★ L’arrestation de Kropotkine

Publié le par Socialisme libertaire

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“The Arrest of Kropotkine,” Liberty 2 no. 6 (January 20, 1883).  


" Nous avons glané dans L’Intransigeant et La Révolte les détails suivants sur l’arrestation scandaleuse de Pierre Kropotkine par le gouvernement français :

Le vendredi 15 décembre, Madame Kropotkine, souhaitant se rendre de Thonon à Genève pour consulter un médecin pour son frère victime d’une maladie pulmonaire, s’était arrangée pour prendre le train qui partait quelques minutes après seize heures et elle se trouvait déjà dans un wagon lorsque le procureur de la république , accompagné de quelques policiers, l’invita à descendre pour être fouillée. Il fut répondu à Madame Kropotkine qui demandait les raisons de cette fouille, qu’elle était accusée de transmettre la correspondance de son mari à des anarchistes genevois, que les ordres donnés par le juge d’instruction de Lyon était explicites et qu’elle devait les suivre afin qu’ils soient exécutés. Elle expliqua en vain pourquoi elle se rendait à Genève et pourquoi son déplacement était d’une importance vitale, impliquant, sinon la vie de son frère, du moins sa survie le plus longtemps possible; en vain présenta t-elle au procureur le petit cabas qu’elle emmenait en lui demandant de l’inspecter sur le champ, afin qu’elle ne rate pas son train; il ne fit que lui répéter plusieurs fois l’ordre de le suivre au nom de la loi.

Elle fut alors conduite dans une pièce du dépôt, pendant que Kropotkine, qui l’avait accompagné au train et qui avait été le témoin de toute la scène, était surveillé par quelques policiers dans la salle d’attente. Cela prit une heure et demi pour trouver dans Thonon une femme qui acceptât la misérable tâche de la fouiller; et même alors, en l’absence de quelqu’un d’autre pour exécuter les ordres explicites de M. Rigot, le juge d’instruction de Lyon, ce fut la femme du commissaire de police qui, à la demande de son mari, dû commencer la fouille de la personne de Madame Kropotkine. Les ordres explicites de cette racaille ayant été exécutés, et la femme lui ayant apporté, comme résultat de la fouille d’une demie heure, les papiers compromettants destinées aux anarchistes de Genève,—consistant en deux numéros du journal russe intitulé Golos, deux livres, l’un en français, l’autre en russe), un mémorandum et un portefeuille — le procureur déclara alors à Kropotkine qu’ils allaient fouiller son domicile. Celui-ci ayant fait remarquer qu’une telle fouille avait probablement déjà eut lieu durant son absence, le représentant de l’ordre répondit:

“Pensez-vous, Mr. le Prince, que nous puissions accepter de violer votre domicile en votre absence?”

Mais, en arrivant à sa maison, accompagné du procureur et de ses subordonnés, Kropotkine vit que la police était déjà là; tout avait été fouillé et mis sans dessus-dessous. Bien que Kropotkine ait averti les policiers qu’un homme mourant se trouvait dans la maison, son beau-frère, âgé de vingt-et-un ans, cloué au lit avec la tuberculose, pour qui la plus petite émotion pouvait précipiter la mort, le commissaire se rua brusquement dans la chambre, obligea le malade à se lever et procéda à un examen minutieux de chaque coin et recoin de la pièce. Ils gardèrent pendant une heure, l’infortuné malade, tremblant de fièvre, isolé du reste de la maisonnée, qui avait été confiné dans la cuisine. Finalement, terrassé par une intense souffrance, il s’effondra au pied de son lit comme une masse inerte. Un peu plus tard, lorsque sa sœur arriva pour le relever et lui administrer les soins nécessaires, les policiers ne la laissèrent pas seule avec le malade mais restèrent en permanence dans la chambre, le provoquant ainsi dans ses souffrances, de sorte de que, rassemblant ce qui lui restait de force, il s’empara d’un réveil qui se trouvait sur sa table de chevet, et le jeta à la tête des policiers qui se tenaient sur le seuil de la chambre. Épuisé par cet effort, son faible bras retomba et il s’effondra dans les bras de Madame Kropotkine.

Tout cela se déroulait au rez-de-chaussée, pendant que le procureurs et quelques autres fouillaient le bureau de Kropotkine à l’étage au-dessus. Mais bien que leur recherche dura longtemps, ils ne trouvèrent manifestement pas ce qu’ils cherchaient. Ils saisirent néanmoins quelques manuscrits inachevés, parmi lesquels la préface d’un ouvrage sur l’anarchie. Puis ils trouvèrent quelques lettres en anglais, concernant des travaux littéraires et scientifiques de Kropotkine à destination de publications anglaises. Mais ils ne touchèrent pas à ces lettres, pas plus qu’à celles de sa femme (en russe). Par contre, il s’emparèrent de deux lettres – une venant de Genève, l’autre de Paris — qui n’avaient absolument aucun intérêt.

Mais la pièce de résistance, la perle de leurs découvertes, fut deux autres lettres: l’une expédiée de Londres, dans laquelle l’auteur affirmait détenir des centaines de milliers de francs destinés à Kropotkine, que celui-ci remettrait aux révolutionnaires russes si il acceptait de le rencontrer à Londres; l’autre, de nature semblable, d’un homme vivant en Suisse. Sur les deux lettres, Kropotkine avait écrit: “L’œuvre des policiers-espions internationaux.” Kropotkine recevait des douzaines de lettres semblables chaque mois. Les pillards ne mirent pas la main sur plus de butin et partirent à une heure tardive.

L’agitation se révéla fatale pour le malheureux tuberculeux, qui expira quelques jours plus tard dans les bras de sa sœur et de son beau-frère. Le lendemain de sa mort, alors que Kropotkine prenait soin de sa femme souffrante et désemparée, auprès du chevet de laquelle un docteur avait été appelé, la maison fut encerclée par la police et le commissaire, ceint de son écharpe, se présenta au rez-de-chaussée, dans une pièce attenante à celle où gisait le corps, et demanda Kropotkine. Ce dernier ayant été averti, le commissaire lui lut le mandat d’arrêt délivré par le juge d’instruction de Lyon, et lui dit pour finir qu’il pourrait disposer de quelques heures pour se préparer à son départ. Kropotkine, alors, ouvrit la porte de la pièce d’à côté, lui montra le corps de son beau-frère, lui dit que sa femme avait eu un malaise et qu’une nouvelle émotion soudaine pourrait mettre sa vie en danger et lui demanda un délai de deux jours pendant lequel il veillerait sur la santé de sa femme et lui annoncerait la nouvelle de son arrestation moins brutalement, alors que la maison serait gardée par la police durant ce temps. Le commissaire et ses hommes, qui, vieux soldats de l’Empire, n’étaient nullement des tendres, hésitèrent devant la situation qui leur était décrite et, percevant, malgré leur cœur endurci, l’ignominie d’une arrestation en de semblables circonstances, ne souhaitèrent pas prendre sur eux la responsabilité d’un tel acte. Le commissaire ordonna donc que l’un de ses hommes aille rapporter la situation au procureur, en même temps que la demande de Kropotkine, ce dernier ayant donné sa parole d’honneur de se présenter deux jours plus tard devant le juge d’instruction de Lyon, ou, si sa parole n’était pas acceptée, de rester sous la garde de la police. Le docteur étant entré dans la pièce à ce moment-là, le commissaire saisit l’ occasion de lui demander si ce que Kropotkine lui avait dit au sujet de la santé de sa femme était exact, ce que lui confirma le médecin.

Après une attente de quinze minutes, le policier revint avec la réponse du procureur. Celui-ci, dit-il, avait télégraphié à Lyon la demande de Kropotkine et venait juste de recevoir la réponse. Le magistrat accordait quelques heures à Kropotkine pour préparer son départ, ordonnait qu’il soit emmené à cinq heures à la prison de Thonon où il passerait la nuit, et qu’il lui était permis d’assister le lendemain à l’enterrement de son beau-frère, sous la garde de quatre policiers, après quoi il serait envoyé immédiatement à Lyon. En entendant cette réponse, Kropotkine, après avoir dit au commissaire qu’il n’était pas le seul à pouvoir assister à l’enterrement de son beau-frère, et que si il avait demandé un délai, c’était pour s’assurer par lui-même de la santé de sa femme et lui apporter les soins qu’exigeaient son état, déclara qu’il était prêt à partir sur le champ.

Les habitants de Thonon lui démontrèrent beaucoup de sympathie lors de son départ. A son arrivée à Lyon, il fut incarcéré à la prison de St. Paul, sous deux accusations : la première, d’être en lien avec une association entre français et étrangers, dont l’objet était une révolte sociale et dont les méthodes étaient l’assassinat et le pillage; la seconde, d’avoir été le principal instigateur et organisateur de cette association en France, et notamment, de s’être rendu à Lyon pour fomenter la révolte lors de réunions secrètes.

Le ridicule de ces allégations sur lesquelles ces accusations étaient fondées sont prouvées par les exemples qui suivent (1) que Kropotkine, répondant à un jeune homme de St. Étienne, qui le pressait de commencer la révolution, lui avait dit que le temps n’était pas encore mûr; (2) qu’il avait écrit à un comité de travailleurs, qui l’avait invité à une réunion privée, qu’il ne participait à rien d’autre qu’à des réunions publiques; (3) qu’il avait écrit au “Droit Social “ pour décliner l’offre de devenir un collaborateur de ce journal; (4) qu’il avait corrigé les argumentation d’un opuscule sur le nihilisme, son auteur lui ayant demandé de souligner les erreurs concrètes qu’il pourrait y découvrir. Et pourtant, en se basant sur de telles vétilles, la magistrat français refusa d’accepter la caution offerte par une personne non moins éminente que le millionnaire membre radical de la Chambre des Communes britannique, Joseph Cowen de Newcastle.

A la demande de Rochefort, Georges Laguerre, l’avocat qui a défendu récemment les mineurs de Montceau avec beaucoup de courage, de compétence et d’éloquence, accepta de s’occuper du cas de Kropotkine, mais ce dernier, en recevant l’offre, la déclina dans la lettre suivante :

Mon cher Rochefort, Je te remercie sincèrement pour ton aimable souvenir et ton amitié, et je te prie de remercier chaudement les amis qui se souviennent de moi. Qu’importent les accusations d’un gouvernement si elles nous gagnent la sympathie de ceux que nous estimons? Prolonge aussi mes sincères remerciements à M. Laguerre pour son offre aimable. Je ne ferai pas appel à un avocat mais me défendrai moi-même. La plupart de mes camarades feraient la même chose. Quelle est l’utilité , en effet, d’une défense basée sur un plan légal lorsque les faits matériels sur lesquels sont fondés l’accusation sont inexistants! L’accusation équivaut seulement à une trahison réfléchie, une persécution de classe. Accepte ma chaleureuse poignée de main et mes meilleurs souhaits. Pierre Kropotkine.

Suite à son arrestation, sa femme traversa une sérieuse dépression nerveuse qui provoqua une grande anxiété parmi ses amis. Heureusement, elle s’en sortit bien.

L’événement provoqua de nombreuses réactions dans les journaux et la presse de Gambetta insinua que Élisée Reclus évitait la France, afin d’échapper au sort de son camarade du mouvement révolutionnaire. Suite à quoi M. Reclus écrivit la lettre suivante à Monsieur Rigot, juge d’instruction à Lyon :

Monsieur, Je lis dans le Républicain de Lyon du 23 décembre 1882 que, d’après « l’instruction », les deux chefs et organisateurs des « anarchistes révolutionnaires » sont Élisée Reclus et le prince Kropotkine et que, si je ne partage pas la prison de mon ami, c’est que la justice française ne peut pas venir m’arrêter au delà des frontières. Vous savez pourtant que cela vous aurait été très facile, puisque je viens de passer plus de deux mois en France. Vous n’ignorez pas non plus que je me suis rendu à Thonon pour 1’enterrement de Ananieff le lendemain de l’arrestation de Kropotkine et que j’ai prononcé quelques mots sur sa tombe. Les agents qui se trouvaient immédiatement derrière moi et qui se répétaient mon nom n’avaient qu’à m’inviter à les suivre. Mais que je réside en France ou en Suisse, importe peu. Si vous désirez instruire mon procès, je m’empresserai de répondre à votre invitation. Indiquez-moi le lieu, le jour et l’heure. Au moment fixé, je frapperai à la porte de la prison désignée.

Élisée RECLUS.

Est-il besoin de dire que cette lettre n’eut aucune suite. Le procès de Kropotkine, Émile Gautier, et un certain nombre d’autres anarchistes a commencé à Lyon —non pas devant un jury mais un tribunal de trois juges — dont nous ne connaissons pas encore le verdict. Liberty gardera ses lecteurs informés quant aux suites de cette affaire honteuse.

Dans ce numéro, nous ne pouvons communiquer que les nouvelles encourageantes envoyées par câble au Sun de New York :

Les socialistes français ont savouré un grand triomphe à l’occasion du procès du prince Kropotkine et de ses cinquante-deux camarades anarchistes à Lyon. Si le procès a été conçu comme un plan élaboré pour la propagation du socialisme, le résultat n’aurait pas pu satisfaire davantage ses instigateurs. L’entière affaire quasiment a été contrôlée par le prince Kropotkine. Il fut calme, courtois et maître de lui et ses réponses aux présidents du tribunal démontrèrent sa parfaite maîtrise par rapport à ses juges. Le talent dont il fit preuve fut extraordinaire et l’exaspération du tribunal absolue. Tous les inculpés défendirent fermement leurs idées, témoignèrent parfois avec un sarcasme non dissimulé et ne montrèrent aucune crainte du verdict. Jusqu’à présent, le procès est un échec. Personne n’a été reconnu être en lien avec l’Internationale, ce qui était l’intention première, même si tous ont vigoureusement admis leurs idées et leurs pratiques politiques. "
 

Liberty - Vol 2 - n° 6 - 20 janvier 1883
 

NDT Liberty était le journal publié par Benjamin Tucker de 1881 à 1908 aux États-Unis. Voir par exemple, Benjamin Tucker, Liberty, and Individualist Anarchism The Independent Review, v.II, n° 3, Hiver 1998.

 

  • SOURCE : Racines et Branches Un regard libre sur les formes anti-autoritaires d’hier et d’aujourd’hui.
★ L’arrestation de Kropotkine
The Arrest of Kropotkine Liberty Vol 2 n° 6 20 janvier 1883.

The Arrest of Kropotkine Liberty Vol 2 n° 6 20 janvier 1883.

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