★ La libération maintenant

Publié le par Socialisme libertaire

L’anarchie n’est pas une chose du futur mais du présent ; pas une question de demandes mais de vie.

Gustav Landauer

Uri Gordon

La libération maintenant : Les dimensions du temps présent de l’anarchisme contemporain – Uri Gordon.
Texte original : Liberation now: Present-tense dimensions of contemporary anarchism

Présenté lors de la conférence “Thinking the Present : The Beginnings and Ends of Political Theory” Université de Californie, Berkeley 27-28 mai 2005
 

1. L’Anarchisme comme culture politique

Laissez-moi commencer par clarifier quelques conceptions de base au sujet de ce que j’entends par « anarchisme ». Je vois l’anarchisme d’abord et avant tout comme un mouvement, dont la forme aujourd’hui peut être décrite comme un réseau décentralisé, divers et évolutif, pourvoyant une communication et une solidarité active entre des nœuds autonomes de lutte sociale. Ce mouvement anarchiste est « nouveau » dans le sens fondamental où il ne puise pas seulement ses racines dans le mouvement anarchiste historique mais qu’il représente plutôt le renouveau des valeurs anarchistes au sein d’une confluence plus large de mouvements par exemple, l’écologie radicale, le féminisme, des mouvements de libération noirs et indigènes, anti-nucléaires et, plus récemment, la résistance au capitalisme néo-libéral et à l’état de guerre mondiale permanente. Du fait de sa généalogie hybride, l’anarchisme, à l’ère de la mondialisation est un mouvement immensément divers, ouvert à de nombreuses idées nouvelles et expérimentant les potentialités et les défis d’un paysage mouvant de luttes.

Ce qui anime ce mouvement, le réel ontos de l’anarchisme, est la culture politique anarchiste. Celle-ci peut être expliquée par un ensemble d’orientations partagées quant à « faire de la politique », au sein desquelles les questions sont posées, les stratégies légitimées et où l’interaction collective apporte assez de stabilité pour structurer les attentes mutuelles des membres. Pour des raisons heuristiques, nous pouvons considérer ces orientations concernant l’anarchisme en quatre grandes catégories: pratiques organisationnelles, méthodes d’action, langage politique et mythologie. Sur le plan organisationnel, cette culture est manifeste par le biais du réseau et des formes de mobilisation politique fondés sur l’affinité de groupes, suscitant une coordination horizontale parmi des participants directs autonomes, une prise de décision basée sur le consensus, et l’idéal d’une circulation libre et ouverte de l’information. En termes de répertoires d’actions, la culture politique anarchiste met l’accent sur l’approche du “Do It Yourself” de l’action directe, le désintérêt du fonctionnement, ou de l’établissement d’un pouvoir, au sein du système ou d’établir, une stratégie duelle de confrontation pour délégitimer le système et de construction d’alternatives par le bas, et une volonté « d’être le changement » à tous les niveaux, des formes de relations personnelles qui abordent les questions de sexisme et de racisme à travers des modes de vies et de collectifs durables. Le langage politique commun n’emploie pas seulement des termes et expressions communes au « jargon » militant, mais porte aussi sur la façon dont ceux-ci et d’autres concepts sont considérés être proches et reliés entre eux. En d’autres termes, des cultures politiques différentes ont des épistémologies différentes– des manières d’organiser leur compréhension de la politique et de leur donner un sens. Les mythologies, au sens courant, sont les récits oralement transmis du mouvement (au sujet des mobilisations passées, etc), à travers lesquels l’identité collective est reproduite et qui fonctionne également comme moyen de mobilisation. Telles sont les histoires qui tissent un fil menant du Chiapas à Seattle, ou de Greenham Common à Porto Alegre. 1

Cette culture politique répandue est ce qui anime l’anarchisme aujourd’hui et lui donne son unité. Elle est impossible à cerner totalement dans des formulations universalistes, philosophiques. Si, toutefois, nous voulions, pour des raisons pratiques, formuler plus concrètement ses fondements « politiques », nous pourrions examiner le type de langage utilisé dans ses différents “principes d’unité” et « déclarations d’intention » qui sont clairement acceptables par les anarchistes, tels que ceux des réseaux Peoples’ Global Action et Indymedia , ou ceux de nombreux groupes et collectifs locaux. Tous mettent l’accent sur deux aspects. D’abord, le rejet de toutes les formes de domination et de violence systémique telle que le capitalisme, l’état, le patriarcat et le racisme. En second, une a “politique préfigurative” qui implique de construire des alternatives concrètes, notamment en termes de relations sociales. Cette politique préfigurative associe donc une référence à la fois à des stratégies duelles de pouvoir et à la mise en place d’une ethos libertaire et égalitaire au sein des propres structures du mouvement, dans les dynamiques sociales et dans le mode de vie.

2. Futur ? Quel futur ?

Aujourd’hui, ces deux aspects de l’anarchisme font partie du moteur du puissant projet de l’anarchisme pour une politique du « temps présent ». L’anarchisme est le seul parmi les mouvements politiques à mettre l’accent sur les besoins de mettre en place les relations sociales voulues au sein des structures et des pratiques du mouvement révolutionnaire lui-même. En tant que telle, la politique préfigurative peut-être considérée comme une forme d’action directe “constructive”, de sorte que les anarchistes qui proposent des relations sociales débarrassées de la hiérarchie et de la domination entreprennent leur construction eux-mêmes.

D’un point de vue stratégique, la poursuite d’une politique préfigurative démontre très clairement une politique du ici et maintenant, et est considérée par de nombreux anarchistes comme un aspect inséparable de leurs projets. Elle s’inscrit dans une critique des modèles révolutionnaires réformistes et autoritaires de changement social. Pour que celui-ci réussisse, pensent les anarchistes, les modes d’organisations qui remplaceront le capitalisme, l’état, les divisions sexuées du travail, etc, doivent être préparées en même temps (mais pas à la place de) que les attaques contre les institutions actuelles. Selon une telle lecture, si les gens veulent une société caractérisée par une coopération non hiérarchique et l’érosion des institutions et des comportements de domination, alors une telle société se met en place à partir des réalités que développent les mouvements du temps présent. “Le processus même par lequel le mouvement anarchiste se construit à la base est un processus d’association, de socialité, d’activité autonome et d’auto-régulation, tous facteurs contribuant àla formation de la personne révolutionnaire capable de penser, de construire et de gérer une société authentique”. 2

Les anarchistes, globalement, n’ont plus tendance à appréhender la révolution, lorsqu’ils en utilisent même le terme, comme un événement en perspective mais comme un processus continu. Ceci en opposition à l’imaginaire politique de l’anarchisme traditionnel qui a indéniablement classé la révolution comme un événement, un moment de changement social à grande échelle de la vie sociale. Bakounine a parlé d’une « révolution mondiale et universelle…[la] formidable coalition réactionnaire ne peut être détruite que par le pouvoir plus fort d’une alliance et d’une action révolutionnaire simultanée de tous les peuples du monde civilisé ”. 3 Ils est certainement vrai que les anarchistes ont partagé cette vision de la révolution, à un cheveu du millénarisme brut, en maintenant que l’horizon révolutionnaire peut être et était atteint lors de moments exceptionnels. La Commune de Paris de 1871, l’occupation des usines italiennes en 1919-1920, la révolution espagnole de 1936 et les soulèvements de mai 1968 en France sont les exemples les plus courants d’événement qui furent interprétés en ce sens par des anarchistes, leur caractère éphémère et leur d localisation ne faisant rien pour diminuer leur signification qualitative. 4 Pourtant, il s’agissait de moments exceptionnels. Leur échec ultime et la détérioration des rares « succès » révolutionnaires en cauchemars autoritaires a dévalorisé le concept de Révolution dans le mouvement anarchiste. Avec la réémergence de l’anarchisme lors des dernières décennies, l’horizon révolutionnaire s’est rapproché de plus en plus du temps présent, culminant avec sa complète absorption comme dimension potentielle de la vie quotidienne. L’intérêt de Colin Ward sur les interactions des piétons sans hiérarchie ni aliénation, et les nombreuses explorations influencées par les situationnistes de micro politiques anarchistes de résistance et de reconstruction dans la vie quotidienne, sont des contributions majeures pour ce processus. 5

Selon les mots du collectif anarchiste U.S. CrimethInc.,

« Notre révolution doit être une révolution immédiate dans nos vies quotidiennes; tout autre chose n’est pas une révolution mais une demande pour que, une fois encore, les gens fassent ce qu’ils ne veulent pas faire et espèrent que, cette fois, cependant, la compensation sera suffisante. Ceux qui affirment, souvent inconsciemment, qu’il est impossible d’assouvir ses désirs – et que, donc, il est vain de se battre pour soi, finissent souvent à la place par combattre pour un idéal ou une cause. Mais il est encore possible de se battre pour soi-même, ou du moins cela vaut la peine d’essayer; ainsi, il est crucial que nous cherchions à changer non pas au nom de quelques doctrine ou grande cause, mais en notre propre nom, afin d’être capables de vivre des vies plus riches. De la même façon, nous devons chercher d’abord et avant tout à changer les contenus de nos propres vies de manière révolutionnaire, plutôt que de diriger notre lutte vers des changements historiques à l’échelle mondiale que nous ne vivrons pas pour voir. De cette façon, nous éviterons les sentiments d’inutilité et d’aliénation qui viennent de la croyance qu’il est nécessaire de « se sacrifier pour la cause » et, au lieu de cela, vivre pour profiter des fruits de notre travail… dans nos travaux mêmes. » 6

Une telle approche est-elle soutenable ? Quelle sorte de conception politique peut l’expliquer au delà de le faire seulement au niveau de la construction de » cadres d’action collective ” des mouvements sociaux ? Et quelle est l’importance de cette orientation du temps présent en ce qui concerne les choix concrets que font les anarchistes pour leurs projets politiques aussi bien que pour leurs sensibilités ?

3. Deux arguments pessimistes au sujet de l’Utopie

Examinons maintenant ce que je crois être le moteur de l’orientation du temps présent de l’anarchisme : une sensibilité ouverte qui évite la rhétorique d’un point d’aboutissement post-révolutionnaire. D’ailleurs, l’idée n’est pas nouvelle et a été exprimée avec une force de plus en plus grande par des anarchistes durant le vingtième siècle. La déclaration de Rudolf Rocker peut être ajoutée à l’épigramme de Landauer au début de cet article :

« L’anarchisme n’est pas la solution miracle à tous les problèmes de l’humanité, ni l’Utopie d’un ordre social parfait, comme il a été souvent appelé, puisqu’en principe, il rejette tous schémas et concepts absolus. Il ne croit en aucune vérité absolue ou dans des buts finaux définis de l’évolution humaine, mais dans une perfectibilité infinie des dispositions sociales et des conditions de vie humaines, qui tendent toujours vers de plus hautes formes d’expressions, et pour lesquelles, et pour cette raison, ne peuvent lui être assigné aucun terminus défini ou fixé aucun but. » 7

Rocker base sa position anti-utopiste sur, d’un côté, son refus des absolus et, de l’autre, sur l’affirmation que les modes de relations sociales présentent une inclination inhérente au changement. Chez lui,, le changement en question est aussi considéré de manière optimiste – il tend vers une amélioration et pour cette raison, son étendue ne peut pas être limitée. Ce que je veux faire maintenant est de présenter deux autres arguments, de nature plus pessimistes, qui, je pense, étaye la position anti-utopiste qui anime le mouvement contemporain. Les deux arguments visent à comprendre que même les réalisations les plus abouties de transformation sociale anarchiste ne constituent pas l’aboutissement du projet anarchiste.

Il faut préciser que le pessimisme de ces arguments n’ont rien à voir avec l’affirmation souvent répétée que l’anarchisme est impossible du fait d’une nature humaine intrinsèquement égoïste, basée sur la concurrence et malintentionnée. A cela, les anarchistes peuvent seulement répondre avec leurs arguments habituels, se référant à la complexité des êtres humains et à l’importance des relations sociales pour modeler nos comportements et nos individualités, ainsi qu’aux arguments agressifs de « l’état de nature » en s’appuyant sur des données anthropologiques.

Cependant, en invoquant une instabilité inhérente au comportement individuel humain, ou en prévoyant un flux constant de relations entre des communautés diverse et décentralisées, les anarchistes refusent aussi à leur projet la possibilité de stabilité de l’utopie. On peut ici avancer le premier argument pessimiste : il est impossible d’être sûr que, même dans les conditions que les anarchistes considéreraient les plus porteuses de sociabilité et de coopération, certains individus ou groupes ne seraient pas capables de réussir à réinstaurer des modèles d’exploitation et de domination dans la société. Cet argument a été longtemps ignoré par beaucoup d’anarchistes, qui ont partagé l’espoir inspiré par Kropotkine, selon lequel une révolution dans les domaines sociaux, économiques et politiques encouragerait un type de comportement humain fondamentalement différent – soit parce qu’il serait capable de s’épanouir librement dans des conditions favorables, ou parce que la révolution ôterait tous les obstacles au développement du côté coopératif / égalitaire / bienveillant de l’être humain. Peter Marshall a soutenu dans cet esprit que “ce n’est pas seulement l’esprit, mais aussi nos pulsions sexuelles et émotionnelles qui se régulent d’elles-mêmes lorsqu’elles ne sont pas perturbées par des restrictions artificielles imposées par des institutions coercitives” 8 .

D’autres, néanmoins, ont tenu compte de l’avertissement et l’ont assimilé jusqu’à un certain point. Laissez-moi examiner deux exemples d’ouvrages inspirés de l’anarchisme qui ont fait ainsi. Le premier est le roman de Ursula Le Guin The Dispossessed, peut-être la tentative la plus honnête de décrire le fonctionnement d’une société anarchiste. Se référer à l’ouvrage comme à une « utopie anarchiste » est néanmoins erroné précisément pour la raison que la société dont il traite est loin d’être parfaite et sans problème. Le protagoniste, Shevek, est conduit à quitter sa société anarchiste sur la lune de Anarres, non pas parce qu’il rejette ses idées de base anarchistes mais parce qu’il en voit certaines qui ne sont plus correctement appliquées en pratique, alors que d’autres auraient besoin d’être revues afin de laisser une plus grande place à l’individualité. En cent soixante-dix ans depuis son établissement, qui a suivi la sécession d’une masse d’anarchistes révolutionnaires de la planète-mère de Urras, la société de Anarres a vu l’apparition de la xénophobie, de hiérarchies informelles dans les syndicats officiels et d’un appareil de contrôle social à travers les coutumes et une pression des pairs. Tout cela contribue à une conformité qui empêche la réalisation du projet de vie de Shevek, le développement d’une approche révolutionnaire en physique théorique. Shevek incarne l’importance perpétuelle d’une dissidence même après l’abolition du capitalisme et du gouvernement. Par son départ et la création du Syndicat de l’Initiative, il devient un révolutionnaire au sein de la révolution et initie des changements dans la société anarchiste:

“Cela a été notre objectif dès le début – notre Syndicat, mon voyage – de secouer les choses, de remuer, de briser certaines habitudes, de faire se poser des questions aux gens. De se comporter comme des anarchistes !” 9

Le projet de Shevek renouvelle l’esprit de la dissidence et du non-conformisme qui animait à l’origine la création de la société anarchiste sur Anarres. Comme le fait remarquer Raymond Williams, cette dynamique présente The Dispossessed comme “une utopie ouverte: ouverte de force après la congélation des idéaux, la dégénération du mutualisme en conservatisme; décalée délibérément par rapport à sa condition harmonieuse achevée, l’équilibre dans le lequel le modèle utopiste classique culmine, vers une expérimentation infatigable, ouverte, téméraire”. 10

Outre le roman de Le Guin, nous pouvons voir la preuve de cette prise de conscience dans la vision inspirée de l’anarchisme d’un société alternative décrite dans le livre bolo’bolo de l’écrivain basé à Zurich, P.M.. A nouveau, l’emploi du terme “utopie” à ce livre est inapproprié, car, non seulement il reconnaît mais défend le type d’instabilité et de diversité d’une révolution sociale qui peuvent être initiées par la suppression de tout contrôle externe sur le comportement des individus et groupes. Le monde anti-système appelé bolo’bolo est une mosaïque au sein de laquelle chaque communauté (bolo) d’environ cinq cents membres est nutritivement aussi auto-suffisante que possible et dispose d’une autonomie complète pour définir sa philosophie ou « saveur » (nima). La stabilité est rendue possible par un contrat social minimal mais universel (sila), garanti par l’honneur et l’inter-dépendance. Ce contrat garantit, par exemple, que chaque individu (ibu) peut quitter son bolo d’origine à tout moment et a droit à des rations journalières (yalu) et à un hébergement (gano) ainsi qu’à des soins médicaux (bete) dans n’importe lequel bolo. Il suggère aussi un code duel (yaka)pour résoudre les conflits entre individus et groupes. 11 Cependant,

« Il n’existe pas de lois ou de règles humanistes, libérales ou démocratiques concernant le contenu des nimas et il n’existe pas d’état pour les faire appliquer. Personne ne pet empêcher un bolo de commettre un suicide de masse, quelqu’un de mourir d’une overdose de drogue, de devenir fou ou d’être malheureux sous un régime violent. Les bolos avec un nima de bandits peuvent terroriser des régions ou des continents entiers, comme les Huns ou les Vikings l’ont fait. La liberté et l’aventure, le terrorisme généralisé, la loi du gourdin, les raids, les guerres tribales, les vendettas, le pillage – tout existe. » 12

Même si la plupart des anarchistes ne veulent pas aller si loin, le but ici est de démontrer que, si tel est le cas, alors chaque théorie anarchiste qui prône l’absence de loi et d’autorité doit aussi répondre à la possibilité de la réémergence de modes de domination au sein de, ou entre, les communautés, même si, à un moment donné, ils ont été sciemment dépassées. Ainsi, dans une telle interprétation, les anarchistes ont été conduits à considérer les buts ultimes de l’opposition à la domination comme une fantaisie utopiste, acceptant que « la vigilance est le prix de la liberté”. 13

Si le premier argument remet en question la pertinence d’un “point d’aboutissement post-révolutionnaire” anarchiste, le second la questionne, sur le plan conceptuel. Cela se rapproche de ce que je pense que Noam Chomsky avait à l’esprit avec sa remarque selon laquelle l’anarchisme constitue “une lutte sans fin, puisque les progrès pour atteindre une société plus juste conduiront à de nouvelles formes de prises de conscience et de compréhensions de formes d’oppression qui peuvent être enfouies dans les consciences et les pratiques traditionnelles”. 14 La généralisation de la résistance anarchiste pour englober non seulement l’état et le capital mais toutes les formes de domination dans la société – les modèles d’inégalité et d’exclusion systématiques tels que le patriarcat, le racisme et l’hétérosexisme – modifie ses notions de transformation sociale au delà de sa formulation précédente de suppression des institutions, en redéfinition des modèles sociaux dans toutes les sphères de la vie. Mais une telle généralisation signifie aussi un changement de la vision des horizons du projet anarchiste. Alors qu’il était possible de parler au sein d’un cadre cohérent de l’abolition des institutions, la façon dont les anarchistes sont à conceptualiser la domination, (sous l’influence des critiques émanant des mouvements féministes radicales, anti-racistes et queer) la présente comme un concept où il n’est pas si facile de rattacher l’idée d’abolition. D’après une telle lecture, en fait, une situation sans aucune forme de domination ou de discrimination dans la société est littéralement impensable. Cela parce que, pour traiter de l’abolition de la domination, nous devons disposer d’une vue d’ensemble, de la gamme entière des modèles possibles d’inégalité et d’exclusion sociales – et nous ne pouvons jamais être sûrs que nous possédons cette vision d’ensemble.

Pour clarifier cela, songez un moment aux idéaux qui ont animé le Déclaration d’Indépendance U.S. , comme dans des célèbres passages tels que “Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux” etc. Même avec « les gens » remplaçant “les hommes”, ce passage nous frappe aujourd’hui à juste titre comme étant irrémédiablement hypocrite. Le Dr. Johnson a été le premier à mettre au grand jour les prétentions des révolutionnaires américains lorsqu’il a souligné que “nous entendons les cris perçants les plus forts en faveur de la liberté parmi les esclavagistes”. 15 Thomas Jefferson, après tout, était un possesseur d’esclaves, comme beaucoup d’autres signataires de la Déclaration. Ils étaient tous des représentants de la section la plus prospère de l’élite coloniale, leur richesse ne reposait pas seulement sur l’esclavage mais également sur la spoliation génocidaire des peuples indigènes nord-américains. Et ils n’avaient pas l’intention d’appliquer cet « évident » aux femmes.

Néanmoins, si l’hypocrisie et l’aveuglement délibéré peuvent sembler des explications évidentes avec le recul, il n’est pas certain que tout puisse être expliqué par ces facteurs. Nous pouvons encore nous demander en toute honnêteté si les « Pères Fondateurs » américains avaient vraiment réalisé, dans leurs déclarations de liberté et d’égalité, que les américains indigènes et africains étaient des êtres humains et que l’esclavage, le génocide et le refus d’accorder les droits aux femmes étaient en contradiction flagrante avec leurs principes déclarés. Même si il nous semble impossible qu’ils ne l’étaient pas, pouvons-nous dire avec certitude la même chose au sujet de leurs attitudes envers d’autres formes de discrimination qui nous sont tellement évidentes aujourd’hui, comme celles contre les enfants ? Peu de personnes sont conscientes que, jusque dans les années 1880, l’âge de la majorité sexuelle des femmes aux U.S.A était de 10 ans et que la première loi d’état pour la protection des enfants n’a été votée qu’en 1875 (état de New York). Et que dire de la reconnaissance seulement récente que les personnes « malades mentales » ne sont pas inférieures ou que les pratiques non-hétérosexuelles ne sont pas honteuses et contre nature ? A la lumière de ce qui nous semble avoir été une inconscience totale de tels domaines d’inégalités et d’oppressions, il ne semble pas complètement improbable que de telles formes de domination étaient entièrement “sous le radar” pour les gens dans le passé.

Cela nous amène au cœur de mon second argument: Comment pouvons-nous savoir qu’il n’existe pas de formes de domination qui ne nous restent pas cachées aujourd’hui, tout comme nous reconnaissons que certaines l’ont été à nos prédécesseurs ? Si nous sommes au moins préparés à entretenir des doutes à ce sujet, alors nous ne pouvons plus adopter une position ou nous pouvons parler avec une quelconque cohérence de l’abolition de toutes les formes de domination. Ici, l’objection selon laquelle les auteurs de la Déclaration d’Indépendance étaient loin d’être des anarchistes n’est pas recevable puisque l’histoire du mouvement anarchiste est aussi embarrassante à ce sujet. Les exemples d’intolérance avérée dans le domaine du racisme, du sexisme et de l’homophobie sont plus abondants dans la littérature anarchiste que beaucoup d’anarchistes prendront soin de se rappeler. Pierre Joseph Proudhon était, d’un point de vue moderne, un ignoble misogyne et anti-sémite. “La condition première de l’homme est de dominer sa femme et d’être le maître”, a t’il écrit, en même temps que “les femmes en savent assez si elles savent repriser nos chaussettes et préparer nos steaks”. 16 “Le Juif”, d’autre part, “est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer ”. 17 Il est bien connu que les écrits de Bakounine sont également remplis de positions anti-sémites et anti-allemandes. 18 Kropotkine et de nombreux autres anarchistes russes soutenaient la première guerre mondiale. 19 Et jusqu’à la fin de l’année 1935, le célèbre journal anarchiste espagnol Revista Blanca pouvait encore véhiculer la réponse éditoriale , typiquement homophobe, à la question suivante “Que dire de ces camarades qui sont eux-mêmes anarchistes et qui s’associent avec des invertis [sic] ?”:

« Ils ne peuvent pas être considérés comme des hommes si « s’associer » signifie autre chose que de saluer ou de parler à ces dégénérés sexuels. Si on est anarchiste, cela signifie être plus honnête moralement et plus fort physiquement que l’homme moyen. Et celui qui aime les invertis n’est pas un vrai homme et n’est donc pas un vrai anarchiste. » 20

Même si personne ne choisit ses ancêtres idéologiques, de telles déclarations devraient néanmoins obliger les anarchistes à adopter un scepticisme salutaire au sujet de la compréhension de leurs idées contemporaines concernant la domination. Par conséquent, l’idée d’une fin de toutes les formes de domination devient, pour utiliser une expression philosophique quelque peu pompeuse, une impossibilité épistémologique. Nous ne pouvons pas envisager une telle situation puisque nous ne possédons pas la liste entière de tous les domaines qui en sont supposés absents, et encore moins capables de parler des formes de vie sociale qui pourraient les remplacer. Il est vrai que nous pouvons nous faire une meilleure idée au sujet des formes de domination aujourd’hui, simplement parce que davantage de voix les expriment. Des mouvements qui soutiennent la libération indigène, queer et de la jeunesse ont pris une place plus importante dans la sphère publique ces dernières années, et ont donc contribué à l’articulation de résistances à la domination sous des formes qui n’avaient pas été exploités jusqu’alors. Mais ce n’est pas suffisant pour nous assurer que tous les domaines possibles dans lesquels s’opère la domination ont été dénoncés.

4. L’individualisme anarchiste revisité

Comme réflexion finale, laissez-moi examiner une implication importante de ce regard pour les perspectives anarchistes de transformation sociale.Si nous insistons sur le besoin probable d’une auto-détermination anarchiste dans toutes les situations, alors la notion de « société anarchiste » comme objectif atteignable perd son sens. Il est vrai qu’on peut espérer que le besoin d’exercer une telle autonomie diminuera en grande parie, par rapport à ce qu’une approche anarchiste jugerait nécessaire dans les sociétés actuelles mais nous n’avons pas de raison de penser qu’il sera supprimé de manière définitive. Qu’est-ce que cela implique pour les anarchistes aujourd’hui ?

La première conclusion est que je pense que les anarchistes peuvent dissocier (et le font souvent) leur projet d’un horizon utopique et transposer leur notion de révolution sociale dans le temps présent, pour revitaliser les engagements individuels de l’anarchisme social, en élevant les projets d’émancipation et de libération des désirs à une place cruciale dans le processus de transformation sociale.

En même temps que l’horizon révolutionnaire se resserre dans le moment présent, il arrive à représenter et à répondre aux aspirations à la vie et aux expériences des individus. Les énoncés qui dénoncent le manque de liberté des individus et qui célèbrent son émancipation ne se contentent plus de le faire dans l’abstrait. Ils doivent insister sur l’aspect central de la libération immédiate, dans la mesure où elle peut être atteinte, afin d’être pertinents avec la « révolution dans la vie quotidienne » anarchiste. En même temps, la re-contextualisation de l’individualisme anarchiste dans le temps présent et sa concrétion dans des domaines empiriques se réfléchissent sur son contenu (anti) politique. Un individualisme anarchiste qui demande l’auto-réalisation au sein de la société telle qu’elle existe aujourd’hui plutôt que dans celle qu’elle pourrait être, définit son auto-réalisation contre la société actuelle et sert comme motivation immédiate pour l’action.

Les anarchistes mettent de plus en plus l’accent sur le fait que leur lutte ne consiste pas seulement à aider à provoquer des transformations sociales d’après les critères anarchistes, mais aussi de se libérer eux-mêmes au plus haut degré possible. D’après une telle interprétation, une motivation centrale de l’action anarchiste – ne serait-ce que dans son expression idiomatique préfigurative – repose sur le désir de vivre, dans toute la mesure possible, des relations sociales qui ressemblent aux idéaux anarchistes pour la société dans son ensemble. Par conséquent, la libération personnelle et la confrontation avec un ordre social homogénéisé et oppressif peuvent être considéré comme s’apportant mutuellement une motivation: l’expérience de frustration de l’individu apporte une envie instinctive d’action sociale, alors que l’expérience de la lutte devient un lieu de libération du temps présent.

« La révolution est maintenant et nous devons laisser se manifester dans l’ici et maintenant les désirs que nous avons au sujet du futur du mieux que nous pouvons. Lorsque nous commençons à faire cela, nous arrêtons de nous battre pour un quelconque état dans le futur pour commencer à la place à nous battre pour voir ces désirs se réaliser dans le présent. Grâce à ce processus, nous commençons à repousser le voile de la soumission et de la domination vers la périphérie de nos vies , nous commençons à réclamer le contrôle sur nos propres vies… Que le projet soit un squat, le partage de nourriture gratuite, un acte de sabotage, une station de radio pirate, un journal, une manifestation ou une attaque contre une des institutions de domination, il ne doit pas être entrepris comme une obligation politique, mais comme un moment de la vie que l’on cherche à créer, comme l’épanouissement d’une existence émancipée. » 21

Fondé sur une telle base individualiste, nous pouvons dire que les modes d’interactions anarchistes –non-hiérarchiques, volontaires, coopératives, solidaires et ludiques – ne sont plus considérés comme des caractéristiques sur lesquelles modeler une société future mais plutôt comme une possibilité omniprésente d’ interaction sociale ici et maintenant. Une telle approche fait connaître l’anarchie comme culture, comme une réalité vécue qui surgit partout sous de nouvelles formes, s’adapte à différents milieux culturels et qui devrait être étendu et développé de manière expérimentale pour elle-même, que nous croyons ou non qu’elle puisse devenir, d’une manière ou d’une autre, le mode prédominant de la société. Cela revient aussi à promouvoir le point de vue de l’anarchisme dans des milieux ordinaires comme “un quilting bee, un dîner, un marché noir, une société de protection du voisinage, un club d’amateurs, une plage nudiste”. 22 La tâche des anarchistes, alors, n’est pas de présenter un projet de société nouvelle mais de mettre en place autant que possible une société alternative dans le moment présent.

 Uri Gordon
Théoricien et militant libertaire israélien, il est notamment l'auteur de « Anarchy Alive ! ».

 

Notes de l’auteur (avec ajout de liens) et NDT

1 Voir Notes from Nowhere, eds. (2003), We Are Everywhere: The Irresistible rise of global anti-capitalism (London: Verso)

2 Murray Bookchin (1980), Anarchism Past and Present.
NDT Anarchisme passé et présent

3 Michel Bakounine (1866), “Le Catéchisme Révolutionnaire

4 Michel Bakounine (1871), The Paris Commune and the Idea of the State (New York: Alfred A. Knopf); Errico Malatesta (ed. Vernon Richards, 1965), Life and Ideas (London: Freedom Press), p. 134; Murray Bookchin (1994), To Remember Spain:The Anarchist and Syndicalist Revolution of 1936 (Edinburgh: A.K. Press); Roger Gregoire and Fredy Perlman (1970), Worker-Student Action Committees, France May ’68 (Detroit: Black & Red), §§14, 16, 22; Murray Bookchin (1971), “The May-June events in France I: A Movement for Life”, in Post-scarcity Anarchism (Montreal, Black Rose Books).

5 Colin Ward (1973), Anarchy in Action (London: Allen and Unwin)

6 CrimethInc. (2001), Alive in the Land of the Dead

7 Rudolf Rocker (1938/1989) “Anarchism: Its Aims and Purposes, in Anarcho-Syndicalism (London: Pluto), p.30

8 Peter Marshall (1992), Demanding the Impossible (New York: Fontana)

9 Ursula Le Guin (1974/2002) The Dispossessed (Lodnon: Gollancz), p.316
NDT Les Dépossédés Robert Laffont 1975

10 Raymond Williams (1978), “Utopia and Science Fiction” Science Fiction Studies 5:3

11 P.M. (1985), bolo’bolo (New York: Autonomedia), pp.68-70
NDT bolo’bolo, Editions d’en bas,‎ 1986

12 bolo’bolo, pp.77-8

13 Ces paroles ont été attribuées, avec différentes formulations, à Edmund Burke, le président Andrew Jackson et l’abolitioniste Wendell Phillips.

14 Noam Chomsky (1986), The Soviet Union versus Socialism”, Our Generation 17:2, pp. 47-52.

15 Samuel Johnson (1775/1913), “Taxation no Tyranny”, dans The Works of Samuel Johnson (Troy, NY: Pafraets), vol.14, pp.93-144. Pour l’anecdote, dans le même essai, Johnson se réfère aux sécessionnistes américains comme « ces zélotes de l’anarchie

16 Pierre Joseph Proudhon (1875), Pornocracy, or Women of Modern Times – extrait non publié, cité dans Edward Hyams (1979), Proudhon: His Revolutionary Life, Mind and Works (London: John Murray), p. 274. Pour les réponses vitupérantes de Proudhon aux féministes contemporaines Georges Sand et Juliette Adam, voir Antony Copley (1989), Pierre-Joseph Proudhon: A Reassessment of his role as a Moralist, French History 3:2
NDT La pornocratie, ou Les femmes dans les temps modernes  par P.-J. Proudhon

17 Pierre Joseph Proudhon (1843-64), Les Carnets, in Selected Writings (ed. Stewart Edwards), p.228n.
NDT Voir sur R&B Lettre à Proudhon de Jeanne Deroin et la réponse de celui-ci

18 Michel Bakounine (1873), Statism and Anarchy (Cambridge: Cambridge University Press), pp.104ff and 175ff.

19 Paul Avrich (1967), The Russian Anarchists (Princeton: Princeton University Press), pp.118-119
NDT Sur le soutien de Kropotkine à la première guerre mondiale, voir sur R&B  Kropotkine sur la Présente Guerre

20 Cité dans Richard Cleminson (1995), “Male Inverts and Homosexuals: Sex Discourse in the Anarchist Revista Blanca”, in Gert Hekma et. al. (eds.), Gay Men and the Sexual History of the Political Left (Binghamton, NY: Haworth Press), pp.259-272 NDT A l’inverse, la position de Emma Goldman Voir sur R&B  Emma Goldman et l’homosexualité

21 Terrence Hodgson, Towards Anarchy,

22 Hakim Bey (1991), The Willimantic/Rensselaer Questions, in Mike Gunderloy et Michael Ziesing, Anarchy and the End of History (San Francisco: Factsheet Five Books), pp.87-92
NDT : Un (Une ?) quilting bee est une réunion où l’on confectionne des travaux de couture à but de vente caritative.

 

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