Le conspirationnisme

Publié le par Socialisme libertaire

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« Le conspirationnisme », par Benoit Bohy-Bunel - 17 juillet 2016. 
 

I. Introduction

" A l'ère du web 2.0, nous assistons sur la toile à la prolifération d'une diversité invraisemblable de Weltanschauungen, des plus fantaisistes aux plus "sérieuses", sans que l'attention qu'on leur accorde ne soit relative à des critères de sélection raisonnés. En effet, dans ce contexte, ne comptent pas tant la puissance argumentative du discours, ou encore l'indiscutabilité des faits avancés, ni même, ce qui est le plus inquiétant, les opinions émises, qu'elles soient favorables ou défavorables ; l'aspect déterminant serait plutôt l'importance quantitative de l'audience concernée. Apparaître massivement est une condition nécessaire et suffisante par laquelle deviennent consistantes et dignes d'intérêt les "conceptions" exposées. Leur vraisemblance devra dépendre de leur taux de viralité, taux dont l'ampleur reste aussi mystérieuse qu'un décret divin, et tend à se substituer à la faculté de juger, au profit d'une pensée magique d'un nouvel ordre.

C'est sur un tel terreau que s'épanouit une nouvelle génération de conspirationnistes décomplexés, d'autant plus sûrs de leur fait qu'ils sauront trouver un public conséquent. Sur un plan psychologique, le succès de ces pensées mutilées et confuses, ennemies de la complexité et de la rigueur analytique, peut s'expliquer par la structuration cognitive inédite induite par l'utilisation systématisée et irréfléchie d'Internet : l'effet de mode, l'effet de récence et d'exposition, et surtout la tendance à compartimenter les savoirs pour les relier a posteriori de façon artificielle via la survalorisation d'un secteur de l'information censé éclairer tous les autres, sont autant de composantes de la pensée conspirationniste qui sont largement favorisées par le netsurfing errant. En outre, la multiplication, sur le web, des "savoirs" disponibles, et la diversification des modes d'exposition de ces "savoirs", effraient, et conditionnent un repli vers l'unification simpliste propre aux théories du complot (récurrence du ton, du thème et du schéma interprétatif), unification qui vient contredire la pluralité empirique.

Cela étant, le fond du problème ne nous renvoie pas au seul outil Internet, qui n'est après tout qu'un symptôme parmi d'autres d'une réalité plus globale, réalité dont la configuration détermine un recours éperdu à la personnalisation naïve des rapports de domination. Dans cette perspective, le web ne jouerait qu'un rôle de facilitateur, dans la mesure où il n'est jamais qu'un instrument adapté aux conditions de production dans lesquelles il s'insère.

Le contexte d'apparition d'un certain conspirationnisme spécifiquement moderne nous révèle son essence et sa raison d'être. En 1798, l'abbé Augustin Barruel dénonce un complot antichrétien à l’œuvre dans le mouvement révolutionnaire français. C'est ainsi qu'émerge la première forme de théorie du complot au sens moderne, tandis que s'initie précisément la dynamique par laquelle le complot au sens traditionnel devient impossible. En effet, l'universalisme formel qui triomphe, en cette fin de siècle, sur le plan politique, se fait au profit d'une structuration juridique nouvelle des conditions socio-économiques, laquelle structuration se fonde sur l'abstraction de la valeur, l'impersonnalité du marché et la neutralité axiologique, par opposition à la personnalisation concrète et théologiquement orientée des rapports féodaux. Alors que le politique entérine une opacité inédite dans les rapports de classes, où les dominants sont eux-mêmes dominés par des abstractions vides sur lesquelles ils n'ont aucune prise, et où ils n'ont de ce fait aucune emprise réelle sur la société qu'ils sont censés régir, surgissent paradoxalement les premières tentatives d'élucidation du social misant sur la toute-puissance hyperconsciente quoique dissimulée d'une minorité bien précise. Cette contradiction apparente éclaire parfaitement la fonction intrinsèque du conspirationnisme, qui est une manière proprement moderne d'envisager le monde humain : celui-ci tend à réinjecter de la subjectivité, de la responsabilité, de la personnalité, du projet, là où ils font de plus en plus défaut.

Dans son analyse de la société marchande, Marx insiste sur la spécificité du rapport capitaliste, qui se distingue radicalement des rapports esclavagistes et féodaux. Pour le dire vulgairement, « l'ennemi du peuple » n'y est plus proprement humain, il ne s'agit donc plus de dénoncer, dans l’absolu, le pouvoir de quelque groupe social bien défini. En effet, dans les rapports modernes de production, de la même manière que "le travailleur n'est que la personnification du travail", "le capitaliste n'est que la personnification du capital". Autrement dit, les agents économiques, qu'ils soient "exploiteurs" ou "exploités", sont, en dernière analyse, et de la même manière, mus par des catégories abstraites dont la logique leur échappe complètement. De là, le véritable sujet de cette société n'est pas le "bourgeois", encore moins le salarié, mais bien la valeur, que Marx conceptualise comme "sujet-automate". La valeur, le "sujet-automate", est le moyen et la finalité de la société marchande : il est ce par quoi les marchandises deviennent commensurables entre elles, et ce qu'il s'agit d'accumuler indéfiniment ; non pas l'humanité concrète en chair et en os, mais le travail humain gélifié dans ses produits en tant que pure quantité abstraite, autrement nommé "travail abstrait". Son existence comme entité autonome réside dans l'inversion proprement capitaliste de la formule M-A-M (Marchandise-Argent-Marchandise) en A-M-A' (Argent-Marchandise-Davantage d'Argent), c'est-à-dire dans le geste capitaliste consistant à ériger l'argent, le medium de l'échange, en fin en soi, en ce qu'il posséderait la qualité quasi-magique de s'accroître dans le procès de l'échange (en réalité, c'est l'existence de la plus-value, extorquée au salarié, qui rend possible cet accroissement). Dans cette vaste automaticité tautologique, il va sans dire que l'individu, avec ses projets, ses désirs, et sa conscience, n'a aucunement son mot à dire, même dans le cas où il possède les moyens de production. Il n'est qu'une force sans volonté guidée par la logique impersonnelle des objets produits. Ici, donc, nulle psychologisation, nulle moralisation des rapports de domination n'est vraiment envisageable. Certes, il est toujours possible de distinguer au sein du champ social un groupe de privilégiés et un groupe de lésés, dans la mesure où la distribution des biens produits demeure inégalitaire. Mais il n'est pas pertinent de les opposer absolument, en supposant des intentions explicites de la part des privilégiés, car nulle intention, nulle responsabilité, nul projet conscient ne peuvent leur être imputés : ils ne sont que les jouets d'une matrice qu'ils ne contrôlent pas.

Ainsi, le conspirationnisme apparaît en même temps que le pouvoir se déshumanise. L'abbé Barruel, parce qu'il ne voulait pas reconnaître les prémisses d'une dé-subjectivation du politique, dut affirmer avec force, et de façon quelque peu caricaturale, qu'une volonté humaine, en l'occurrence antichrétienne, était à l’œuvre dans le mouvement révolutionnaire français, et permettait d'expliquer la totalité des bouleversements de l'époque. Mais de la sorte, il pêchait par optimisme, occultant le fait qu'il serait désormais toujours plus difficile d'identifier parmi les hommes les ennemis de l'homme. Il est vrai que 1789 fut une première étape, décisive, dans le déclin du christianisme. Mais non pas de manière concertée, à la façon d'un projet conscient : mécaniquement, inconsciemment, les modernes durent admettre qu'ils n'avaient plus besoin de la religion, dans la mesure où le divin s'incarnerait bientôt dans la matérialité terrestre (marchandise comme fétiche). Les raisons qu'ils donnèrent à leur athéisme ne furent ainsi que des effets pris pour des causes : des justifications a posteriori d'un état de fait non choisi (leur confusion est aussi absurde que celui qui, trébuchant et tombant puisque soumis à la gravité, dit : "je veux tomber").

II. Le conspirationnisme anti-juifs

Les diverses théories du complot qui ont fleuri jusqu'à aujourd'hui sont toutes porteuses de la même illusion. Le conspirationnisme anti-juifs, par exemple, vise initialement à dénoncer l'impureté du capital financier, qui en tant que tel est une catégorie abstraite résultant de la logique impersonnelle du capital. Pourtant, il ne se contente pas de dénoncer une simple mécanique impersonnelle. Associant d'abord la spéculation financière à quelque volonté de puissance imaginaire (de fait, la valorisation de l'argent confère quelque pouvoir face à la communauté abstraite de la valeur, mais non directement face à la communauté réelle), et se basant sur une certaine « estimation statistique » (les grands banquiers seraient majoritairement juifs, ce qui de toute façon tendrait à prouver leur marginalisation, dans la mesure où le travail de l'argent est originellement impie), il débouche sur une essentialisation du type juif, et sur la détermination d'une psychologie, d'une morale et d'un projet de domination très précis. Le point de départ est une pure automaticité déshumanisée, affirmant son caractère abstrait, et son extériorité à l'égard de toute culture (le capital financier) ; le point d'arrivée est une communauté historique dont les intentions seraient conscientes, déterminées, et relatives à une culture, voire à une "race" (dans le pire des cas), aux traits marqués et connus. Cette induction erronée vise bel et bien à localiser un ennemi commun, à lui donner un visage humain, afin de contourner le désespoir attaché au constat qu'il n'y a rien d'humain dans ce qui nous domine.

Aujourd'hui, le conspirationnisme anti-juifs a pris d'autres visages, mais le mécanisme est le même. Prenons le thème de la guerre des mémoires : par exemple, on opposera le souvenir du colonialisme au souvenir de la Shoah (Dieudonné). Il va de soi que la mémoire collective telle qu'elle est organisée aujourd'hui par l’État ne saurait répondre à des exigences morales ou humanistes, mais qu'elle tend bien plutôt à justifier l'ordre existant. Ainsi, le démon nazi est l'épouvantail qui rend nécessaire et souhaitable le totalitarisme "soft" de nos sociétés marchandes. Sa dénonciation et le rappel constant de l'horreur qui a pour nom Auschwitz visent à instaurer une limite dans la critique de notre système. Mais pour ce qui est du passé colonial, dans la mesure où ses connexions avec le capitalisme actuel sont trop ténues, son souvenir peut vite s'avérer encombrant. D'où l'hyperprésence du génocide juif dans les discours officiels, et la relative discrétion à l'égard des anciennes colonies. Cela signifie-t-il que les peuples anciennement colonisés doivent s'opposer à la communauté juive, en ce que cette dernière monopoliserait la mémoire officielle à leur détriment ? Loin de là. Car dans ce contexte, importent peu les individus, leurs particularités concrètes. Dans ce contexte, c'est en tant que symboles dépouillés de toute détermination concrète (historique, culturelle), que juifs et colonisés fonctionnent, symboles évalués à l'aune de la logique impersonnelle de la valeur. L'analogie entre d'une part le camp de concentration nazi, "espace bio-politique le plus absolu" (Agamben), et d'autre part la captation totale des corps des travailleurs-consommateurs par le bio-pouvoir de l'occident contemporain, cette analogie devant être évitée à tout prix, la diabolisation absolue du régime nazi, et son corollaire, la victimisation absolue du peuple juif (conçu abstraitement), apparaissent comme une nécessité. D'un autre côté, l’État gestionnaire du capitalisme post-colonial, susceptible de reconnaître les racines de son développement dans l'existence d'un passé colonial, mais rechignant, en vertu de ses principes égalitaires, à revendiquer un tel héritage, devra produire un discours beaucoup moins tranché, voire taire la réalité, dès lors qu'il s'agira de l'esclavagisme colonial. Cette façon d'envisager le devoir de mémoire ne laisse aucune place aux peuples souffrants en chair et en os : juifs et colonisés sont ici dénués de toute caractérisation historique concrète ; c'est en tant qu'il est propre à souiller ou à purifier la logique de la valeur que leur souvenir sera considéré comme digne ou non d'être conservé dans les mémoires. Dès lors, ce ne sont pas deux types de communautés historiques qui s'opposent, mais c'est le même procès abstrait de sélection dépersonnalisante qui opère. Dieudonné, pour ne citer que lui, a tort de reprocher au "lobby juif" contemporain la captation des mémoires officielles, car dans cette affaire, nul groupe humain différencié ne saurait revendiquer l'initiative du devoir de mémoire. C'est une dynamique vide de sens et d'âme qui préside à la victimisation des juifs, victimisation dont ils sont eux-mêmes victimes, dans la mesure où elle ne passe pas par la reconnaissance de leur spécificité concrète (ceci expliquant peut-être le caractère obsessionnel d'une telle victimisation, cette façon de ne pas pouvoir en finir avec elle). Dès lors, les descendants des victimes de la Shoah et les descendants des victimes de la colonisation, non seulement ne s'opposent pas, mais devraient viser un but commun : la moralisation et l'humanisation des mémoires officielles, qui passe par une critique en profondeur de l’État gestionnaire du capitalisme. Ce souci d'humanisation est présent chez Dieudonné, mais de façon confuse : il personnalise a priori la responsabilité (il cible crétinement les juifs), là où il faudrait humaniser a posteriori les finalités du devoir de mémoire.

Mais venons-en aux racines de la pensée moderne de la « question juive », et à ses rapports avec le conspirationnisme anti-juifs qui prolifère aujourd’hui.

Une approche « perspectiviste » de la question juive nous est proposée par Nietzsche, en particulier dans la Généalogie de la morale. La judéité ne nous renverrait pas à une communauté humaine parmi d'autres qu'il s'agirait de stigmatiser ou de soutenir, mais serait présente en chacun de nous, occidentaux de la modernité, à titre de disposition métaphysique ou transcendantale. Dès lors, la dénonciation d'un complot juif, ou la haine du juif, s'apparenterait davantage à une haine de soi qu'à un ressentiment dirigé contre l'autre. A dire vrai, en suivant l'analyse nietzschéenne, et en la confrontant à la critique marxienne de la valeur, on pourrait arriver à ce résultat (très provisoire, très contestable, et qu’il s’agira de dépasser) : la judéité, base religieuse et morale du « nihilisme » occidental, s'incarnerait éminemment et s'achèverait dans la dépersonnalisation propre au moment capitaliste. Dans cette perspective, ce qui serait dénoncé lorsqu'il s'agit de décrire la structure morale juive (ou plutôt : judéo-chrétienne), ce n'est pas d’abord une communauté parmi d'autres, mais cette tendance, que nous aurions intériorisée, à déprécier, à occulter le monde et la vie au profit d'abstractions non-humaines. Le terme de « nihilisme » est ici bien sûr fort problématique, et il s’agira de le relativiser (Nietzsche n’étant pas étranger à l’antisémitisme de son époque). Mais nous tenterons de comprendre ce terme, de façon neutre, pour ensuite le critiquer.

Tentons donc de comprendre ce rapprochement possible entre la critique nietzschéenne des valeurs (morales) et la critique marxienne de la valeur (marchande). Pour ce faire, présentons d'abord les analyses nietzschéennes, postérieures chronologiquement, mais qui ont la préséance logique et généalogique. Cette présentation se voudra fidèle au texte nietzschéen, mais il faudra ensuite revenir sur certaines de ses affirmations, qui sont plus que problématiques. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche présente la manière dont le judaïsme originel proposa puis imposa l'inversion totale de toutes les valeurs alors établies. La morale des guerriers, des conquérants, des seigneurs, se vit transmuée en son exact contraire. Là où il s'agissait, pour la noblesse originelle, d'affirmer la puissance de subjuguer et de dominer, la capacité à célébrer la vie et la passion, mais aussi la puissance de détruire, d'anéantir le « faible », il s'agit, pour la caste sacerdotale par excellence, pour le peuple juif, de valoriser l'opprimé, le « faible », l'esclave. C'est une pure vertu négative qui se substitue alors à l'énergie positive et surabondante du noble : un "ne pas faire", une façon de s'abstenir, une maladive passivité qui subit stoïquement les vicissitudes de l'existence et s'en glorifie. A la base de ce retournement, on retrouve le postulat d'un "atomisme" de l’âme (Par-delà Bien et Mal) - atomisme repris et sublimé par le christianisme à venir. L'atomisme de l’âme suppose une âme neutre, un substrat moral indifférencié, à partir duquel le fait de faire le Mal, et le fait de s'en abstenir, sont deux comportements également possibles. Ainsi, est louée, est érigée en modèle de sainteté, la réaction, le fait de pâtir et de subir sans détruire, sans inscrire concrètement son empreinte dans le monde, par opposition à la force brutale et sanguinaire du guerrier agissant et effectuant, et ce dans la mesure où se laisse conjecturer quelque universalité abstraite (l'âme humaine en général) au départ de laquelle l'agir ou le non-agir sont des potentialités également envisageables. Dès lors, tout est mis en place, sur les plans psychique et métaphysique, pour que le noble se voit insidieusement contaminé par un sentiment de responsabilité qu'il ignorait jusqu'alors (toute noblesse se pensant initialement comme étant innocente), et découvre la mauvaise conscience, accablante : la révolte des esclaves, bataille de l'intellect « sournois » contre la volonté de puissance démesurée, s'achève sur le triomphe incontestable des esclaves, ceci éclairant en partie la formule énigmatique de Nietzsche : "il faut protéger le fort des faibles". Cela étant posé, il faut bien noter que cet atomisme responsabilisant relève, selon Nietzsche, d'une mécompréhension totale de la nature humaine et de ses instincts : en effet, le noble ne "choisit" pas de subjuguer et de dominer, tout comme l'esclave ne « choisit » pas d'être opprimé et maltraité ; l'un comme l'autre ne peuvent faire autrement, ils sont mus par des pulsions préconscientes sur lesquelles ils n'ont aucune maîtrise. A titre de métaphore, on pourra dire que la morale juive est, selon Nietzsche, aussi inepte que tel qui, faisant tomber un objet, et constatant l'attraction terrestre, déclarerait : "Je veux cette attraction". Tout comme l'oiseau de proie n'est pas "libre" de fondre sur sa proie, la proie elle-même n'est pas "libre" de se laisser dévorer : cette image nietzschéenne illustre à merveille sa façon de considérer la responsabilité morale, l'atomisme de l’âme, et surtout le libre arbitre, concepts fallacieux qu'il s'agirait de déconstruire, de dénoncer, puis d'abolir.

Mais venons-en au point central de la généalogie nietzschéenne, que Deleuze a si bien su résumer dans son ouvrage consacré à la pensée du philosophe (Nietzsche et la philosophie), point central qui se laisse synthétiser comme suit, par le passage d'une affirmation à une négation :

1) Le noble, dans la détermination de sa morale, affirme avant toute chose sa propre puissance, sa propre existence, surabondante et joyeuse, son grand "oui" à la vie qui est la sienne. Il est le "bon, le "véridique", l'authentique, celui qui possède la force de créer des valeurs pour les imposer, la force de nommer le monde et ses états en tant qu'individu s'éprouvant en première personne. Sa dépréciation du "mauvais", du "menteur", du factice, de l'esclave en somme, est un moment secondaire, inessentiel, et peu thématisé par lui : elle ressemble à de l'occultation, à de l'indifférence, indifférence parfois bienveillante d'ailleurs - on plaindra le vil, on ne le haïra jamais : la noblesse réserve sa haine et son agressivité à ses semblables. Autrement dit, la positivité, l'affirmation, dans la morale noble originelle, est le point de départ véritable, tandis que le moment négatif est contingent.

2) La morale juive initiale, au contraire, a pour point de départ la négation de ce qui n'est pas soi, la condamnation du dominant, elle se fonde sur un grand "non" dirigé contre l'autre et sa violence. Le juif primitif est le vertueux, il incarne le Bien, non pas en ce qu'il aurait la puissance de créer des valeurs ou de nommer le monde, mais en tant qu'il déprécie un système de valeurs et un monde qui lui est étranger et qu'il subit. Ainsi, l'affirmation de soi, dans le cadre de cette morale, est le moment inessentiel et secondaire, le moment dont on peut se passer, tandis que la haine dirigée contre ce qui est plus puissant que soi est le point fondamental. Autrement dit, la négation, dans la morale juive primitive, est le point de départ véritable, tandis que l'affirmation est indirecte, médiatisée et contingente.

Mais venons-en au sujet qui nous intéresse pour l'instant : en quoi, selon Nietzsche, le judaïsme primitif serait-il la base morale et métaphysique du nihilisme occidental ? Dans la synthèse que nous venons de proposer, nous pouvons mettre en avant deux moments : l'atomisme de l’âme responsabilisant (fallacieux) et le passage d'une affirmation à une négation. Est nihiliste, dans le vocabulaire nietzschéen, ce qui est négation, dépréciation de la vie, de l'existence éprouvée en première personne, ce qui s'oppose à l'amor fati, au fait d'affirmer et de louer constamment ce qui arrive, y compris les pires souffrances (d'ailleurs, le passionné, le contraire du nihiliste, est celui qui doit endurer ces pires souffrances : elles sont le prix à payer pour expérimenter la joie authentique et sublime). Or l'atomisme de l’âme, d'une part, serait nihiliste en vertu d'une telle définition : la neutralité, l'indifférenciation, l'universalité abstraite qu'il postule reflètent une distanciation destructrice, un désengagement à l'égard du monde, et un effacement corrélatif de la personnalité et de son caractère spécifique, qui ne sont que des manières de dénigrer l'existant. L'atomisme de l’âme, qui fonde le dualisme de l'âme et du corps : l'âme, indifférenciée, aurait le pouvoir de choisir la façon de mouvoir le corps, qui dès lors devient une substance autonome, cet atomisme serait la base métaphysique, voire épistémologique, du nihilisme occidental : ce corps abandonné, coupé de ses instincts, de sa force vive et intégrée, cette âme vide, coupée de son affectivité propre et de son intime imbrication dans la sensualité, sont tous deux proprement désincarnés, désertés... niés. D'autre part, serait nihiliste, selon la même perspective, le passage d'une affirmation (noble) à une négation (vile) que nous venons d'expliciter : ce judaïsme originel qui a besoin de déprécier ce qui n'est pas lui pour poser son identité axiologique serait la figure initiale du nihilisme occidental, sur le plan moral cette fois-ci. A double titre, donc, sur les plans métaphysique et moral, le judaïsme serait l'émergence du nihilisme dans le royaume des valeurs.

Notons en passant un fait qui a son importance : Nietzsche lui-même ne se pensait pas comme antisémite (du moins pas directement, car un antisémitisme « métaphysique » semble s’affirmer malgré tout dans sa pensée). Comment justifierait-on le non-antisémitisme de Nietzsche, qu’il revendiquait parfois ? D'une part, dans la Généalogie de la morale, outre le fait qu'il range « le » juif dans la catégorie du "vil", de l'"esclave", il loue surtout et avant tout son intelligence, son habileté, sa grandiose œuvre de conversion massive : n'a-t-il pas, après tout, su avoir raison de la caste représentant la puissance par excellence ? D'un certain point de vue, "le" juif est lui aussi créateur de valeurs, certes des valeurs qui se réfèrent à un opposé prédonné, mais des valeurs tout de même empreintes d'une relative positivité. D'un certain point de vue, "le" juif est lui aussi un fort, ou plutôt : un faible qui a su se hisser au rang des forts, appartenant à une caste qui a su s'ériger en caste de seigneurs, d'autant plus méritante que sa condition initiale était la fange et le mépris universel : là se situent les limites de l'essentialisme nietzschéen, qu'il aurait admises à demi-mot, et de là se laissent envisager un égalitarisme et un démocratisme nietzschéens... non nihilistes. D'autre part, et c'est là le point essentiel, le geste moral juif représente, selon Nietzsche, un formidable défi pour la caste des nobles, et de là, pour l'humanité tout entière, dans la mesure où l'humanité s'éprouverait le plus intensément dans l'existence noble. En effet, la dépréciation juive et son triomphe, inscrivant dans l'âme noble les douleurs de la mauvaise conscience et de la culpabilité, sont une incitation pour cette âme à se complexifier, à trouver des parades, des stratégies d'évitement au service d'une libération d'autant plus exaltante qu'elle aura été précédée de tourments atroces. Faites souffrir une âme noble, elle vous en sera finalement reconnaissante : n'a-t-on pas dit que l'extrême souffrance est la condition sine qua non de sa joie (joie dionysiaque, entendons-nous bien) ? Voici donc pourquoi Nietzsche ne se pense pas comme anti-juifs : il considère que "le" juif est intrinsèquement digne d'admiration (il est l'esclave qui a su renverser le maître) ; et il considère que le noble, figure suprême de l'humain sur terre, lui est, somme toute, redevable. D'un point de vue intrinsèque comme d'un point de vue extrinsèque, le judaïsme ne serait pas condamnable selon Nietzsche. Un autre argument de poids est à avancer : depuis le triomphe de la morale juive, nous posséderions tous la judéité, en un sens transcendantal (la critique de la morale juive est d’abord, pour tout occidental, une auto-critique ; le combat entre la judéité et la noblesse est d’abord un combat intérieur à chaque conscience ; être « anti-juifs », cela renvoie donc à une forme de haine de soi, condamnable chez Nietzsche).

Suite à cette parenthèse, passons au reste des thèses nietzschéennes qui pourraient nous mener tout droit vers la critique marxienne de la valeur. D'une part, le judaïsme connaît une première transmutation au sein du christianisme : l'amour chrétien n'étant qu'une couronne de fleur jetée sur la « haine juive », comme on peut le voir dans la sublimation opérée par la pensée chrétienne de l'atomisme de l’âme, invention juive s'il en est, atomisme qui constitue ainsi le liant entre ces deux types de révoltes d'esclaves qui n'en forment fondamentalement qu'une seule. C'est Saint-Paul qui, en "christianisant" le Nazaréen sur le chemin de Damas, occulte le premier cette continuité, et fait dès lors du christianisme la religion universelle, "dé-judaïsée". Mais, d'autre part, en re-particularisant le christianisme et en renouant implicitement avec la notion de "peuple élu" via l'affirmation d'une prédestination divine, le protestantisme rejoint ces racines juives. Or, le protestantisme, comme le suggérait déjà Weber en son temps, avec sa valorisation de l'ethos du travail, le travailleur étant l'atome spirituel ici pensé à nouveaux frais, est la religion qui prépare les bases métaphysiques du capitalisme et le rend pour ainsi dire "possible pour les consciences" : il suffit de considérer l'Angleterre du XVIIème siècle. Voici donc que ce capitalisme, sous ses dehors impersonnels, aurait pour fondement un retour chrétien au judaïsme, une ré-initialisation radicale de son nihilisme primitif. La thèse que nous posions plus haut à titre programmatique se verrait dès lors confirmée : l'impersonnalité capitaliste, ce fameux "travail en général", cela même qui empêche tout complot et déclenche dès lors le conspirationnisme en tant que pensée paranoïaque de la réaction, un tel fait trouve son fond propre au sein de cette communauté précisément visée par un tel conspirationnisme : la communauté juive, le judaïsme étant également entendu comme structure transcendantale à la base de nos perceptions morales d'hommes occidentaux de la modernité tardive. "Le" juif serait responsable du complot élevé à la seconde puissance, ce pourquoi toutes les haines seraient dirigées vers lui : il est moi-même, comme autre, tel que je rends impossible à moi-même, comme autre, dans des conditions capitalistes précisées, la désignation de responsables, de conspirateurs.

Mais ces conclusions sont absolument insatisfaisantes, étant donné qu’elles favorisent une forme d’antisémitisme structurel. De nombreux penseurs fascistes aujourd’hui (Alain de Benoist, Alain Soral, Francis Cousin), rapprochant implicitement la question "du" juif ou du « judéo-chrétien », telle qu’elle serait formulée par Nietzsche (nihilisme) ou encore par Hegel (universel abstrait), à la question d’une critique du capitalisme financier, ou du capitalisme comme abstraction, seraient en accord avec ces conclusions, qui tendent à affirmer l’idée d’une colonisation mondiale, au sein de la matérialité capitaliste, qui serait opérée « sournoisement » par quelque « esprit juif » totalement idéalisé. Marx lui-même donne d’ailleurs, hélas, des armes à ces sinistres personnages, par exemple dans ses Annales franco-allemandes, où il affirme la proximité entre la religion juive et « l’esprit bourgeois » (Marx n’étant lui-même pas vraiment matérialiste, sur ce point, soit dit en passant). De ce fait, on retrouvera aujourd’hui, même chez certains « gauchistes » pourtant épris d’antiracisme, des propos structurellement antisémites. On songera aussi au cas Heidegger, qui assimile, dans ses Cahiers noirs, la rationalité calculatrice propre à l’ère de la technique (qu’on peut identifier à l’abstraction de la valeur capitaliste), à la figure métaphysique du « Juif ». Nous avons confronté les thèses nietzschéennes à la théorie marxienne de la valeur, non pas pour valider cette approche, mais pour appréhender ses limites (limites qui se situent également au niveau d'une absurdité folle consistant à faire cohabiter un principe aristocratique et inégalitaire et un principe démocratique et égalitaire au sein d'une même "intuition", absurdité qu'on retrouve constamment dans les discours des conspirationnistes antisémites épris de "force" et de "puissance"). Ce qui est en jeu est clair : la déshumanisation du pouvoir, qui se manifesterait sous la forme d’un atomisme de l’âme réactif (judaïsme chez Nietzsche), puis sous la forme de l’abstraction de la valeur (capitalisme chez Marx). Sur cette base, on serait tenté de déplorer une situation où il n’est plus possible d’identifier des responsables humains concrets à la base des rapports aliénants de la société moderne, qui constaterait le triomphe de « l’esprit juif ». Certains conspirationnistes anti-juifs, conscients de ce fait, s’en prendraient dès lors à la communauté historique concrète qui porterait aujourd’hui ce « projet d’abstraction », et trouveraient là l’occasion, précisément, d’identifier une particularité humaine concrète derrière cette abstraction. Conscients qu’ils portent en eux-mêmes cette judéité dite « nihiliste » (qui ferait violence à leur « force », à leur « noblesse », à leur esprit « libertin », à leur « virilité »), ils s’engageraient dans un combat de purification « interne » (esprit « critique »), complétant le combat « externe » (dénonciation du « lobby juif »). Associant ce combat au combat anticapitaliste (combat contre l’abstraction de la finance mondialisée, essentiellement, ou combat contre l’automouvement des marchandises, chez Francis Cousin, par exemple), et au combat nationaliste (revendication d’une souveraineté "nationale", européenne ou française, contre le principe d’un mondialisme abstrait), ils prépareraient le terrain pour une nouvelle forme de national-socialisme antisémite. C’est bien le rapprochement entre des thèmes nietzschéens (simplifiés à l’extrême) et des thèmes marxiens "anticapitalistes", qui recèle ce danger. Il s’agirait donc de démystifier ces conceptions mythologiques plus que dangereuses. Comment s’y prendre ? Il y a d’abord un idéalisme totalement abstrait, précisément, dans cette approche : « l’esprit juif » transhistorique est ici un présupposé latent. Or cet idéalisme, par opportunisme, va se muer en pseudo-matérialisme, en rattachant un tel « esprit juif » à des communautés historiques concrètes (communautés juives, regroupées sous le terme générique de « lobby juif »). Ce glissement n’a rien de légitime, et c’est d’ailleurs le glissement qu’a opéré le NSDAP, pour justifier sa « solution finale ». Par ailleurs, cette logique de re-particularisation d’un « universel abstrait » fantasmé n’est pas proprement anticapitaliste, mais s’insère plutôt dans une logique capitaliste dialectique, qui dissout l’universel abstrait dans le particulier concret, et le particulier concret dans l’universel abstrait, indéfiniment (de ce fait, le NSDAP n’était absolument pas un parti anticapitaliste, bien au contraire : il dévoile la dimension potentiellement raciste, fasciste et totalitaire du capitalisme).

A dire vrai, une approche plus « concrète » considérerait le « projet métaphysique » des juifs primitifs sous sa forme historique singulière, et non comme étant susceptible de « migrer » d’époques en époques, comme une idée abstraite pure dépourvue de contenu empirique. Or, sous sa forme historique, le projet juif de renversement des valeurs est très certainement associé à un projet d’émancipation concrète dans le cadre d’une domination matérielle concrète. A ce titre, les armes « spirituelles » dont bénéficiaient les juifs primitifs ne furent peut-être que des effets superficiels. Des stratégies concrètes d’émancipation sont aussi à considérer. Ainsi ré-ancré dans sa situation historique concrète, le projet juif initial ne serait plus un projet de colonisation transhistorique idéalisé, qui s’opèrerait sur le plan de la pure conscience. Il nous en apprendrait sur la manière dont s’opèrent les luttes concrètes d’émancipation. Le projet juif initial, concrètement parlant, n’est pas un projet métaphysico-politique de domination mondiale, mais un projet politique d’émancipation mondiale, de mise en place d’une égalité et d’une liberté mondiale. Celui qui considère que la « noblesse », la « force », « l’affirmation de la vie », auraient tout à perdre de ce projet d’émancipation, ne sait pas ce qu’il dit : car l’idée d’un renversement provisoire des valeurs, qui engage aussi des pratiques concrètes, et qui valorise l’opprimé, n’est qu’une phase transitoire vers une humanité libérée, affirmant universellement et concrètement, subjectivement, sa force (les juifs affirmeront en dernière instance ce grand « oui », cette grande affirmation, qui n’est pas envisageable dans le cadre d’une domination, et qui dans la bouche des « seigneurs » et des « forts » n’est qu’une mascarade inconsciente). L’intervention d’une eschatologie potentiellement « nihiliste », d’un « arrière-monde » postulé, n’intervient, stratégiquement, qu’a posteriori dans cette affaire, ou de façon contingente. Ce qui compte avant tout, c’est l’émancipation politique de tous les hommes de la Terre (et le Jésus « historique », en tant que sur-juif, se sentira investi de cette mission politique, éminemment). De ce fait, si l’on considère le projet juif initial dans sa concrétude, on peut considérer que la réalité capitaliste, qui est une réalité dans laquelle l’humanité est universellement dominée par des abstractions marchandes, est l’échec total de ce projet. Les juifs primitifs n’ont pas voulu que nous soyons tous esclaves, mais qu’il n’y ait plus d’esclaves dans le monde. Le capitalisme est même l’inversion stricte du projet juif historique : le premier renvoie à une universelle aliénation abstraite, le second revendique une universelle émancipation concrète. Les conspirationnistes anti-juifs isoleront un seul mot dans cette affaire (« universel »), ils idéaliseront le procès en le privant de sa singularité historique concrète (idée d’un « esprit juif ») puis le re-particulariseront fallacieusement dans la réalité contemporaine (« lobby juif »). Ces glissements conceptuels n’ont rien de rigoureux, sèment la confusion, et sont des erreurs flagrantes, du point de vue généalogique. Le « pouvoir » économique, symbolique, politique et social dont disposeraient certains membres de la « communauté » juive (grands banquiers juifs, Hollywood « juif », grands intellectuels juifs, ultra-nationalistes israéliens, tous mis « dans le même sac » par les conspirationnistes) serait à interpréter non pas comme l’exercice d’une domination explicite, mais comme la dispersion d’un projet d’émancipation qui aurait échoué, ou comme des tentatives de résistance parfois, de crispation dans d’autres cas, de réappropriation du pseudo-pouvoir en place dans certains cas, qui seraient diverses sortes de réponses face au constat d’une impossible résolution messianique. Mais d'un autre point de vue, ces phénomènes de captation (ou de déprise) pourraient bien être totalement indépendants de toute donnée "culturelle", "identitaire", ou "religieuse", et relever d'une logique matérielle inconsciente en laquelle les communautés concrètes ne sont plus spécifiées.

Mais au fond, quelle sera la leçon à retenir dans tout cela ? En tant que forme concrète de l’émancipation, le projet juif initial porte l’idéal d’un universel concret, et non d’un universel abstrait. A partir d’un sentiment d’appartenance à une communauté localisée, les juifs s’identifièrent, au sein de leurs souffrances concrètes d’esclaves, à tous les peuples esclaves du monde. Cette identification à l’homme comme entité universelle n’était pas abstraite, car elle s’insérait dans une expérience concrète de la souffrance d’une chair vivante. En conciliant un principe d’appartenance communautaire à un principe d’appartenance universel, les juifs n’ont pas défini une humanité abstraite et générale qui pourrait donner lieu, plus tard, à des formes de dépossession, dans l’abstraction de la valeur marchande, mais ils ont défini au contraire les bases historiques concrètes d’un universel concret, qui concilie ancrage communautaire et identification à l’humanité dont la libération était l’enjeu. Débarrassée de tout contresens fâcheux, la « question juive » indiquerait explicitement une chose essentielle : le projet juif initial, qui n’est pas qu’un projet métaphysique, mais aussi un projet historique concret d’émancipation, serait à réaffirmer dans le projet moderne qui lui correspond le mieux, à savoir dans le projet internationaliste qui s’oppose à toutes les dominations en jeu dans le capitalisme. Ce projet internationaliste, en effet, définit un universel concret : il concilie appartenance à une communauté locale, et appartenance à une humanité dominée et souffrant concrètement dans sa chair. Par effet d’universalisation, il entraîne avec lui les « dominants » eux-mêmes, dans la mesure où ils seraient dominés par des abstractions sur lesquels ils n’auraient aucun contrôle, et qui souffriraient aussi, indirectement, d’une telle dépossession (et alors, dans ce projet internationaliste concret, il s’agirait, en dernière instance, de « sauver » aussi ces dominants gouvernés par l’automouvement des choses - christianisme). Le judaïsme, ainsi confronté à ses origines, retrouverait ses fondements axiologiques originels : il faut détruire les idoles (Abraham), les fétiches (peut-être même les pyramides), ces choses non-humaines qui gouvernent les hommes, et qui définissent l’ennemi commun de l’homme ainsi universellement, et concrètement réunifié. La marchandise n’est pas autre chose qu’un fétiche, qu’une idole. Le judaïsme, conforme à ses présupposés initiaux, ne serait pas autre chose que l’anticapitalisme porté à sa suprême puissance.

Les membres des communautés juives qui se seraient éloignés de ce projet initial (grands banquiers, agents du spectacle, etc.) n’exerceraient pas en ce sens la puissance d'un projet initial, mais plutôt son impuissance (son impuissance à se réaliser). Ils ne dévoilent pas un projet de domination mondiale, mais plutôt une forme de renoncement désespéré (quoique le capital financier soit aussi, tout de même, un principe de destruction du capitalisme : ils participent inconsciemment, tout de même, à l’autodestruction de ce système qui traduit leur échec ; hélas cette autodestruction n’a rien d’émancipateur, mais accroît la barbarie). En outre, le capital financier, demeurant fictif, irréel, n’engage pas une « force » positive de ses détenteurs, mais plutôt un rapport abstrait au monde, qui est l’impuissance même : les individus qui se seraient isolés dans ces sphères exprimeraient plus une forme achevée d’abandon qu’une tentative de transformer un projet d’émancipation en projet de domination. Les ultra-nationalistes israéliens, de leur côté, qui commettent des crimes impardonnables au nom d’un principe territorial confus, s’éloigneraient toujours plus du combat universel concret, occultant le fait que Jérusalem demeure, en dernière instance, le projet d’une humanité réunifiée et pacifiée sur toute la Terre (Jérusalem est, en un sens, la paix perpétuelle terrestre). Ils annonceraient de ce fait leur constante impuissance, l’exercice de la violence n’étant pas l’exercice d’une puissance (comme nous l’aurons appris les juifs primitifs, précisément), mais bien l’aveu d’une totale stérilité.

Mais ces analyses, de toute façon, sont certainement tendancieuses, car elles débouchent sur un essentialisme contestable, quand bien même il se voudrait « fidèle » à quelque projet d’émancipation initial. En répondant sur le terrain, à tendance essentialiste, des antisémites modernes, on ne contourne pas l’écueil ontologisant, malgré la bonne foi et la volonté de « vérité » de l’analyste. Distinguer le juif « fidèle » (révolutionnaire) et le juif « infidèle » (banquier) sur la base d’un idéalisme qui se voudrait plus « concret », conduit probablement à une dangereuse impasse. Mais alors serait-ce l’idée même d’identité juive qui disparaîtrait aussi ? En tant que non-juif, l’analyste n’a de toute façon pas beaucoup de légitimité, et ignore le sens profond d’une persécution millénaire, qu’il n’appréhende qu’extérieurement. De façon beaucoup plus pragmatique, il notera simplement, et avec plus de modestie, que la société capitaliste implique une ethnicisation croissante des rapports de pouvoir, dans l’idéologie, pour faire oublier les rapports d’oppression matérielle. Le combat contre l’antisémitisme, comme combat anticapitaliste, serait un combat contre toute forme de réductionnismes identitaires, qui font oublier des rapports d’oppression matériels.

Si l’on accepte toutefois le principe d’une « identité politique » juive, qui résiste, malgré les écueils soulevés (et ici, c’est le judéo-chrétien révolutionnaire qui s’exprime), on se permettra de penser que la « communauté » juive (qui s’identifie ici à la communauté « humaine »), dans la mesure où elle aura su rester fidèle, implicitement ou explicitement, à son projet universel-concret d’émancipation mondiale, aura été et sera peut-être encore la « communauté » subversive par excellence (quoiqu'à l'idée "d'identité", fort problématique ici, on pourra substituer celle de "puissance", ou de "visée", ou d'attente sans atteinte, qui concerne aussi l'humain en tant qu'humain : comme l'indique Agamben, « La vocation messianique n’est pas un droit, elle ne constitue pas une identité : c’est une puissance générique dont on fait usage sans jamais se l’approprier »). Dans cette perspective, s’il faut donner un « sens » à une persécution millénaire, il s’agirait d’interpréter cette persécution comme visant une « communauté » qui viendrait abolir la soumission (une persécution opérée par les puissants, par les « territorialisés « ). Faire de cette persécution le signe d’une « malveillance » intrinsèque « du » « Juif » (cf. Soral) a une consonance absurde : ce serait supposer que l’histoire serait le terrain d’une liberté concrète (chose absolument démentie par les faits), liberté qui aurait été malmenée par ce peuple « sournois ». Certains juifs furent tellement subversifs, que les plus soucieux de s’inscrire dans ce projet concret d’émancipation politique durent se retourner contre leur propre communauté, dans la mesure où elle se serait « trahie » (Spinoza). D’autres, tels Arendt et Benjamin, qui ne reniaient pas leur judéité, ni même l’idée d’identité « juive », mais l’affirmaient éminemment dans leur pensée, ont été jusqu’à anticiper l’écueil totalitaire de tout messianisme sécularisé, de toute téléologie pernicieuse, pourtant issue d’un fond juif initial. L’impossibilité de penser avec sérénité et assurance cette « question juive » si douloureuse, vient peut-être d’un déchirement profond, qu’il ne s’agit pas de résoudre, mais au moins de présenter sous sa forme la plus crue : la sécularisation du messianisme juif aura été prise en charge par des penseurs profondément antisémites (Kant, Hegel, Nietzsche) qui, comme l’indique Arendt dans La crise de la culture (chapitre 2), préparent un terrain métaphysique qu’exploitera essentiellement le totalitarisme nazi. Une haine de soi féroce et inconsciente habite l’antisémite, ce pourquoi il est si difficile d’affronter son regard grimaçant, et de lui répondre avec calme. Mais son mensonge inepte, et ses simplifications abusives, auront été, peut-être quelque peu dévoilés ici.

III. Le conspirationnisme masculiniste

Mais passons à un deuxième exemple, dans la continuité du premier. Fleurissent aujourd'hui, sur Internet ou à la télévision, les pensées conspirationnistes supposant un complot de la « féminisation de la société » qui s'opérerait en sous-main (Soral, Zemmour). La perte de « virilité » des hommes deviendrait palpable, dans les rapports domestiques, dans les rapports de séduction, et même dans les rapports de pouvoir. Les femmes finiraient par s’approprier des valeurs initialement « masculines », et se « masculiniseraient » finalement, à tel point que tout deviendrait confus. La post-modernité « déconstructionniste », la « théorie des genres », feraient violence à un bon sens élémentaire (« un homme et une femme, c’est pas la même chose »), et brouilleraient les significations établies. Sur un plan politique et économique, ceci serait la résultante d’un ultra-libéralisme débridé, dissolvant les rapports traditionnels familiers garantissant une société plus « stable », plus « harmonieuse », et plus « ordonnée ». Le « libéralisme des mœurs » (normes sociales et morales assouplies en faveur d’une égalité « abstraite », « pernicieuse ») et le « libéralisme économique » (libre-échange, droit bourgeois) se tiendraient main dans la main, au profit d’une totalité socio-économique errante, amorale, dépourvue de repères fixes. Une forme de pensée « anticapitaliste » ici encore (et qui pourra recourir à Marx, ici et là), prétend s’exprimer, pour dénoncer une réalité chaotique, où plus rien ne ferait sens. Ces pensées confuses et confusionnistes s’appuieront essentiellement sur des faits superficiels, empiriques, visibles dans une sphère spectaculaire inessentielle, et occulteront délibérément les bases objectives d’une domination patriarcale qui, dans le cadre d’une réalité capitaliste, fondée sur l’accumulation de la valeur, ne fait que confirmer toujours plus sa barbarie. Car qu’on ne s’y trompe pas : l’impersonnalité de la valeur, l’automouvement des marchandises, qui déclenche cette incapacité à reconnaître des « conspirateurs » humains dans les mécanismes de domination, peut très bien cohabiter avec une domination inconsciente et latente de certains sur d’autres (des hommes sur les femmes, par exemple). Seulement les dominants inconscients, ne se sachant plus dominants, dans le contexte où ils sont eux-mêmes dominés par un procès d’accumulation des choses qu’ils ne contrôlent pas, ne supporteront pas cette situation incompréhensible pour eux. Agissant inconsciemment comme des dominants, sans pour autant se sentir responsables d’une « conspiration » intentionnelle qu’ils mèneraient, mais se sentant dominés en même temps par une logique objective supérieure à eux, ils chercheront à identifier des groupes humains différenciés comme coupables de cette « domination » objective qu’ils subiraient. Paradoxalement, ils considéreront que ce sont précisément ceux qu’ils dominent sans le savoir qui seraient responsables de leur soumission objective (occultant la dimension non-humaine de ce qui les soumet).

Concernant la condition des femmes dans la société capitaliste, Roswitha Scholz (issue de la Wertkritik) évoque le principe d’une dissociation sexuelle fondée sur une dissociation-valeur. Initialement, les femmes, dans les sociétés modernes, sont assignées au travail domestique, qui s’effectue dans la sphère privée, c’est-à-dire qu’elles effectuent des tâches qui ne sont pas valorisées de façon marchande, qui ne s’insèrent pas dans le processus d’accumulation marchande. Les hommes quant à eux, effectuent un travail qui est producteur de valeur (travail abstrait), ils sont insérés de ce fait dans la totalité sociale et économique par laquelle toute « valeur » émerge (non seulement économique, mais aussi symbolique, politique et culturelle, dans la mesure où la valeur économique implique toutes les autres formes de valorisation sociale, dans un contexte capitaliste). Pourtant le travail domestique féminin, indirectement, permet la reproduction de la force de travail masculine qui produit de la valeur, et reste un élément indispensable dans le procès capitaliste d’accumulation de la valeur. Mais cette « participation » à un procès de production de valeur, parce qu’elle reste indirecte et cachée (cantonnée dans l’espace privé), n’est pas « reconnue » en tant que telle. Telle sera donc d’abord la condition des femmes, dans la réalité capitaliste : une participation non reconnue à un procès de valorisation qui de ce fait entretient une logique de dépendance du capital à l’égard d’une forme qu’il exclut pourtant. Sur un plan psychologique, on pourra dès lors penser que la haine sexiste et masculiniste dirigée contre le « féminin », que la tendance à réifier « la » femme, à la soumettre de façon agressive, renvoie à une forme de mauvaise conscience masculine, à un inconscient collectif masculin furieux de se sentir à la fois dépendant et coupable, et qui ne pourrait se manifester que de manière violente, de la même manière que le déni, très souvent, prend des formes violentes - on verra par exemple que le féminin, chez Nietzsche, grand inspirateur des conspirationnistes sexistes, est le principe de la culpabilisation masculine (culpabilisation insupportables pour ces « mâles virils » !) ; les femmes rappellent aux hommes, en effet, ce fait élémentaire, qu’ils préfèreraient oublier : « votre espace public où s’exerce un pouvoir patriarcal dominant ne serait rien sans notre participation, pourtant assignée au mépris et au silence ; vous jouissez d’une volonté de puissance qui repose sur l’intervention nécessaire d’une puissance dépossédée, si bien que nous sommes le rappel constant de votre propre dépossession ».

Cela étant dit, au sein de notre modernité tardive, les choses auraient changé. Les femmes se seraient davantage insérées dans la sphère publique de la valorisation de la valeur, en accédant massivement au salariat, et même parfois à certains postes de gestion économique ou politique du capital. Cette modification, culturellement, et sociétalement, aurait débouché sur la situation que les conspirationnistes sexistes déplorent : perte des repères, remise en cause « constructivistes » de la différence ontologique entre les genres, etc. Seulement, peut-on voir, dans cet accès des femmes à la sphère publique de la valorisation marchande, une façon de s’emparer d’un pouvoir qui remettrait en cause la domination masculine ? Certainement pas, pour plusieurs raisons. D’une part, la sphère de la valorisation est, initialement, historiquement, la sphère de la domination masculine. Si les femmes finissent par accéder à cette sphère, on ne saurait dire qu’elles remettent en cause les fondements de la domination masculine : car, à défaut de créer de nouvelles valeurs, elles ne feront que s’approprier des valeurs prédéterminées par les hommes. Cette appropriation n’est pas vraiment une émancipation, mais plutôt une forme nouvelle de sujétion. D’autre part, les femmes « insérées » dans la sphère de la valeur ne continuent pas moins de devoir assurer, majoritairement, les tâches domestiques dans la sphère du foyer privé. En ce sens, Roswitha Scholz évoquera le principe d’une « double socialisation » (publique et privée, « reconnue » et ignorée). Ce principe d’une « double socialisation » n’est en rien une forme d’émancipation, mais bien plutôt l’accroissement de la soumission : à l’aliénation du travail producteur de valeur se surajoutent les tâches domestiques épuisantes. Le déni de reconnaissance s’accroît par ce fait : les femmes, qui devraient se sentir « honorées » d’être insérées dans la sphère de la valeur, d’être enfin « reconnues » socialement, sont en fait inscrites dans une activité astreignante dédoublée, dont l’aspect privé n’est jamais thématisé, et dont l’aspect public, de ce fait, est ignoré en tant que facteur d’accroissement de la sujétion. Enfin, puisque l’accession des femmes à la sphère publique et initialement masculine de la valeur n’est que dérivée et secondaire, une domination masculine au sein de cette sphère, empiriquement, doit se perpétuer malgré tout : inégalité des salaires hommes/femmes, majorité d’hommes à des postes « à haute responsabilité », etc. A l’accroissement de la soumission liée à une simple appropriation « réactive » des valeurs masculines et à une « double socialisation » doublement astreignante se surajoute une inégalité économique et sociale dans la sphère publique de la valeur.

Sur ces bases, on pourrait déjà dénoncer une totale imposture des conspirationnistes sexistes (Soral, Zemmour, etc.). Ils prétendent en effet dénoncer « l’ordre libéral » postmoderne, c’est-à-dire, implicitement, quelque « structure capitaliste » confusément appréhendée, en évoquant un principe de « féminisation » de la société, voire de « domination féminine » latente. Mais il est clair, à la lumière du principe de la dissociation-valeur, que le capitalisme est intrinsèquement patriarcal, et qu’il se perpétue comme domination masculine, jusque dans les formes barbares de la « double socialisation ». Les sexistes ou les masculinistes aujourd’hui ne sauraient être des anticapitalistes, mais ils défendent bien au contraire une structure capitaliste primitive. Ils ne voient pas que la « double socialisation » qu’ils déplorent inconsciemment (dans ses effets culturels ou sociétaux) ne remet pas en cause la domination masculine, mais qu’elle l’entretient, voire la radicalise au contraire. S’ils étaient vraiment des masculinistes cohérents, d’ailleurs, ils se réjouiraient de l’état actuel des choses : de fait, les femmes, aujourd’hui, sont plus que jamais assujetties, dans l’ordre capitaliste qu’ils défendent sans même le savoir. De fait, il n’y a pas, dans cette réalité, de remise en cause des « genres » ontologisés, mais la réaffirmation constante d’une différence de nature entre « l’homme » et « la femme ».

Qu’en est-il donc de ce « libéralisme des mœurs » qu’ils déplorent (car ils ont peut-être lu Michéa, lequel est très facilement récupérable par tous les conservateurs pseudo-marxistes à tendance facho, soit dit en passant) ? Il s’agit d’abord d’une confusion : d’une confusion entre des mouvements d’émancipation libertaires, réellement anticapitalistes, car dénonçant les effets pernicieux d’une « double socialisation » fondée sur une soumission-réification accrue des femmes (luttes pour le droit à l’avortement, luttes pour le droit des femmes à disposer de leur propre corps, luttes féministes matérialistes pour une abolition du salariat, luttes contre la chosification publicitaire du corps des femmes) et entre des mouvements, inscrits dans la logique libérale, d’intégration des femmes dans la sphère de la valeur. Les premières formes de mouvements (émancipation libertaire) n’ont rien à voir avec le libéralisme : ils ne sont ni individualistes, ni inscrits dans une logique marchande, mais sont initialement collectifs et critiques de la société patriarcale-marchande. Les deuxièmes formes de mouvements (intégration libérale) n’ont rien d’émancipateur pour les femmes, et ne correspondent en rien à des formes de « féminisation » de la société : ils perpétuent au contraire une logique de domination masculine, liée à la « double socialisation » déjà évoquée. La confusion entre ces deux mouvements crée un mélange assez étrange : un pseudo-anticapitalisme, fondé en réalité sur un désir inconscient de maintenir un capitalisme « éternel », et sur l’incapacité à voir que la domination masculine, à travers l’échec des premières formes de mouvements libertaires, est aujourd’hui plus que jamais florissante.

Que faire donc finalement des fondements « empiriques » exposés par les conspirationnistes sexistes, lorsqu’ils veulent justifier leur délire d’un complot de la « féminisation de la société » ? Les hommes feraient de plus en plus le ménage, ils deviendraient « efféminés », moins autoritaires, moins fermes, moins « virils », là où les femmes auraient tendance à « émasculer » les hommes, à imposer leurs normes d’égalité de façon dictatoriale, au point que ces normes deviennent de nouveaux principes de domination (féminine), etc. Sur un plan social, d’abord, ces descriptions nauséeuses feront l’impasse sur des phénomènes de domination masculine massifs et concrets, quoique dissimulés le plus souvent : violences domestiques massivement masculines, travail domestique massivement féminin, viols massivement masculins, harcèlement de rue massivement masculin, etc. Mais ils vous répondront que ces données élémentaires ne sont qu’idéologiques (négationnisme). S’en tenant donc à des phénomènes superficiels et spectaculaires, à des effets de « mode » parfois même ("métrosexuel", etc.), ils déploieront un babil pénible et fragile. Comment leur répondre ? D’abord, concernant cette idée d’une prétendue « virilité » intrinsèque des hommes qui serait menacée, on peut constater que cette menace n’est qu’apparente : dans l’ordre objectif matériel des choses, les effets de la dissociation-valeur (jusque dans la « double socialisation ») privilégient explicitement, d’un point de vue économique et politique, les individus masculins. Qu’ils soient « efféminés », ou « moins autoritaires », en superficie, ne change rien au statut privilégié que leur confère leur genre, et donc ne remet pas en cause une forme d’autorité objective dont ils bénéficieraient. Matériellement parlant, les hommes n’ont rien perdu de leur « virilité », assignée par leur statut supérieur dans l’ordre de la valeur. D’autre part, la figure fantasmée de la femme « dominatrice » et « castratrice », placée parfois à des hauts niveaux hiérarchiques dans l’ordre de la valeur, ne saurait en rien, matériellement, être assimilée à l’exercice de quelque « domination féminine ». Le fait que certaines femmes se réapproprient des valeurs dites « intrinsèquement masculines » (mais qui sont en réalité des valeurs construites historiquement par les dominants masculins) ne semble pas traduire un projet de domination « féminine », mais plutôt une soumission à un ordre initialement masculin, qui se voit dès lors confirmé dans ses structures. Par ailleurs, ici encore, la « transformation » ne s’opère qu’en superficie, et, dans l’ordre matériel des choses, une femme, même « autoritaire » ou « masculine », « dominatrice » (données totalement subjectives et idéologiques) demeure un sujet dominé dans l’ordre de la dissociation-valeur. Enfin, concernant le partage plus égalitaire des tâches domestiques, dont le progrès est déploré implicitement, voire explicitement, par les conspirationnistes sexistes, il faut tout simplement noter qu’un tel partage, qui de toute façon est souhaitable pour toute société qui ne se voudrait pas barbare (c’est-à-dire qui ne voudrait pas fonder la division du travail sur des rapports dits « biologiques » ou « naturels »), relève davantage d’une logique d’émancipation au moins relative, qui ne confirme en rien l’ordre « libéral », mais qui vient contrecarrer au contraire les effets désastreux de la « double socialisation », qui sont des effets liés à l’économie capitaliste (en ce sens, celui qui déplore ce partage plus égalitaire des tâches défendra un « capitalisme éternel », et s’opposera à tout ce qui peut venir contrecarrer la logique barbare de ce « capitalisme éternel »).

Dans ce contexte, les femmes, et même les femmes dites « bourgeoises », ou privilégiées, sont les éminentes victimes du procès abstrait de la valeur. Nous avons déjà noté le fait que cet universel abstrait, la valeur, s’incarnait nécessairement, indéfiniment, dans des formes particulières concrètes, d’où la violence d’une dissociation totalitaire (le peuple juif, par exemple, ayant été fallacieusement assimilé à cet universel abstrait). La forme empirique masculine, initialement, et cette fois-ci réellement, sera le contenu particulier de cet universel abstrait, et « l’intégration » a posteriori de certaines femmes dans cet universel abstrait produira une violence, symbolique et réelle, certaine. De ce fait, l’émancipation des femmes, bourgeoises ou « prolétaires » (« intégrées » ou malmenées dans l’ordre de la valeur, mais en dernière instance soumises au ravages patriarcaux de la dissociation-valeur), suppose très certainement un combat intrinsèquement anticapitaliste. Les femmes, subissant universellement, et concrètement, la violence de la dissociation, pourraient ainsi défendre les intérêts de la société tout entière, dans la mesure où la société aurait tout à gagner de l’abolition des rapports capitalistes (les hommes « prolétaires », directement, les hommes capitalistes, indirectement). Les hommes que nous sommes, dans un premier temps, n’ont peut-être pas assez d’intérêts « réels » à défendre dans la lutte anticapitaliste pour proposer des horizons réellement radicaux. Mais, par effet d’universalisation, le combat féministe (qui est de toute façon un combat anticapitaliste, explicitement ou implicitement) pourrait s’adresser, en dernière instance, aux mâles dominants eux-mêmes, lesquels souffrent peut-être sans le savoir d’une volonté de puissance qui ne repose que sur le mépris et l’occultation de ce qui rend possible pourtant son exercice (volonté de puissance dépossédée, coupable, et finalement haineuse), lesquels également demeurent soumis en dernière instance à l’automouvement des marchandises, qu’ils ne contrôlent pas. On pourrait voir, dans la façon dont Soral et Zemmour méprisent le féminin, la manifestation d’un sentiment de culpabilité qui ne veut pas se dire, d’un sentiment d’impuissance ignoré, et qui se transmue en ressentiment, en désir de vengeance. Ces sinistres individus, ne nous demandent-ils pas de faire cesser leur détresse inconsciente, à travers leurs discours compulsifs et confus ? Ils ne demandent en tout cas qu’à être éduqués : la lutte féministe est peut-être là pour ça, aussi.

Dans cette perspective, pour associer la question juive à la question féministe, on pourra noter une chose, qui paraîtra fort paradoxale : le projet politique juif initial, s’il est réactualisé, en tant que projet d’émancipation mondiale de tous les esclaves, ne peut plus être patriarcal. Le capitalisme aura dévoilé en effet la structure patriarcale de toute domination, de tout esclavagisme. Face à cette réalité moderne criante, un individu s’inscrivant dans le combat universel-concret porté par le peuple juif, sera aujourd’hui nécessairement anti-patriarcal : radicalisant le geste d’émancipation, et relativisant les figures des patriarches juifs dans un principe de limitation historique…

IV Le conspirationnisme anti-gays

La constellation conspirationniste que nous venons d'évoquer (Soral, Zemmour, etc.), développe également un conspirationnisme anti-gays. Ces tristes individus se réfèrent ici, implicitement, à une conception mutilée de la morale judéo-chrétienne (celle qui détache la conception d’un atomisme de l’âme à la lutte concrète pour l’émancipation), là où ils auraient tendance à la « dénoncer » confusément par ailleurs. Ils posent, autrement dit, un essentialisme clivant et impensé. Une « nature » de l'Homme consisterait à avoir des rapports sexuels ayant une finalité biologique précise : la reproduction, la préservation de l'espèce. C'est oublier que toute sexualité, dans une culture humaine donnée, est aussi une fin en soi, un jeu de l'amour et de la séduction, que l'on soit homosexuel ou hétérosexuel. Ces individus, qui ramènent l'Homme, atomisé psychiquement, à des propriétés essentielles dites inaliéniables, ne font au fond pas la différence entre l'humain, qui, a priori, jouit pour jouir, et l'animal, qui le plus souvent copule en vue de finalités biologiques extérieures à l'acte de jouir. Il s'agit là d'un judéo-christianisme paradoxal, qui finit par nier la spécificité de l'humain (là où tout judéo-chrétien aime pourtant à rappeler que Dieu distingue cette créature parmi toutes les autres). L'essentialiste paranoïaque homophobe voit dans l'homosexuel, quoique inconsciemment, celui qui humanise l'humain, celui qui affirme la sexualité comme fin en soi, celui par lequel tout hétérosexuel doit reconnaître que sa propre sexualité, son propre mariage, ne sont pas seulement inféodés à un ordre biologique strict. Autrement dit, Soral et Zemmour voient en la figure de l'homosexuel surgirent leurs propres contradictions : la figure de l'homosexuel est la monstration de ce que le judéo-christianisme affirme ontologiquement (une spécificité de l'humain en général), et simultanément de l'absurdité des mœurs judéo-chrétiennes réactionnaires et confuses, de l'idée d'une « famille » en soi judéo-chrétienne, réfutant ladite affirmation ontologique. C'est l’affirmation ontologique judéo-chrétienne, dans sa relation à des prescriptions normatives très concrètes qui la nient nécessairement, c'est cet atomisme de l’âme en tant qu'il contient des contradictions irréductibles (car coupé de ses bases historiques, considérées tant dans leurs limitations que dans leur dimension positive d’émancipation), qui est en jeu dans le conspirationnisme homophobe. L'homosexuel, que chacun est, de façon vécue ou latente, renvoie à la souffrance de porter une spécificité universelle de l'humain (la sexualité comme fin en soi) et de se confronter à la fois à un ordre moral défendant cette spécificité universelle, mais telle qu'elle serait l'apanage de ceux qui s'en éloignent le plus (cf. : certaines familles catholiques « vertueuses » réactionnaires, réduisant le sexe à des finalités animales ; ne s'étant donc pas élevées au rang de l'humanité comme genre spécifique, non-animal).

L'homosexuel que chacun est, que je suis donc, selon un complot porté à sa seconde puissance, est cette dimension inconsciente de mon être qui pourrait me permettre de dévoiler l'absurdité criante de tout atomisme de l’âme clivé, de tout universel-abstrait judéo-chrétien mutilé, mais qui, en tant qu'inconscient précisément, est susceptible de me faire haïr (Soral, Zemmour) ce par quoi ma libération pourtant pourrait advenir (libération qui concerne aussi une forme d’émancipation à l’égard d’un ordre économique biologisant, fonctionnaliste et utilitariste, ne considérant cyniquement que le point de vue de l’espèce biologique humaine lorsqu’il s’agit de prendre en compte l’amour individuel humain).

Sur un plan plus « politique », ici encore, les dominants inconscients, n’étant plus conscients de leur domination, car étant mus par une logique économique abstraite, accuseront certaines franges minoritaires et traditionnellement exclues d’être responsables de la domination objective qu’ils subissent (sans savoir que ce qui les domine n’est pas humain). Le mâle hétérosexuel viriliste, figure de l’homme privilégié par excellence, finit par accuser son opposé, qu’il juge comme un conspirateur (qui serait coupable aussi d’entretenir un phénomène de « féminisation »).

V. Conclusion

Il s'avère que les trois exemples pris dans ce texte recoupent des thèmes particulièrement présents chez un Alain Soral, grand prêtre de la bêtise conspirationniste sur Internet. C'est donc l'occasion, non pas de revenir sur la "pensée" de cet homme du ressentiment (son absence nous empêche de toute façon de trouver matière à répondre), mais plutôt de revenir sur la réflexion que nous proposions initialement autour d'Internet et des usages d'Internet qui favorisent la pensée conspirationniste, puisque c'est précisément sur Internet, et non sur un autre média, qu'Alain Soral sévit. Nous nous trouvons là, très certainement, devant un symptôme éminent de l’ère de la technique, dans son lien précisément avec la critique marxienne du fétichisme de la marchandise. En effet, l'ère de la technique (au sens générique, et non au sens spécifiquement heideggérien) est précisément cette époque humaine où non seulement la pensée technique, scolaire (celle des experts) triomphe, et où, en outre, les outils techniques pensent à notre place, ou bien nous font penser de telle ou telle manière sans que nous en ayons conscience et sans que nous ayons de prise sur cette passivité. Or, telle est bien l'emprise d'Internet dans notre cas précis, et cette emprise nous renvoie également aux analyses marxiennes : Internet détermine une pensée, ses réflexes, ses pauvretés, ses raccourcis, dans la mesure où cette marchandise qu'il constitue est fidèle à la mission que tout concepteur marchand doit avoir pour ses produits ; une mission d'occultation, de retour à la simplicité spectaculaire du fétiche. Ceci expliquant cela.

Nous pourrions réfléchir une minute, sans nous laisser impressionner par ces « taux de viralité », et ces écrans de fumée : nous avons là affaire à des individus qui nous diront, sans sourciller, qu’un peuple d’esclaves millénaire, persécuté pendant des millénaires (les juifs), qu’une partie de la population dominée depuis la nuit des temps (les femmes) et qu’une minorité exclue et marginalisée à travers l’histoire (les gays) seraient les responsables de « notre » oppression universelle, alors qu’ils sont les plus éminents représentants, eux-mêmes, de toutes les figures de la dominations (hommes blancs hétérosexuels au capital culturel « élevé »). N’y aurait-il pas « quelque chose qui cloche » dans cette affaire ? Il ne devrait pas être si difficile de faire taire ces trépanés haineux. "

Benoit Bohy-Bunel
 

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