sur

"L'économie participative ou Ecopar", en anglais, "Participory economics ou Parecon". Cette proposition économique et sociale, élaborée par les deux américains dans les années 1990, bannit le marché autant que la planification centrale comme institutions, mais également la hiérarchie du travail et du profit. Dans cette économie, des conseils de consommateurs et de producteurs se coordonnent, et la propriété publique des moyens de production, la coopération, la solidarité... sont autant des moyens que des finalités. Dans ce l'autogestion prend une place prépondérante: "Ici encore, pour aller rapidement à l'essentiel, disons simplement que les auteurs aboutissent à une définition de l'autogestion entendue comme le fait que la voix de chacun a de l'impact sur une décision à proportion de ce qu'il sera affecté par cette décision. Albert et Hahnel tiennent avec raison cette définition de l'autogestion comme un des apports les plus originaux, novateurs et lourds d'impact de l'Ecopar". (Normand Baillargeon).

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Qu'est ce que l'autogestion?

A partir des idées ébauchées, nous proposerons un noyau central de définitions, d'après ce que différents auteurs contemporains ont perçu comme la conception anarchiste de l'autogestion (voir Bonnano s.f. ; Massari, 1977 ; Guillén, 1998; Bertolo et Lourau, 1984; Ecocomunidad DeI Sur, 2005 ; et Araus, 2004) afin de centrer le traitement du sujet sur l'aspect social de l'autogestion. ,

Pour l'idéal acrate, l'autogestion est un projet ou mouvement social qui, aspirant à l'autonomie de l'individu, a pour méthode et pour objectif que l'entreprise et l'économie soient dirigées par ceux qui sont directement liés à la production, la distribution et l'utilisation des biens et des services. Cette même attitude ne se limite pas à l'activité productive de biens et de services mais s'étend à la société toute entière, en proposant la gestion et la démocratie directe comme modèle de fonctionnement des institutions de participation collective.

Examinons ce qui précède avec attention afin de signaler les aspects distinctifs. L'autogestion s'oppose à l'hétérogestion, qui est la façon de conduire les entreprises, l'économie, la politique ou la société sans le concours de l'ensemble de ceux qui sont directement intéressés. Quand nous disons cela, nous nous référons au fait ce que ce n'est pas l'ensemble qui assume la direction mais un secteur, qui se coupe du collectif pour son propre bénéfice, comme cela se passe habituellement dans le monde contemporain dans lequel le capital prend le contrôle pour son profit. Tel est le cas des entreprises et de l'économie dirigées par le Capital, mais il en est de même en politique avec les partis ou dans la société avec l'Etat. Cette distorsion se manifeste par le fait que cette domination hétérogestionnaire s'exerce toujours à travers le pouvoir, quand ça n'est pas directement par la violence, sans argument, raison valable, ni consensus.

L'autogestion est un projet ou un mouvement, c'est-à-dire que ce n'est pas un modèle achevé. Sa structure, son organisation et même son existence est et sera le fruit du désir, de la pensée et de l'action des membres du groupe impliqué (une usine, une ferme, une école, ou toute la société) sans préconcept ni imposition comme le seront également les modalités qu'elle peut prendre dans chaque cas.

L'autogestion à laquelle nous nous référons est sociale, pas individuelle, car bien que son but soit l'individu, elle ne le prend pas dans sa dimension isolée mais comme une identité qui co-habite avec ses semblables, dont il dépend et qui à leur tour dépendent de lui. Dans ce sens, nous comprenons la gestion comme une suite de démarches pour une question d'intérêts individuels et collectifs, ce qui implique toujours la participation de plus d'une personne. Il est clair que, si cette gestion se réalise au sein d'un groupe qui poursuit des objectifs communs, à travers des accord internes et avec d'autres groupes, sans contrainte extérieure, alors la liberté individuelle n'est en rien affectée, en permettant que l'on trouve un compromis non pas sur la base de la soumission mais en autonomie responsable.

L'autogestion est méthode et objectif, c'est-à-dire que sa fin est autant dans la pleine participation de l'individu à la société -en assumant de façon directe et collective la bonne marche de son groupe- que dans l'unique façon de réussir l'autogestion à travers l'exécution d'actions autogérées, à travers la pratique de l'autogestion. Pratiquer l'autogestion c'est comme apprendre à lire, ce n'est possible qu'en lisant. Il n'y a pas de modèle déjà établi qui nous amène à l'autogestion, si ce n'est son propre exercice au sein d'un collectif. Autogérer ses affaires s'apprend en les autogérant; il n'y a pas de recette pour y arriver, même si nous commettons des erreurs sur le chemin. A y regarder de plus près, des siècles d'hétérogestion ne sont pas encore parvenus à faire en sorte que les réussites soient supérieures aux erreurs et il en sera de même dans le futur.

On a mentionné deux aspects, social et économique, et dans ce dernier il y a deux niveaux: micro-économique et macro-économique. Au niveau micro-économique, en prenant l'exemple de n'importe quelle entreprise productrice de biens ou de services, l'organisation autogérée existe lorsque la direction est entre les mains des travailleurs et pas entre les mains exclusives des maîtres, qu'ils soient privés ou de l'Etat. Au niveau macro-économique, ce qui précède se traduit par la perte de poids du Capital (privé ou étatique) dans les décisions économiques; les travailleurs et leurs intérêts collectifs étant ceux qui prennent de la prépondérance et la responsabilité, en créant pour cela, ce qui sera sûrement nécessaire, de nouveaux systèmes d'organisation pour la société toute entière.

Etant donné le caractère social de l'autogestion, il est impensable qu'une entreprise ou association donnée soit isolée des actions et des intérêts d'autres entreprises complémentaires et de l'ensemble dans sa totalité. Des relations doivent s'établir entre elles, régies par les mêmes modèles que les relations à l'intérieur de l'entreprise. L'ensemble conformant un modèle macro-économique qui, à la différence des modèles actuels (qu'ils soient pseudo socialistes ou capitalistes) n'est pas détaché des engagements de tous et de chaque individu. La situation particulière dans le contexte collectif importe, car il le reflète et le traduit. Bien sûr, cela renferme l'idée d'un grand dynamisme, car les moyens et les objectifs seront variables, en accord avec les décisions et les circonstances changeantes, mais facilement harmonisables si tous sont animés par le même esprit de bien-être collectif.

Etendre l'autogestion à la société implique de faire disparaître tous les centres de pouvoir qui se réservent aujourd'hui la gestion politico-sociale, comme les grandes corporations, les partis politiques, les bureaucraties syndicales, l'Etat, l'Armée, etc. ; en mettant leurs affaires entre les mains de tous les membres de la collectivité, sans intermédiaire, sans dirigeant ni dirigé, en s'organisant de la façon qu'ils jugent adéquates. Sur ce point, comme sur le précédent, nous remarquons que, comme nous l'avons dit auparavant et voulons le répéter, le processus d'autogestion se développe en autogérant.

L'impérieuse nécessité de donner lieu à de nouveaux modes d'organisation fait que les forces qui tentent de l'éviter, comme les bureaucraties syndicales, les gouvernements démagogues, les entrepreneurs, proposent un autre concept, que les théoriciens organisationnels arborent de temps en temps: celui de la cogestion. La cogestion est un modèle de participation caractérisé par la composition paritaire des institutions sur ce qui concerne spécifiquement la prise de décisions. Autrement dit, des patrons et des travailleurs participent, en nombre égal, à la direction de l'entreprise (dans le meilleur des cas), avec la présence d'un homme ou d'un agent « neutre » pour résoudre les situations d'égalité. En général, l'Etat se réserve ce rôle.

Ce système fut initié lors du processus de reconstruction de l'Europe après la deuxième guerre mondiale, spécialement en Allemagne, où il opère avec la reconnaissance institutionnelle depuis 1976 et, à un degré plus ou moins semblable, dans d'autres pays. Sans doute, ce modèle tente de contrôler la voix émergente de ceux qui sont directement impliqués dans la gestion, les travailleurs, en leur donnant une participation sur quelques aspects des affaires, de la politique ou des institutions dans le but de stimuler leur effort ou leur engagement. Cependant, c'est un palliatif car cela ne résout pas ce qui est en jeu: car il doit y avoir un changement radical pour résoudre les nombreux problèmes qui découlent de la situation actuelle. Aucune modification partielle ne peut contribuer à régler les problèmes de fond. Encore moins certaines options, comme celle de la cogestion patronale-étatique, qui signifie uniquement que c'est l'appropriation du capital privé par les détenteurs de la force des armes qui accompagne la domination politique de tout Etat, sans pour cela que les intérêts des travailleurs et de la population en général y participent un minimum, et bien que cela soit proclamé. (*)

L'autogestion libertaire est quelque chose de très différent de la cogestion.

Comme nous l'avons dit, la cogestion est une forme de participation, c'est-à-dire prendre part à quelque chose. Mais prendre part, dans ce cas, signifie admettre une structure de hiérarchie préexistante dans l'entreprise, l'usine ou la société, en permettant aux travailleurs un apport à la direction de quelque chose qui, en définitive, ne lui appartient pas. Dans la cogestion, on cède intelligemment une partie du pouvoir absolu pour dépasser ou concilier des frictions entre employés et propriétaires mais d'aucune façon on ne remet en cause qui commande, qui a le dernier mot, qui est le maître: le Capital, privé ou d'Etat, jamais les travailleurs.

L'autogestion n'est pas participation.

En autogestion il n'y pas de maître du capital, privé ou d'Etat, qui participe ou qui permette que le travailleur co-participe. C'est la totalité des membres d'une entreprise qui assume sa direction ou son administration. Il ne s'agit pas de limiter le rôle de l'« intérêt naturel des capitalistes» dans la direction de l'entreprise, mais de transformer radicalement la manière de la concevoir. Avec l'autogestion, l'entreprise n'a pas à disparaître, ni à perdre de son efficacité, ni à cesser de contribuer à la satisfaction de saines nécessités, ni à négliger les besoins de matière première, de production, de coûts, de la répartition des bénéfices, ni même du Capital, selon ce que l'on détermine. Ce qui doit changer c'est le pôle autour duquel tournent ses intérêts et la manière d'y parvenir. Si aujourd'hui, l'autogestion généralisée semble utopique, il en était de même lorsque Copernic disait que la Terre tourne autour du Soleil et non le contraire. Il en résulta que l'Astronomie, par la suite, fonctionnera mieux ainsi, même s'il lui aura fallu plus d'un siècle avant d'être acceptée. Nous ne devons pas oublier non plus que le capitalisme a mis plusieurs siècles pour faire évoluer, dans ses intérêts, les modes d'organisation sociale, politique et économique qui l'ont précédé. Pour y réussir, il faut commencer par marcher et marcher s'apprend en cheminant.

A cela s'ajoute le fait que l'autogestion anarchiste prétend à - ou, si l'on veut, est parallèle à - une transformation totale et radicale de la société, et pas seulement de l'entreprise. En revanche, la cogestion est un système de participation qui est compatible avec la coexistence de n'importe quel système politique et s'adapte à n'importe quelle organisation sociale préexistante. L'autogestion, elle, est une tentative de modifier l'organisation sociale et la notion de politique, en mettant entre les mains de tous et de chacun, de façon directe et sans intermédiaire, toutes ses affaires.

Pour conclure ce qui vient d'être exposé, il est pertinent de citer in extenso un texte [Guillén 1988, pp 197 – 198] qui énonce une version assez aboutie de la proposition libertaire, en plus d'exposer ce qui, du point de vue anarchiste, s'entend par révolution sociale et qui peut servir de point de départ pour des discussions autour de ce sujet:

« Décalogue» de l'autogestion

1. Autogestion: Ne pas déléguer le pouvoir populaire.

2. Harmonie des initiatives: Unir le tout et les parties dans un socialisme fédératif.

3. Fédération des organismes autogestionnaires: Le socialisme ne doit pas être chaotique, mais une unité cohérente du tout et de ses parties, de la région et de la nation.

4. Action directe: Anti-capitalisme, anti-bureaucratisme, pour que le peuple soit le sujet actif de l'histoire, à travers la démocratie directe.

5. Autodéfense coordonnée: Face à la bureaucratie totalitaire et à la bourgeoisie impérialiste, défense de la liberté et du socialisme autogestionnaire, diffusé à travers la propagande par les faits, non pas avec des postures théoriques.

6. Coopération dans les campagnes et autogestion en ville: L'agriculture se prête à une entreprise autogestionnaire, dont le modèle peur être le complexe agro-industriel coopératif. En ville, les industries et les services doivent être autogérés ; mais leurs conseils d'administration doivent être constitués par des producteurs mêmes, sans aucune médiation de classes dirigeantes.

7. Syndicalisation de la production: Le travail syndiqué doit se convertir en travail associé avec ses moyens de production, sans bureaucratie ni bourgeoisie dirigeant les entreprises.

8. Tout le pouvoir aux assemblées: personne ne doit diriger à la place du peuple ni usurper ses fonctions par le professionnalisme en politique; la délégation des pouvoirs ne devra pas être permanente, mais se fera à travers des personnes déléguées, non bureaucratisées, éligibles et révocables par les assemblées.

9. Ne pas déléguer la politique: pas de parti, d'avant garde, d'élite dirigeante, de timonier, car la bureaucratie a tué la spontanéité des masses, leurs capacités créatives, leur action révolutionnaire, jusqu'à les convertir en un peuple passif, instrument docile des élites du Pouvoir.

10. Socialisation et non rationalisation des richesses: passer le relais du rôle protagoniste de l'histoire aux syndicats, aux coopératives, aux sociétés locales autogestionnaires, aux organismes populaires, aux mutualistes, aux associations de tous types, les auto-administrations et autogouvernements, locaux, de la contrée, régionaux, et au co-gouvernement fédéral, national, continental ou mondial."

Conditions pour l'autogestion

Nous avons dit que l'autogestion apporte un changement dans la société, mais il se fonde sur un changement chez les individus qui la composent. Pour cela, nous voulons mentionner trois conditions générales, bien qu'il y en ait sûrement d'autres, qu'il est nécessaire de satisfaire sur le chemin qui mène à la construction de l'autogestion. Nous devons dire que ce ne sont pas des conditions pour initier l'autogestion, mais des conditions que nous estimons indispensables pour élever l'autogestion aux niveaux de satisfaction, de bonheur et de succès que nous voulons atteindre.

Première condition: pour réaliser le changement social par l'autogestion, les individus doivent passer par l'apprentissage de l'autonomie, et la liberté de mener ses affaires. Mais, à la différence d'aujourd'hui où on la stimule précisément pour la contrôler, la liberté implique la responsabilité dans le contexte social. Ce qui suppose non pas une responsabilité imposée, mais autonome qui permette la constitution d'une société éthique. Une société dans laquelle les individus ne sont pas libres mais dominés et gouvernés ne pourra jamais se former comme une société éthique. Pour cela, aspirer à une société régie par des principes éthiques, requiert que ses membres soient libres et responsables. Dans le cas de l'entreprise, ceci se traduit par le fait que chaque membre exécutant une tâche spécifique, doit s'intéresser à tous les aspects qui s'y rattachent, pour avoir une participation positive qu'il apporte à l'ensemble, depuis son point de vue particulier.

La seconde condition est un des changements les plus difficiles auquel l'autogestion oblige: c'est la reconnaissance de l'autorité en remplacement de la relation de pouvoir qui est en place aujourd'hui. Nous pouvons comprendre le pouvoir comme la domination qu'une personne exerce sur un objet concret, qui peut aussi être une autre personne, ou sur le développement d'une activité, tandis que l'autorité est l'influence morale que quelqu'un a et qui découle d'une vertu. Cette différence se manifeste de diverses manières: le pouvoir est toujours imposé, la plupart du temps par la force comme unique argument, tandis que l'autorité est librement reconnue; le pouvoir tient à se concentrer pendant que nous pouvons tous avoir l'autorité si nous parvenons à l'exercice virtuose de quelque activité, comme un médecin dans le domaine de la santé, un menuisier au sujet du bois, un paysan dans la culture de la terre ou un philosophe avec la pensée; le pouvoir se prend, s'approprie, agressivement bien souvent, tandis que l'autorité se consent, résulte de la reconnaissance que d'autres font à quelqu'un pour sa virtuosité comme musicien, comme administrateur, comme mécanicien ou comme boulanger.

La participation d'un individu dans un collectif autogestionnaire, de telle manière qu'il puisse trouver son autonomie, amène la responsabilité d'acquérir une quelconque qualité - nous dirions qu'il en faudrait le plus possible, mais au moins une- à travers l'étude, la pratique, l'intérêt, et l'effort nécessaire, à un niveau tel que cela entraîne la reconnaissance des autres; et d'autre part la capacité de reconnaître l'autorité des autres dans des secteurs où ils ont développé leurs potentiels ou leurs compétences. Il est facile de constater que, si cela était ainsi, le pouvoir appuyé par la violence et l'agression resteraient relégués aux oubliettes, parce que jamais la force ne fut un argument suffisant pour s'imposer, à moins que l'on admette qu'elle est imposée [La Boétie, 1980]. L'abandon des relations de pouvoir et la reconnaissance de la valeur et de l'autorité de tous est une condition pour parvenir à l'autogestion.

Finalement, il faut reprendre ce que Kropotkine avait signalé au commencement des discussions sur le darwinisme et qu'aujourd'hui les études scientifiques ont pleinement validé, à savoir que la consolidation de notre espèce sur terre, jusqu'aux niveaux actuels, est le résultat de la coopération entre les êtres humains. L'humain n'est pas un être violent par nature, il n'y a pas de gène de la guerre (1) et personne ne peut non plus la faire seul, comme le dit un certain refrain mal intentionné. Chacun des adultes de l'espèce est le résultat de la collaboration et de la coopération d'autres adultes qui permirent de dépasser ce qui n'est encore qu'un long début entre les animaux. En conséquence, la guerre, la compétition, l'égoïsme, n'ont rien de naturel mais s'acquièrent précisément à partir de l'institutionnalisation des relations de pouvoir qui règnent à partir du moment où s'impose la différence entre gouvernés et gouvernants, il y a quelques 100.000 ans. Reprendre le modèle de relations d'entraide, de solidarité, de sympathie, d'amitié, de coopération, qui prédominèrent pendant les dizaines de millénaires antérieurs (on estime que notre espèce homo sapiens sapiens date d'au moins 140000 ans), est aussi une condition pour le succès de l'autogestion.

 

(*) Référence aux pays où des Etats organisent une co-gestion comme au Venezuela.
Au Venezuela, le gouvernement présente et impulse un type de « cogestion » innovant car on appelle ainsi des associations de l'Etat avec des entrepreneurs, dans lesquelles les ouvriers n'ont aucune participation. Dans certains cas, une telle cogestion est forcée vu qu'il est « suggéré » aux entreprises de contracter des prêts « étatiques » en échange d'une participation actionnaire de l'Etat et que la refuser apporte de sérieuses difficultés, vu le contrôle de la dispense de dollars pour les activités économiques, l'arbitraire dans la justice et le recouvrement des impôts. Dans d'autres cas, particulièrement dans le secteur agraire, l'Etat prend pour lui des entreprises en situation déficitaire, ou en voie d'expropriation, et s'associe avec les travailleurs pour son développement, mais il n'y a pas de participation de ceux-ci dans la propriété ou dans les décisions.

 

(1) Note du site "Nouveau millénaire, Défis libertaires" :

« Une phrase de cette brochure me pose problème. Il s'agit de cette affirmation :

"L'humain n'est pas un être violent par nature, il n'y a pas de gène de la guerre"

Il est exact qu'il n'y a pas de gène de la guerre et que la nature humaine ne peut être définie sans une vision normative. Par contre, nous avons toutes et tous de la violence en nous. Refuser cette donnée de base peut conduire à de nombreux déboires et ne pas comprendre pourquoi il y a tant de conflits entre libertaires sur la question du pouvoir, en particulier.
Le machisme de base est violent, les féministes le crie depuis longtemps. L'homme ne se vit pas comme violent, pourtant il l'est. C'est une construction culturelle, qui s'appuie sur le désir intime dont nous n'avons pas conscience. Les mises en cause du machisme en milieu militants reviennent régulièrement. Ce phénomène touche la FA comme les autres groupements militants (...)
Cette violence ne peut pas être imputée seulement à la société capitaliste qui nous construit et nous influence.
Notre subjectivité est en cause, nos fonctionnements collectifs également. »
 

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