Réflexions sur la nature totalitaire de l’État

Publié le par Socialisme libertaire

Etat totalitarisme BERNARD_CHARBONNEAU


"Réflexions sur la nature totalitaire de l’État", 
par Bernard Charbonneau (1949). 

 

Les citations qui suivent sont tirées de l'excellent livre "l’État" de Bernard Charbonneau, publié à ses frais en 1949, puis ré-édité en 1987 ("ce livre a été refusé jusqu'en 1987 par les éditeurs"). 

Tout au long de cet excellent livre qu’est l’État, Bernard Charbonneau articule brillamment l’édifiante réalité de ce concept totalitaire qu’est l’État; concept dont nous pourrions dire qu’il est une manifestation, s’inscrivant dans le cadre de l’organisation sociale, du phénomène culturel plus large et plus ancien de la « civilisation ».

A propos des citoyens et des relations humaines:

« Des règles générales fixent leurs rapports ; comme dans un appareil où tous les rouages dépendent les uns des autres, où l’action déclenche la réaction prévue, où il n’y a rien que de rationnellement explicable. Dans les cadres de l’État s’est formé l’esprit méthodique et réaliste de la civilisation moderne : par son automatisme implacable l’administration préfigure la machine. C’est ainsi que l’État substitue les plans de sa volonté aux relations qui unissent spontanément les hommes ; que le schématisme et la logique de sa loi succèdent à la vivante confusion de la coutume. L’État l’impose par un système répressif ; jusqu’au jour où le rapport que définissait le Prince entre dans les mœurs, où la loi se confond avec le droit. Ce jour-là les hommes identifient l’égalité dans la soumission au pouvoir avec la justice ; et être citoyen ne se distingue plus d’être sujet. » […]

« Dire que l’État les domine n’est pas assez, il les fabrique ; c’est en les assemblant qu’il leur donne un sens et la capacité de se mouvoir : dans ce tout que représente l’État, au sens le plus strict du mot, ils sont transformés en rouages. La révolte de l’individu ou du groupe n’est plus alors un acte de sédition, mais un accident monstrueux, aussi monstrueux que si le levier refusait d’obéir à l’impulsion du mécanicien ou si le cobaye prétendait au nom de sa liberté ne plus être un objet d’expérience. La dignité de l’homme moderne n’est plus d’être libre, mais de « servir » — terme équivoque — dans les tâches de la guerre ou de l’organisation matérielle. Au lieu du saint ou du héros, le courageux aviateur, le mécanicien passionné-pour-son- boulot, voilà les exemples que la société totalitaire hérite de la société libérale. La fonction prend le pas sur l’existence, la morale du service succède à celle du respect des personnes. Dans l’État totalitaire il n’y a plus d’hommes : de l’épicier au philosophe il n’y a plus que des fonctionnaires.

L’association de ces rouages que sont les individus selon la logique de l’efficacité constitue des appareils dont la réunion forme l’État totalitaire : comme il parle d’homme, Léviathan peut parler de famille, de corporation, de syndicat, de pays ; ce sont là les vieux oripeaux qui dissimulent la carcasse de la mécanique. Ainsi la société tout entière ne forme plus qu’une machine, et ses énergies dispersées se totalisent en une somme d’efficacité. Mais à quoi peut servir cette force puisque tout la sert ? — Ce n’est pas la question de mécanicien ; et d’ailleurs le nom du constructeur s’est perdu. »

Réflexions sur la nature totalitaire de l’État

A propos de cette religion du nihilisme totalitaire qu’est l’État :

« C’est dans le parti et la nation que les individus croient retrouver la foi et la communauté niées par la société libérale : le drapeau est au centre comme autrefois la croix. Plus que par leur foi religieuse, à l’intérieur même des églises, les hommes se distinguent par leurs idées politiques ; être en désaccord sur le gouvernement est plus grave que différer sur les fins dernières. Ce qui ne veut pas dire que les hommes cessent d’être religieux, mais qu’ils font un article de foi de leurs opinions sur gouvernement. La politique éveille en eux, sinon toutes les exigences, du moins tous les signes extérieurs de la révélation divine : le refus de la raison et du dialogue, l’excommunication et le cantique. C’est en ce sens que nos luttes politiques deviennent des luttes religieuses. Querelles sans objet, Marxisme, Fascisme, partis, nations ; formes diverses d’une même religion : celle de l’État. » […]

« Croire à l’État voilà la vérité du nihilisme totalitaire. Mais on ne croit pas à l’État, on lui obéit, la foi se définit ici par un refus de penser qui accepte aveuglément tout ce qui vient de lui. Si à l’intérieur de l’État comme à l’intérieur de l’armée, le nihilisme des chefs consiste dans le culte de la nécessité, celui des subordonnés consiste dans le culte de l’obéissance. Il n’y a plus de Vérité, il n’y a plus que la Consigne ; ne plus penser est un devoir, et la plus grande des commodités : « Est-ce juste, est-ce injuste de le faire? » Ne t’inquiète pas, tes chefs ont pris cette responsabilité-là pour toi. Cherche à faire ton petit boulot d’ingénieur, ou d’égorgeur, le mieux possible, sans te poser de questions ; le reste est l’affaire des gens compétents : les petits problèmes de la morale du service remplacent les grands problèmes du Bien et du Mal. Toutes ces vertus bien tranquilles —, comme une certaine conscience professionnelle allemande —, grâce à quoi l’individu n’est plus que le rouage bien huilé de la machine qui roule à fond de train vers l’abîme. »

A propos de l’expansion de l’État:

« Et le mouvement qui pousse à l’extension de l’État s’engendre de lui-même. Comme s’il n’était que la loi qui mène une société mortelle jusqu’à sa fin, le développement d’une sclérose qui la fige progressivement en un squelette de rapports mécaniques, — une sclérose qui sera définitive lorsque le monde de l’État se confondra avec l’univers humain. L’homme appelle l’État parce qu’il tend au plus facile, parce que lui aussi est un corps pesant. Là où il lui fallait réfléchir lui est enseigné, là où il lui fallait décider il lui faut obéir ; ce qu’il devait découvrir en lui, il n’a plus qu’à l’attendre d’un autre. L’homme appelle l’État, parce qu’en même temps que la puissance créatrice naît en lui le désir d’en finir avec cette poussée absurde qui le dresse au-dessus du sol. Que m’importe l’État ? En allant contre lui, je sais que je vais contre l’éternel Adversaire ; contre celui qui m’attend, et qui attendra jusqu’au bout l’instant où je fléchirai. L’ennemi que chacun porte en soi, qu’il se nomme démission ou chute. »

A propos de l’éducation totalitaire:

« C’est par sa volonté d’organiser la direction des esprits que l’État napoléonien marque un progrès décisif dans la voie de l’État totalitaire. Avec lui le Pouvoir dans ce domaine sort de son indifférence et de son empirisme. Vis-à-vis de la presse, l’attitude de Napoléon a été faite d’un mélange de haine et d’attirance, comme s’il avait senti que le pire ennemi de l’État pouvait devenir son plus utile serviteur. Il commença par songer à supprimer les journaux, puis il les contrôla ; et pour finir il devint leur propriétaire. Surtout, dans la mesure où il désespérait d’orienter l’opinion des adultes, il se tourna vers la formation de la jeunesse : il est remarquable que ce ne soit pas le désir de perfectionner l’homme, mais la volonté de puissance qui ait engendré l’organisation de notre enseignement secondaire et supérieur. Le but des lycées, de l’Université impériale, c’est déjà de former dans la jeunesse une caste dévouée au régime. Ainsi tandis qu’à l’extérieur le conquérant cherche à maîtriser l’espace, à l’intérieur il tente de s’assurer la durée. » […]

« L’enseignement d’État, obligatoire et gratuit. Rien ne semble plus légitime à l’individu moderne ; et s’il devait définir le progrès humain, plus que par l’industrie ou l’hygiène, il le définirait par l’extension de l’instruction publique. Et pourtant, quittant le terrain des principes, jugeons-la sur les faits. Peut-on dire au vu de ses résultats que l’extension de l’instruction publique ait réellement aidé l’homme à devenir meilleur ? S’est-elle préoccupée de forger son caractère et sa volonté ? A-t-elle éveillé en lui un sens plus vif des fondements de son existence ? En lui apprenant à lire et à écrire, lui a-t-elle appris à penser par lui-même ? Ces questions sont stupides et ne comportent pas de réponse, car elles n’ont même pas été posées. Pour le XIXe siècle, il était bien évident que le progrès humain devait nécessairement aller de pair avec celui de l’instruction et des connaissances. Et il a ainsi préparé un nouveau type d’analphabète, la brute au cerveau bourré de mots, bloqué par l’imprimé : le lecteur du journal, l’intoxiqué de propagande. » […]

« Le progrès le plus important accompli par l’État au XIXe siècle, le plus lourd de conséquences pour l’avenir, c’est sa main mise sur l’enseignement. Jusque-là, dans la société occidentale l’enseignement était laissé à l’initiative des individus ou des groupes. Le roi protégeait ou surveillait, mais même quand il fondait le collège de France, il ne lui venait pas à l’idée d’instruire. Aujourd’hui, de cette indépendance de la fonction enseignante, à peu près rien ne reste en France, sauf quelques privilèges désuets dans la discipline intérieure des facultés, par exemple le droit pour les doyens de refuser l’entrée des bâtiments universitaires à la police. »

A propos de l’Union Nationale (ce qui n’est pas sans rappeler les « Je suis Charlie »):

« Ainsi se fonde un nouvel ordre social sur la nécessité toute puissante. D’une cohésion « monolithique » parce que, à la différence de la société libérale, il est parfaitement conforme aux moyens et à l’esprit de la civilisation moderne. Une nouvelle totalité se réalise : l’Union Nationale, qui englobe les plus irréductibles, — les plus misérables et les plus isolés, — le prolétariat et les intellectuels. Tous ensemble ; le métallo de chez Renault avec le président du comité des forges, le résinier des Landes avec l’artiste parisien. En temps de paix, tout était en question : les rapports entre les classes sociales, entre les individus et la société. En temps de guerre, de ces mises en question rien ne reste. La guerre résout les contradictions de la société moderne ; la nation armée, c’est la société parfaite. Si le présent offre quelques sujets d’amertume, la victoire permettra d’y porter remède… »

A propos de la Révolution française:

« Alors l’individu se découvre en face de lui et s’interroge. Qu’est-ce que l’État ? Quelle est l’origine de la souveraineté politique ? Comment assurer un lien de l’homme à ce pouvoir dont il dépend de plus en plus ? Quels sont les droits naturels, les limites sacrées que le Prince ne doit pas franchir ? Les définitions abstraites cachent une angoisse vivante. Autant qu’un progrès de l’esprit de liberté il y a à l’origine de la Révolution française des individus de plus en plus seuls face à un Pouvoir de plus en plus fort. Sans paradoxe on peut dite que la conception d’un gouvernement élu est née de l’impuissance progressive des hommes. A celui qui ne peut plus éviter la tyrannie il reste encore de choisir son tyran. »

A propos de l’État totalitaire, de la guerre et du progrès :

« Le progrès de l’État est celui de la guerre ; et le progrès de la Guerre est celui de l’État. C’est en commandant à ses troupes que le Prince s’exerce au maniement des masses, et c’est pour entretenir l’armée qu’il lève un tribut qui devient permanent avec elle, qu’il impose à la société une administration semblable à l’organisation militaire. Le grand Prince est celui qui augmente l’armée, qui lui donne une technique et des armes. Et c’est aussi celui qui perfectionne l’administration et le fisc pour nourrir une guerre de plus en plus exigeante. Le progrès de l’État — le Progrès tout court peut-être — est un aspect de la course aux armements. »

A propos du concept de « nation » (monarchique par son origine, antidémocratique) :

« La Nation c’est l’État. L’État monarchique a préexisté de longs siècles au sentiment national français ; si la nation française est la plus vraie et la plus stable, c’est parce qu’elle est née dans le cadre de l’État le plus ancien et le plus stable. Tout au plus, à force d’action persévérante, l’État crée cette réalité par laquelle il prétend se justifier. Comment se constitue la Nation ? Rarement par le peuple, le plus souvent par le Prince. L’unité allemande et l’unité italienne se sont ébauchées dans deux Etats-germes : la Prusse et le Piémont. Là où le soulèvement populaire avait échoué en 1848, la diplomatie et la guerre réussirent. A l’origine des grandes nations modernes la volonté populaire et la décision des armes se confondent ; le plébiscite, — quand il a lieu, — n’intervient qu’après coup.

Les nations sont nées de l’État, et les nationalismes sont revendications de l’État. Le nationalisme affirme soit que le territoire et les individus compris dans les limites d’un état forment une patrie et une société naturelle, soit que les hommes d’un pays, d’une religion ou d’une culture déterminée ont le droit de constituer un état. Parfois, le nationalisme exprime la nostalgie d’un peuple qui a possédé autrefois la souveraineté politique ; cette forme en est la plus virulente. Dans tous les cas le mouvement national vise à la création à l’extension ou à la défense de l’État. » […]

« Pourquoi cette explosion des nationalismes au XIXe siècle ? Parce qu’en détruisant tous les anciens liens l’État était devenu le seul lien. L’État enlève aux sociétés la plupart des fonctions dont dépend la vie des hommes ; désormais c’est lui qui instruit, protège, nourrit. Les révolutions et les guerres, aux conséquences autrefois limitées, mettent en jeu les intérêts essentiels des individus. Quand Hitler déclarait que la défaite du régime serait celle du peuple allemand, il ne mentait pas. Le sort de l’État est celui des hommes, qu’ils le veuillent ou non ; la propagande est d’ailleurs là pour les aider à s’en rendre compte. »

A propos de la démission de l’homme vis-à-vis de l’État:

« La politique ne signifie plus rien, alors la réalité lui échappe, et ainsi la politique ne signifie plus rien ; chaque jour le décalage s’accentue un peu plus. Mais c’est précisément là ce qui attache chaque jour un peu plus l’homme à l’idéologie politique. Aujourd’hui une authentique volonté politique est presque inconcevable, seul un prodigieux effort révolutionnaire réunissant les vertus les plus contradictoires de l’audace intellectuelle et du courage physique pourrait combler l’abîme ouvert par un siècle de démission : on comprend que l’homme le refuse. Alors l’idéologie politique doit précisément être irréelle, car sa fonction est de distraire l’homme de sa situation dans le monde ; et elle le distraira d’autant mieux qu’elle n’aura rien à voir avec la réalité : ce n’est pas en vain qu’elle est vaine. » […]

« Tandis que se dressait avec la force neuve d’une réalité impitoyable l’existence des individus : l’oubliette géométrique de la cour, et ce rugissement que détache en copeaux d’acier la morsure de la machine. En deçà des principes et des discours un monde implacable ou à chaque instant, sous peine d’être écrasé, l’individu devait réagir au dixième de seconde : à l’aboi de l’adjudant comme au choc de l’obus. Partout triomphaient les Droits de l’Homme, mais partout les nations et les villes s’étendaient sans limites ; des races inconnues de tyrans et d’esclaves y naissaient, d’innommables malheurs foudroyaient des masses innombrables. Cela ne s’appelait pas Despotisme mais travail, guerre, métier, argent : vie quotidienne. C’est dans le Droit qu’il était question de Liberté, car les mots sont toujours les derniers à mourir. La Liberté des libéraux fut un mensonge : le Mensonge du XIXe siècle ce dont on parle trop. Aujourd’hui, à quoi bon parler de Liberté ! Misère et Mort, Chaînes et Désastres, libérez-nous ! Au moins êtes-vous vrais.

Pourquoi cet aboutissement ? Pourquoi, forte dans la conscience de sa servitude, la volonté de liberté s’épuisa-t-elle ainsi au lieu de s’accomplir ? … Parce qu’au lieu de la placer en eux-mêmes, les hommes l’avaient placée dans l’État. Rappelle-toi le premier des devoirs. Il ne s’agit pas de définir, mais d’être. N’attends pas qu’un autre… Saisis ! » […]

« L’individu moderne perd le sens de l’être ; il ne s’intéresse plus au sujet, mais à l’objet. L’État lui paraît le moyen d’obtenir aux moindres frais ce résultat objectif. Pourquoi alors ne pas étendre à tout cette méthode ? Si par aliénation nous entendons le fait d’être à la fois dépossédé et possédé, — d’abdiquer sa vie entre les mains d’un autre qui vous la vole pour l’en recevoir —, alors l’histoire actuelle n’est qu’un irrésistible processus d’aliénation où l’individu moderne transfère sa pensée et son action à l’État. A la fin seuls existent les Sports, les Beaux-Arts, la Propagande : l’être humain n’est plus qu’une survivance encombrante dans l’énorme appareil dont il fut le prétexte. L’État totalitaire n’est pas autre chose qu’une concrétisation de la démission totale de l’homme. »

A propos de la conception du monde comme d’un stock de ressources à la disposition de la volonté de puissance — productivisme, « progrès technique », croissance, règne de l’efficacité, expansion, etc., ad nauseam — sans fin, sans limites (elle-même son propre et unique objectif) de l’État :

« Le fondement de cette prise en mains de l’économie, c’est le nombre ; la Bête moderne n’en a jamais porté qu’un : 1234567890. Après avoir servi à l’État à dénombrer les hommes, la méthode statistique envahit tous les domaines. Elle dénombre les réserves de charbon, la criminalité infantile, l’intelligence moyenne ; et l’établissement de graphiques permet d’en tirer des lois en fonction desquelles s’organise l’ordre social, rendant ainsi l’anomalie individuelle impossible. La statistique permet au pouvoir de tout ramener à sa seule raison : l’efficacité. Il n’y a plus de lacs, plus de rivières, mais une masse d’énergie évaluée en kW ; la masse utilisable se confondant bientôt avec la masse utilisée. Il n’y a plus de forêts, mais des tonnes de bois ; plus de causse sous le soleil, mais des réserves de ciment. Plus de personnes, mais un capital de main d’œuvre dont les statistiques démographiques permettent d’évaluer le bon état, et les possibilité de renouvellement.

Désormais connus et ramenés à une commune mesure, ces éléments peuvent faire un tout. L’État totalitaire est le stade ultime de la concentration capitaliste qu’il pousse à un point où elle ne saurait être qu’absolue ou ne pas être. Plus rien ne lui échappe, non seulement la production, mais le mécanisme délicat de la distribution. Il n’y a plus ni vignobles, ni chantiers, mais la volonté de l’État ; d’une économie agricole il fait une économie industrielle en fixant d’avance les étapes de cette transformation. Mais ici comme ailleurs, si le temps de la nature est fini, le temps de la sagesse humaine n’a pas commencé ; les lubies de Caligula concernent désormais le pain quotidien de millions d’hommes. » […]

« L’État tire sa force de son impersonnalité. Dans la mesure où il arrive à son plus haut point de perfection, sa domination s’exerce sur l’ensemble des individus ; mais dans la mesure où l’être humain subsiste, cette exploitation se fait forcément au profit de certains hommes et ainsi une classe dominante se reconstitue.

En vertu de son esprit, l’État totalitaire est amené à accorder les plus grands avantages à ceux qui lui sont indispensables, à ceux qui incarnent le mieux sa volonté de puissance : aux techniciens. La politique finit par se confondre avec la technique, les fonctions techniques devenant tellement importantes qu’elles ne peuvent plus être créées que par des hommes dévoués au régime, et les politiciens devant se transformer en techniciens pour gouverner. » […]

« Ce n’est pas un Dieu qui crée ce monde, mais un mécanicien, qui monte minutieusement de l’extérieur ce qui naissait spontanément. Comme il ignore l’esprit et la vie, il copie péniblement les formes de la nature et de la vérité. Il croit avoir une culture, quand il fonde un ministère de la culture. Il croit avoir réalisé l’harmonie sociale, quand sa police assure le bon ordre dans la rue. Il croit même garantir le bonheur, lorsqu’il augmente la production de charbon. Entre les sociétés primitives et les régimes totalitaires, il y a exactement la même différence qu’entre l’être vivant et l’automate. Celui qui crève l’apparence, que dessinent les images de la propagande, pour pénétrer dans les profondeurs de la vie quotidienne, s’aperçoit aussitôt que le paradis terrestre n’est qu’une toile peinte collée sur le squelette d’une machinerie bureaucratique. »

A propos d’une des conditions nécessaires à l’avènement de l’État:

« Les hommes étant réunis en grandes masses sur un espace limité, et les disciplines étant proportionnelles aux masses, la volonté des châtiers n’a qu’à les développer jusqu’au bout pour créer l’univers concentrationnaire. Cet univers n’est pas exceptionnel, il est latent à toute société massive et concentrée ; il se manifeste, sous des formes plus ou moins poussées, dès le stade de l’internat ou de la caserne, (même si la caserne ou l’internat sont fleuris, là n’est pas la question). Dans tel établissement modèle à forte population scolaire il serait facile de retrouver l’écrasement des individus par l’abstraction bureaucratique, le sadisme des supérieurs, la solidarité avilissante des inférieurs. Il suffit de pousser un peu plus loin l’automatisme du règlement, la rigueur de la clôture, les difficultés du ravitaillement et les inconvénients de la promiscuité pour en arriver à la société concentrationnaire. Dans la mesure où la nation totalitaire est elle-même une collectivité massive et organisée, le pays tout entier n’est plus qu’un immense camp de concentration : là aussi la clôture est parfaite et la terreur règne. »

A propos de la police :

« Dans la mesure où s’étend l’État s’étend la police. En France c’est la dictature bonapartiste qui lui a donné sa forme. […] L’État moderne doit assurer le respect d’un nombre grandissant de lois, donc réprimer des délits de plus en plus nombreux. Les transports, l’industrie, l’hygiène deviennent affaire de police : dans toute fonction sociale qui se politise doit pénétrer le policier. Là où les vérités religieuses font place à une morale de l’Utile, la Police doit inévitablement passer au premier plan. L’ordre dans la rue, de condition pratique devient Vérité. L’agent ne veille plus sur des biens mais sur le Bien. Alors de simple fonctionnaire il devient champion de l’Ordre. À l’admiration pour le soldat qui défend la nation contre l’ennemi extérieur répond celle du policier qui la protège contre l’ennemi intérieur. » […]

« L’organisation d’un réseau d’agents en uniforme et en civil, qui s’étend à la société tout entière, apparaît à peu près en même temps que la machine à vapeur. Par le chiffre de ses effectifs, la puissance de ses moyens, l’étendue de son champ d’action, la police moderne est sans commune mesure avec celle du passé. » […]

« La police n’a rien à voir avec la liberté. Sa raison d’être ? Saisir, courir, ruser, terroriser, forcer. Ni l’origine, ni l’aboutissement ne la concernent. Un déclic met l’appareil en marche, et il va prêt à broyer. […] Le bon policier est celui qui ne se pose pas de questions embarrassantes, le chien de chasse qui bondit après tout ce qui fuit. » […]

« Le temps des barricades est bien fini. C’est par l’État, son armée et sa police, que la bourgeoisie contient et réprime l’agitation populaire. Le bourgeois n’est plus libéral, il devient fasciste. »

A propos de l’horreur finale que serait un état unique recouvrant la totalité du monde:

« L’U.R.S.S ou les U.S.A ? Comment choisir ? Ils suivent la même voie : et s’ils n’en sont pas au même point, le meilleur sera toujours le pire ; d’ailleurs choisir l’un d’eux c’est choisir la guerre. Alors, jouant de l’équilibre de leurs forces, faudrait-il essayer de prolonger encore l’existence des nations capables de conserver un semblant d’indépendance ? D’autres formes de vie subsisteraient avec d’autres États ; les peuples et les individus absorbés dans le ventre du Léviathan pourraient continuer d’espérer un secours venu d’au-delà des frontières. Mais aujourd’hui partout où la force est partagée, il y a guerre ; et l’explosion à laquelle conduit cet équilibre précaire ne peut aboutir qu’à l’Unité finale. Alors comment ne pas souhaiter qu’en monopolisant la force un État total nous sauve de la destruction totale ?

La solution apparemment logique serait d’éviter un conflit où l’humanité risquerait de disparaître par la création d’un État pacifiquement investi par tous les peuples de la terre. Mais cette solution cumule les inconvénients de l’idéalisme et du réalisme. Elle est presque aussi utopique qu’un monde qui serait à la fois Un et libre ; car si les hommes étaient assez conscients et assez fraternels pour choisir d’eux-mêmes un gouvernement mondial, ils le seraient assez pour respecter l’indépendance du voisin sans y être contraint par l’État. Et si le réalisme conseille d’abandonner les chemins impossibles d’une révolution qui partagerait la force entre des peuples divers mais pacifiques, il conseillera aussi d’abandonner l’idée d’un gouvernement mondial élu au profit d’un empire conquis par la puissance autrement réelle du plus fort des États : si l’État mondial est vraiment le salut, les chances d’y arriver par ce moyen sont assez vraies pour courir le risque d’une guerre. Ce rêve d’un État mondial, à une époque qui n’a plus que des vérités matérielles, ne fait que traduire en termes temporels la nostalgie de l’unité spirituelle qui devrait unir les hommes au-delà de leurs diversités concrètes. Dans l’État mondial, bien plus encore que dans l’État-nation l’unification est l’envers de l’unité ; le choisir pour fuir la guerre c’est éviter la guerre en accomplissant la fatalité qui est à la fois sa cause et sa fin : le conflit planétaire c’est l’unification du monde, on ne peut véritablement refuser l’un qu’en refusant l’autre. Un seul État… Hommes libres imaginez-vous tout ce qu’il représente ? Toute la force déléguée à un seul pour réaliser le paradis sur terre ; au lieu du chaos brûlant des énergies folles, le cristal glacé de l’énergie rationalisée. Que pourrions-nous espérer, sinon la fin du monde ? »

A propos d’une des façons dont l’État s’auto-justifie :

« L’État doit anéantir ses ennemis, mais sans Ennemi il est sans fondement. L’État fort a besoin d’une menace pour se renforcer : d’un adversaire intérieur pour justifier les pleins pouvoirs [les black blocs, les anarchistes, les écoterroristes, etc., NdE], d’un adversaire extérieur pour justifier la mobilisation [l’État Islamique, le « terrorisme », les « djihadistes », NdE] — l’un se confondant généralement avec l’autre [selon les mots d’un représentant officiel de l’État : Les « Djihadistes Verts », NdE]. L’idéal serait une menace théoriquement terrible, mais réellement inexistante. [L’État islamique, cette menace fantoche, NdE] […] »

Le dernier chapitre du livre, intitulé « Fin et commencement », commence ainsi :

« Et maintenant que proposez-vous ? — Car la réaction de l’individu moderne n’est pas de rechercher la vérité, il lui faut d’abord une issue ; en fonction de laquelle doit s’établir le système. Et je m’aperçois que ma réflexion m’a conduit là où je suis : au fond d’un abîme d’impossibilités. Alors m’imputant la situation désespérante qui tient à un monde totalitaire, il me reprochera de détruire systématiquement l’espoir. « Votre critique est peut-être juste, dira-t-il, mais quelle solution apportez-vous ? — Sous- entendu, s’il n’y a pas d’issue à la situation qu’elle dénonce, votre critique doit être fausse. C’est vous qui me désespérez »… Et effectivement je suis coupable de faire son malheur, puisque sans moi cette impossibilité n’existerait pas pour sa conscience.

Je dois pourtant lui refuser cette solution qu’il réclame, parce qu’il doit d’abord ouvrir les yeux sur une situation qui n’est pas le fruit des désirs de mon esprit, mais qui m’est imposée par l’expérience de ma vie confrontée avec l’enseignement de l’histoire. Je sais d’ailleurs que je vais ainsi exactement à rebours de ce qui constitue habituellement la réflexion sur le monde : tant celle des réalistes que celle des utopistes. Quand l’individu moderne regarde au-delà de lui-même, c’est généralement pour construire des systèmes : un tout où le mouvement de l’Histoire s’identifie au devenir de la Vérité ; soit que la fatalité soit vraie, soit que la Vérité soit fatale. Toutes ses puissances l’y conduisent, le besoin de rationaliser l’insolente irréductibilité de la vie, surtout le besoin de justifier un abandon total au fait par une justification totale selon l’esprit. Et je n’ai qu’à décrire une situation ; c’est-à-dire à subir une vérité même si l’univers entier la rejette, et à subir un fait même s’il est parfaitement absurde à la vérité. Je n’ai qu’à décrire une situation ; et je dois la peindre si bien toute entière que je ne peux même pas m’en tenir à la description systématique. Ainsi pratiquée, comme la littérature dans l’abandon au chatoiement des phénomènes, ou comme la recherche universitaire dans leur constat objectif, la description peut être aussi un moyen de fuir le drame. Tandis que ma pensée doit accepter le drame : même celui qui la met en question. »

Ce qui n’est pas sans rappeler la réaction qu’incarne toute la culture des alternatives, des alter-, qui, en un sens, est assez absurde en ce qu’elle ne se focalise que sur « trouver des équivalents à » mais en version éco-©> en bio-©> ou -durable©> ; sans aucune interrogation du sens, de l’origine des choses, de leurs impacts immatériels, ou de leurs impacts matériels indirects. Le courant alter ne semble pas comprendre que ce qui est aujourd’hui permis par le développement technologique de la société industrielle puisse ne pas être souhaitable, ou ne pas prendre en compte la problématique de la technique, le mythe du progrès technique, ou refuse peut-être simplement d’accepter que la High-Tech n’ait pas d’avenir. Au lieu de commencer par remettre en question le sens et l’utilité — les implications psychologiques, physiologiques, écologiques, sociologiques — des routes, de la voiture, de l’avion, des emballages, de l’électricité industrielle, d’internet, des immeubles, des grattes-ciels, le courant alter, rassuré par le marketing (la propagande), se contente de ce que ces choses soient produites d’une manière qui soit certifiée durable.

Réflexions sur la nature totalitaire de l’État

Qu’il n’y ait pas de solution, ou plutôt, que la solution soit d’abandonner, de renoncer aux rêves de puissance et de pouvoir qu’incarnent ces choses, est, de prime abord, difficile à admettre pour un esprit façonné (« éduqué ») par la culture dominante (et son éducation totalitaire, voire plus haut), elle-même progressiste. Le problème, cependant, c’est que des siècles d’échecs plus tard, les promesses progressistes de la société industrielle continuent, absurdement, à révéler leur caractère mensonger, globalement incontestées .

Commentaires & Édition : Nicolas Casaux

Réflexions sur la nature totalitaire de l’État

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