Rosa Luxemburg contre tous les nationalismes
Nous publions ci-dessous des extraits des deux premiers chapitres du livre de Rosa Luxemburg La Question nationale et l’autonomie, écrit en polonais en 1908–1909. Ces quelques paragraphes nous semblent extrêmement intéressants pour agir dans la situation actuelle, marquée à la fois par un retour des nationalismes et par le soutien à ces mouvements nationalistes et souverainistes de la part même de secteurs de l’extrême-gauche. Rosa Luxemburg expose ici de façon très claire en quoi le fameux « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » cher aux léninistes et à leurs alliés, est, dans le cadre du capitalisme et de l’impérialisme, absolument en contradiction avec une politique de classe des travailleurs. Nous avons utilisé ici la traduction de Claudie Weill publiée en 2001 aux éditions du Temps des cerises (désormais indisponible), que nous avons légèrement revue(1). Nous ajoutons quelques précisions entre crochets.
« Tel est le schéma historique esquissé par Kautsky [Rosa Luxemburg évoque ici un texte de Karl Kautsky, « Nationalité et internationalisme » (1907)]. Certes, il considère la chose sous un autre angle que Marx, il souligne surtout l’aspect culturel, pacifique du développement alors que Marx met l’accent sur l’aspect politique qui, à l’extérieur, a pour arme la conquête. Aucun d’entre eux ne décrit le destin des nationalités dans le cours de l’histoire selon qu’elles aient voulu se séparer et devenir indépendantes, mais inversement. Kautsky montre – pour la première fois à notre connaissance dans les écrits socialistes d’aujourd’hui – directement la tendance historique qui va dans le sens d’une élimination complète des différences nationales dans le système socialiste et d’une fusion de l’humanité civilisée en une nation.
Certes, remarque ce théoricien, le développement capitaliste contemporain suscite en même temps des phénomènes qui sont en contradiction apparente avec ce processus : le réveil et le renforcement de la culture nationale ainsi que l’aspiration à un État national en tant que « forme d’État qui correspond le mieux aux conditions modernes, celle où il peut le plus aisément accomplir ses tâches ».
Or, cet État national « le plus adéquat » n’est qu’une abstraction qu’il est aisé de développer et de défendre sur le plan théorique, mais qui ne correspond pas à la réalité. Le développement historique qui mène à la communauté civilisée englobant tous les êtres humains s’opère essentiellement, comme l’ensemble du développement social, au milieu de contradictions. Or la contradiction qui concerne l’expansion unificatrice de la civilisation internationale ne réside pas là où la cherche Kautsky, dans la tendance à l’idéal de « l’État national », mais plutôt là où la voit Marx : dans la lutte meurtrière entre les nations, dans la tendance à édifier de grands États capitalistes à l’extérieur des grands domaines de la civilisation et contre eux.
Le développement des grandes puissances, qui constitue la caractéristique saillante de l’époque moderne et qui s’impose par les progrès du capitalisme, condamne d’emblée toute la masse des mini– et micro-nationalités à la faiblesse politique. À côté de quelques nations très puissantes qui sont les gérants du développement capitaliste car elles disposent des moyens matériels et intellectuels indispensables pour préserver leur indépendance économique et politique, l’« autodétermination », l’existence indépendante des mini– et micro-nations est illusoire et le sera de plus en plus. Ce retour à l’existence indépendante de toutes ou du moins de la grande majorité des nations aujourd’hui opprimées ne serait possible que si l’existence de petits États avait des chances et des perspectives d’avenir à l’époque capitaliste. Pour le moment, les conditions économiques et politiques à l’échelle des grandes puissances sont à ce point nécessaires dans la lutte pour l’existence des nations capitalistes que les petits États politiquement indépendants, formellement égaux en droit, ne jouent en Europe qu’un rôle de figurant, et le plus souvent celui du bouc émissaire. Peut-on parler sérieusement d’« autodétermination » pour les Monténégrins, les Bulgares, les Roumains, les Serbes, les Grecs, formellement indépendants, et même, dans un certain sens, pour les Suisses dont l’indépendance est le produit des luttes politiques et du jeu diplomatique dans le « concert européen » ? Vue sous cet angle, l’idée d’assurer à toutes les « nations » la possibilité de s’autodéterminer ressemble pour le moins à la perspective d’abandonner le développement du capitalisme avancé pour retourner aux petits États du Moyen âge, loin en arrière, avant les XVème et XVIème siècles.
Le deuxième trait fondamental de l’évolution récente qui condamne cette idée à n’être qu’une utopie est l’impérialisme capitaliste. L’exemple de l’Angleterre et de la Hollande montre que, dans certaines circonstances, un pays capitaliste peut même sauter complètement l’étape transitoire de l’« État national » et édifier dès l’époque de la manufacture un État colonial. Tous les grands États capitalistes ont suivi aux XVIIIème et XIXème siècles l’exemple de l’Angleterre et de la Hollande qui ont commencé à conquérir des colonies dès le début du XVIIème siècle. Le fruit de cette tendance est la ruine incessante de l’indépendance d’un nombre toujours croissant de pays et de peuples, de continents entiers.
C’est justement le développement du commerce mondial à l’époque du capitalisme qui entraîne la décadence inévitable, quoique parfois lente, de toutes les sociétés plus primitives, qui détruit leur manière historiquement constituée de s’« autodéterminer », les rend dépendantes de la meule du développement capitaliste et de la politique universelle qui broie tout. Il faut être victime d’un aveuglement formaliste pour prétendre qu’à l’heure actuelle, par exemple, la nation chinoise – que l’on considère la population de cet État comme une nation ou comme plusieurs nations – « décide de son propre sort ». L’effet destructeur du commerce mondial est suivi de l’annexion directe ou de la dépendance politique des pays coloniaux à des degrés et sous des formes divers.
Et si la social-démocratie [le mot désigne, à l’époque, le mouvement socialiste révolutionnaire dans lequel s’inscrivait Rosa Luxemburg] combat de toutes ses forces la politique coloniale dans son principe et dans tous ses symptômes et s’efforce inlassablement d’empêcher qu’elle continue de progresser, elle se rend bien compte que cette évolution, de même que l’émergence de la politique coloniale plongent ses racines profondes dans les fondements de la production capitaliste, qu’elles accompagneront immanquablement les progrès ultérieurs du capitalisme et que seuls d’innocents « apôtres bourgeois de la paix » peuvent croire que les États actuels se détourneront de cette voie. Compte tenu de cette évolution et de la nécessité, pour les grands États capitalistes, de lutter pour l’existence sur le marché international, de participer à la politique mondiale et d’acquérir des possessions coloniales, « ce qui remplit le mieux sa fonction dans les conditions actuelles », c’est-à-dire ce qui correspond le mieux aux besoins de l’exploitation capitaliste, ce n’est pas « l’État national » – comme le suppose Kautsky – mais l’État conquérant. Et si l’on compare les différents degrés de rapprochement à ce prétendu idéal, ce qui correspond le mieux à cette fonction, ce n’est pas, par exemple, l’État français qui, au moins dans sa partie européenne est à peu près nationalement homogène, encore moins l’État espagnol qui, d’impérialiste qu’il était, s’est presque intégralement transformé en « État national » après s’être débarrassé de ses colonies, mais ces États qui s’appuient sur l’oppression nationale aussi bien en Europe que dans le monde entier : les États anglais et allemand, les États-Unis d’Amérique du Nord qui recèlent en leur sein la plaie béante de l’oppression des Noirs et conquièrent les peuples asiatiques. […]
Certes, on peut poser le problème beaucoup plus simplement si l’on sépare la question des annexions coloniales de celle des nationalités en général. C’est d’ailleurs l’attitude qu’adoptent souvent, consciemment ou inconsciemment, les défenseurs des « droits des peuples » ; attitude qui correspond à la conception de la politique coloniale d’un Éduard David dans la social-démocratie allemande ou d’un Van Kol dans la social-démocratie hollandaise [Éduard David et Henri van Kol étaient deux figures de l’aile droite réformiste du socialisme, adversaires donc de Rosa Luxemburg], par exemple, qui considèrent les annexions coloniales en général comme l’expression de la mission civilisatrice des peuples européens, mission qui serait indispensable même dans un système socialiste. On peut résumer cette conception comme application « européenne » du principe philosophique de Fichte dans la célèbre paraphrase de Ludwig Börne : « je suis moi – tout ce qui est en dehors de moi est ressource alimentaire ».
Si seuls les peuples européens sont reconnus comme nations véritables alors que les peuples coloniaux ne seraient que des « ressources alimentaires », on peut parler d’« États nationaux » en Europe et y inclure par exemple la France, le Danemark ou l’Italie et on peut aussi réduire le problème des nationalités aux complications internes à l’Europe. Mais dans ce cas, le « droit des nations à l’autodétermination » devient théorie des races dominantes et trahit nettement son origine : l’idéologie du libéralisme bourgeois et son crétinisme « européen ». Dans l’acception des socialistes, ce droit doit avoir, par sa nature même, un caractère universel ; l’élucider suffit pour montrer que l’espoir de réaliser ce « droit » au sein du système existant est une utopie en contradiction directe avec la tendance du développement capitaliste sur lequel la social-démocratie a fondé son existence ; car l’objectif qui consiste à partager tous les États existants en unités nationales, délimitées sur le modèle des États et petits États nationaux, est une entreprise parfaitement désespérée et, d’un point de vue historique, réactionnaire.
La formule du « droit des nations » ne suffit pas à justifier l’attitude des socialistes sur les questions des nationalités, non seulement parce qu’elle ne tient compte ni des conditions historiques dissemblables (dans l’espace et dans le temps), ni de la direction générale du développement de la situation universelle, mais aussi parce qu’elle ignore totalement la théorie fondamentale du socialisme moderne – la théorie de la société de classes.
Lorsque nous parlons de « droit des nations à l’autodétermination », nous entendons le concept de « nation » comme un tout, comme une entité sociale et politique homogène. Cependant, ce concept de « nation » est en fait l’une de ces catégories de l’idéologie bourgeoise que la théorie marxiste a soumises à une révision radicale en montrant que derrière le voile brumeux des concepts de « liberté bourgeoise », « égalité devant la loi », etc., se cache toujours un contenu historique précis.
Dans la société de classes, il n’y a pas de nation en tant qu’entité socio-politique homogène, en revanche, dans chaque nation, il y a des classes aux intérêts et aux « droits » antagonistes. Il n’y a littéralement aucun domaine social, des conditions matérielles les plus frustes aux plus subtiles des conditions morales, où les classes possédantes et le prolétariat conscient adoptent la même attitude, où ils se présentent comme un « peuple » indifférencié. Dans le domaine des rapports économiques, les classes bourgeoises défendent pied à pied les intérêts de l’exploitation, le prolétariat ceux du travail. Dans le domaine des rapports juridiques, la propriété est la pierre angulaire de la société bourgeoise ; l’intérêt du prolétariat, en revanche, exige que ceux qui n’ont rien soient émancipés de la domination de la propriété. Dans le domaine de la juridiction, la société bourgeoise représente la « justice » de classe, la justice des repus et des dominants ; le prolétariat défend l’humanité et le principe qui consiste à tenir compte des influences sociales sur l’individu. Dans les relations internationales, la bourgeoisie représente une politique de guerre et d’annexions, dans la phase actuelle du système, la politique douanière et la guerre commerciale ; le prolétariat, en revanche, représente une politique de paix générale et de libre échange. Dans le domaine de la sociologie et de la philosophie, les écoles bourgeoises et celle qui défend le point de vue du prolétariat sont en nette contradiction. Idéalisme, métaphysique, mysticisme, éclectisme sont représentatifs des classes possédantes et de leur vision du monde ; le prolétariat moderne a sa propre école, celle du matérialisme dialectique. Même dans le domaine des relations humaines prétendument universelles, de l’éthique, des opinions sur l’art, l’éducation : les intérêts, la vision du monde et les idéaux de la bourgeoisie d’une part, ceux du prolétariat conscient de l’autre constituent deux camps séparés l’un de l’autre par un abîme profond. Même là où les aspirations formelles et les intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie dans son ensemble ou, du moins, dans sa partie progressiste semblent identiques, comme dans les aspirations démocratiques, un gouffre sépare le contenu et la politique réelle, caché sous l’identité des formes et des mots d’ordre.
Dans une société ainsi constituée, il ne saurait être question d’une volonté collective et unitaire, de l’autodétermination de la « nation ». Les mouvements « nationaux » et les luttes pour des « intérêts nationaux » qu’on rencontre dans l’histoire des sociétés modernes sont en règle générale des mouvements de classe de la couche bourgeoise dirigeante qui, le cas échéant et jusqu’à un certain point, peut aussi représenter les intérêts d’autres couches populaires et ce, dans la mesure où elle protège en tant qu’« intérêts nationaux » des formes progressistes du développement historique et où la classe laborieuse ne s’est pas encore détachée de la masse du « peuple » conduite par la bourgeoisie, pour devenir une classe politique consciente et indépendante. En ce sens, la bourgeoisie française avait le droit, pendant la Grande Révolution, de parler au nom du « peuple » français en tant que Tiers-État, et même la bourgeoisie allemande pouvait se considérer jusqu’à un certain point en 1848 comme représentante du « peuple » allemand, même si le Manifeste communiste et, en partie, la Neue Rheinische Zeitung [journal dirigé par Karl Marx pendant la révolution de 1848–1849, se proclamant « organe de la démocratie »] étaient déjà des signes avant-coureurs d’une politique de classe propre au prolétariat en Allemagne. Dans ces deux cas, cela voulait dire que la cause révolutionnaire de la classe bourgeoise, à ce stade du développement social, coïncidait avec celle du peuple tout entier car ce dernier constituait encore avec la bourgeoisie une masse indifférenciée opposée au féodalisme dominant.
Ce fait suffit à démontrer que le « droit des nations » ne peut pas déterminer la position d’un parti socialiste sur la question nationale. L’existence d’un tel parti est déjà la preuve que la bourgeoisie a cessé d’être le représentant de toute la masse du peuple, que la classe du prolétariat ne s’abrite plus sous l’aile protectrice de la bourgeoisie, qu’elle s’est détachée d’elle pour devenir une classe indépendante avec ses propres objectifs sociaux et politiques. Mais comme la conception du « peuple », des « droits » et de la « volonté populaire » en tant qu’ensemble homogène est un reliquat de l’époque où l’antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie n’était que latent et inconscient, ainsi que nous l’avons démontré, voir le prolétariat conscient et organisé indépendamment l’utiliser serait un paradoxe, non pas du point de vue de la logique scolaire, mais un paradoxe historique.
Sur la question nationale, un parti socialiste doit dans la société actuelle tenir compte avant tout de l’antagonisme des classes. La question nationale tchèque a un aspect différent pour la petite bourgeoisie jeune-Tchèque et pour le prolétariat tchèque. Nous ne pouvons pas davantage donner à la question nationale polonaise une solution satisfaisante à la fois pour monsieur Koscielski [nationaliste polonais de l’époque] et pour son valet de ferme à Miloslaw ; à la fois pour la bourgeoisie à Varsovie et Lodz, et pour les travailleurs polonais conscients. La question juive se reflète, elle aussi, de manière tout à fait différente dans les esprits de la bourgeoisie juive et dans la conscience du prolétariat révolutionnaire juif. Pour la social-démocratie, la question des nationalités est avant tout, comme toutes les autres questions sociales et politiques, une question d’intérêts de classe. […]
Et tel est en fait le contenu, la signification essentielle du principe énoncé par le Congrès international de Londres dans la résolution citée [Rosa Luxemburg a mentionné au début de son livre une résolution du congrès socialiste international tenu à Londres en 1896]. « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ne cessera d’être une phraséologie creuse que dans un système social où le « droit au travail » cessera d’être une formule vide de sens. Un système socialiste qui non seulement éradique la domination d’une classe sociale sur une autre mais qui supprime en même temps l’existence même des classes sociales et leur antagonisme, la séparation de la société en classes aux intérêts et aux aspirations différentes, seul un tel système réalise, par l’harmonie et la solidarité des intérêts, une société comme somme d’individus unis et, par conséquent, comme ensemble homogène à la volonté organisée en commun où l’accomplissement de cette volonté est possible. C’est alors seulement que le système socialiste réalisera aussi la « nation » comme volonté unitaire ainsi que les conditions matérielles de sa libre autodétermination, dans la mesure où les nations constitueraient dans ce système des organismes sociaux particuliers, ou, comme l’affirme Kautsky, fusionneraient en un organisme unique. Bref, la société n’acquiert la possibilité pratique de disposer librement de son existence nationale que lorsqu’elle peut disposer librement de son existence économique, des conditions de sa production. Les « nations » seront maîtresses de leur existence historique lorsque la société humaine sera maîtresse de son processus social.
C’est déjà une raison suffisante pour juger erronée l’analogie entre toutes les revendications démocratiques, telles que le droit à la liberté de parole, de presse, d’association et de réunion, et le « droit des nations à l’autodétermination », que ses partisans tentent parfois d’établir. […] Le point de vue cité ignore complètement que ces « droits » apparemment analogues se situent sur des plans historiques tout à fait différents. Le droit d’association et de réunion, la liberté d’expression et de la presse sont des formes juridiques établies, constituantes d’une société civile mature. En revanche, le « droit des nations à l’autodétermination » n’est que la formulation métaphysique d’une idée qui, inapplicable dans la société bourgeoise, ne peut être réalisée que sur la base d’un système socialiste. […]
La social-démocratie est le parti de classe du prolétariat. Sa tâche historique consiste à représenter les intérêts de classe du prolétariat en même temps que les intérêts du développement révolutionnaire de la société capitaliste qui tendent vers la réalisation du socialisme. La social-démocratie a donc vocation, non pas à réaliser le droit des nations à l’auto-détermination, mais seulement le droit à l’auto-détermination de la classe ouvrière, de la classe exploitée et opprimée – du prolétariat. C’est de ce point de vue que la social-démocratie examine toutes les questions sociales et politiques sans exception, et c’est de ce point de vue qu’elle formule ses exigences programmatiques. Ni en matière de formes politiques que nous demandons pour l’État, ni en matière de politique intérieure et étrangère de l’État, ni en matière de juridiction ou de système scolaire, d’impôts ou d’armée la social-démocratie ne laisse au « peuple » la possibilité de décider de son sort selon son bon vouloir et son « autodétermination ». […]
Cela devient tout à fait clair si l’on veut bien faire descendre la question des nuages de l’abstraction vers la terre ferme de la situation concrète.
Le « peuple » doit avoir le « droit » de s’autodéterminer. Mais qui est donc le « peuple », qui détient le pouvoir, qui a le « droit » d’être le représentant autorisé du « peuple » et de sa volonté ? Comment sait-on ce que le « peuple » veut vraiment ? Y a-t-il un parti politique qui ne prétendrait pas être, à l’inverse de tous les autres, le véritable représentant de la « volonté populaire » alors que tous les autres n’exprimeraient qu’une volonté populaire déformée et falsifiée ? Tous les partis bourgeois-libéraux se considèrent, par la nature des choses, comme la volonté incarnée du peuple, ils revendiquent le monopole exclusif de représentation du « peuple ». Mais les partis conservateurs et réactionnaires ne se réclament pas moins de la volonté et des intérêts du peuple et dans certaines limites, à bon droit. La Grande Révolution française était incontestablement l’expression de la volonté du peuple français, mais Napoléon qui balaya l’œuvre de la révolution par le coup d’État du 18 Brumaire fit littéralement du principe de « la volonté générale » le fondement de toute sa réforme de l’État. […] Il en va de l’« authentique » volonté du « peuple » comme de l’anneau authentique dans la parabole de Lessing, « Nathan le sage » : il a disparu et il semble presque impossible de le retrouver et de le distinguer des faux et des imitations. […]
Même si l’appétit de la bourgeoisie capitaliste pour des marchés qui lui appartiennent « en propre » est élastique et extensible au point d’avoir naturellement tendance à inclure le globe entier, la quintessence de l’« idée nationale » bourgeoise moderne réside en ce que, aux yeux de la bourgeoisie de chaque pays, sa propre nation, sa « patrie » est destinée par nature à servir de marché pour ses produits. […] Pour se développer, le capitalisme a besoin non seulement de marchés mais aussi de tout l’appareil d’un État capitaliste moderne. Pour exister normalement, la bourgeoisie n’a pas exclusivement besoin de conditions économiques de production mais elle a aussi besoin de conditions politiques pour asseoir son pouvoir de classe. Il en résulte que la forme spécifique des aspirations nationales, le véritable intérêt de classe de la bourgeoisie, c’est l’avènement de l’indépendance étatique. […]
Le fondement historique des mouvements nationaux modernes de la bourgeoisie n’est rien d’autre que l’aspiration au pouvoir de classe, ces aspirations trouvant leur expression dans une forme sociale spécifique : l’État capitaliste moderne, qui est « national » en ce qu’il permet à la bourgeoisie d’une nationalité donnée d’exercer sa domination sur toute la population mélangée de l’État. […]
Du point de vue des intérêts du prolétariat, les choses sont bien différentes. […] La mission historique de la bourgeoisie est la création d’un État « national » moderne ; mais la tâche historique du prolétariat est d’abolir cet État, en ce qu’il est une forme politique du capitalisme dans laquelle lui-même émerge en tant que classe consciente, afin d’établir le système socialiste. »
(1) Les extraits se trouvent pages 40 à 72 de cette traduction française, et partiellement dans Rosa Luxemburg, Internationalismus und Klassenkampf, Luchterhand Verlag, 1971, pages 249 à 265.
- SOURCE : Critique Sociale
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