★ Y a-t-il une vie politique après les partis ?

Publié le par Socialisme libertaire

Au bout de ce cheminement partiel et provisoire vers des repères renouvelés pour une critique émancipatrice reformulée, dotée de colorations anarchistes marquées mais non exclusives, va se poser la question ancienne et difficile de la place hypothétique des organisations dans un processus émancipateur à horizon postcapitaliste.

De la nécessaire critique des organisations politiques

Les organisations politiques sont souvent, et peut-être de plus en plus, critiquées, et cela pour de bonnes raisons. Je l’ai expérimenté moi-même au cours d’un parcours militant diversifié (voir le chapitre 1). Le sociologue Roberto Michels, interlocuteur d’un Max Weber analyste pionnier de la bureaucratie comme de la professionnalisation politique modernes, l’a clairement mis en évidence au début du XXe siècle dans une des premières approches systématiques des partis politiques, nourrie tout particulièrement de l’observation de la social-démocratie allemande [1]. Michels décrypte les logiques oligarchiques qui se développent dans les organisations à idéaux démocratiques ; logiques oligarchiques seulement partiellement équilibrées par des contre-tendances démocratiques. La spécialisation des tâches, la bureaucratisation et la professionnalisation concourent à « une domination des représentants sur les représentés » [2]. Le syndicalisme révolutionnaire, par exemple de la CGT de l’époque, avec lequel Michels a des proximités, comme les groupes anarchistes connaissent aussi selon lui cette pente oligarchique, mais dans des proportions et avec une intensité moindre. En ce qui concerne l’univers syndical, Michels note :

« Comme dans tous les groupes dotés d’une idéologie ostensiblement démocratique, la domination des dirigeants revêt souvent dans le syndicalisme révolutionnaire des formes secrètes. » [3]

Et de préciser en ce qui concerne les différences entre « la pratique » et « la théorie » :

« En France aussi les dirigeants exercent une forte influence sur les membres, surtout par la presse, qui n’est certes pas écrite par la masse. Un cercle de sous-dirigeants est également présent. » [4]

Quant aux anarchistes, Michels reconnaît que :

« C’est aux anarchistes que revient le mérite d’avoir, les premiers, signalé infatigablement les conséquences hiérarchiques et oligarchiques de l’organisation partisane. Ils sont conscients, à un degré largement plus élevé que les sociaux-démocrates et les syndicalistes révolutionnaires, des dangers de l’organisation. » [5]

Ce qui a des conséquences réelles sur les dispositifs organisationnels :

« L’anarchisme ne dispose pas d’une organisation partisane dispensant des sinécures, il ne se meut pas non plus sur la voie qui procure des honneurs, celle du parlementarisme. Cela fait en moins autant de sources de friction, autant de tentations et autant de séductions pour l’ambition personnelle. » [6]

On ne doit pas ainsi céder à un point de vue relativiste du « tout se vaut », mettant sur le même plan partis traditionnels et groupes libertaires. Cependant, sous des formes atténuées, dès que les anarchistes « s’unissent dans des groupements », ils seraient « soumis à la même loi de l’autoritarisme que la social-démocratie » [7]. Les libertaires n’auraient pas réussi à inventer pratiquement des dispositifs paralysant vraiment cette tendance.

Les analyses anciennes de Michels se présentent donc encore comme une douche froide par rapport aux mythologies souvent entretenues par les organisations anarchistes. Et le fait que sont aussi à l’œuvre en leur sein des mécanismes, certes assouplis, de concentration du pouvoir, de constitution de dirigeants implicites et de carriérisme soft peut encore moins être combattu quand ces phénomènes sont niés, comme c’est souvent encore le cas dans ces organisations, les critiques publiques venant le plus fréquemment de l’extérieur, d’anarchistes indépendants et/ou individualistes ou d’organisations concurrentes. D’un point de vue pragmatiste, comprendre de telles tendances – auxquelles il faudrait associer la reproduction organisationnelle des inégalités de classe, sexistes ou raciales - et l’analyser publiquement permettrait de mieux être en mesure d’activer des contre-tendances, de manière infinie sans croire pouvoir s’en débarrasser définitivement. […]

Des organisations nécessaires face à la culture du zapping

Cependant une fois que l’on a identifié les inconvénients des organisations, on n’a en main qu’un bout du problème. Car il faudrait aussi prendre en compte les inconvénients de l’absence d’organisations. Ceux qui ont participé à des mouvements sociaux et à des expériences d’auto-organisation, ont pu garder en souvenir le dynamisme propre à la spontanéité et à l’effervescence, mais aussi les limites de l’éphémère, les dégâts du manque de formes relatives de stabilisation, les moments de démobilisation, le fait de croire tout réinventer à tout bout de champ sans tenir compte des erreurs d’un passé qu’on ne connaît pas. Ce qui est renforcé par une logique montante aujourd’hui dans notre rapport au temps et favorisée par le capitalisme néolibéral : ce que l’historien François Hartog appelle le présentisme [8]. Le présentisme, c’est une sorte de culte implicite d’un présent perpétuel, déconnecté à la fois du passé et de l’avenir, dans la soumission à une immédiateté sans arrêt recommencée et constamment décevante. Hartog parle d’un « présent monstre » :

« Il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) » [9].

C’est le royaume du zapping, qui affecte aussi les formes d’engagement. Certains « néoanarchistes » comme Tomás Ibáñez se coulent pourtant dans cette tendance néolibérale en se focalisant sur le seul présent, en dévalorisant l’avenir et en allant même jusqu’à revendiquer « une optique pleinement présentiste » [10]. Le « néo » pourrait finir comme une rengaine assez traditionnelle : la difficulté à ne pas être simplement balloté par l’air du temps.

Á rebours de cette adaptation, un enjeu vif consiste, selon moi, à reconnecter l’action présente au passé et à l’avenir, sans pour autant sombrer dans la fascination exclusive pour un passé fantasmé (ou nostalgisme du « c’était mieux avant ! »), ni fuir dans les illusions des « lendemains qui chantent » conduisant à sacrifier le présent (ou futurisme). Pour ne pas être des marionnettes des logiques dominantes que nous combattons, il nous faudrait trouver des ressources nous permettant de retrouver des racines dans le passé émancipateur et une ouverture à un avenir différent. Bref quelque chose comme une nouvelle alliance de l’action présente avec le passé et le futur, évitant les écueils du nostalgisme, du futurisme et du présentisme. Sur ce plan, le philosophe et militant radical Daniel Bensaïd a fourni, dans le sillage de Walter Benjamin, quelques repères utiles [11]. « Passé et avenir sont remis en jeu dans le champ stratégique du présent », lance-t-il de manière éclairante [12]. C’est un aspect hérétique de ses réflexions, qui côtoyait des composantes plus traditionnellement trotskystes, comme l’attachement à une vision classique du parti révolutionnaire un peu épousseté.

Cela a des conséquences quant à une nécessaire réévaluation des organisations politiques. Car on a aussi besoin de lieux dotés d’une stabilité relative, préservant une mémoire critique du passé et de redéfinition pragmatique d’une boussole quant à l’avenir. Bref, là encore, on a affaire à quelque chose comme une « équilibration des contraires » d’inspiration proudhonienne, entre critique radicalement libertaire des organisations anarchistes, améliorations vigilantes et sans fin des dispositifs organisationnels et nécessité d’une certaine stabilisation organisationnelle.

Philippe Corcuff - Blog "Quand l'hippopotame s'emmêle..."

Extraits de la conclusion d’Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte Éditions du Monde libertaire, octobre 2015, voir http://librairie-publico.com/spip.php?article1862)

Notes :

[1] R. Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes (1re éd. : 1910), première traduction intégrale et postface (« La Sociologie du parti en contexte ») par Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 2015.

[2] R. Michels, ibid., p. 216.

[3] Ibid., p. 470.

[4] Ibid., p. 472.

[5] Ibid., p. 475.

[6] Ibid., p. 476.

[7] Ibid., p. 479.

[8] Dans F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

[9] Ibid., p. 217.

[10] Dans T. Ibáñez, Anarchisme en mouvement. Anarchisme, néoanarchisme et postanarchisme, Paris, Nada, 2014, notamment pp. 35, 36 et 44

[11] Voir, entre autres, D. Bensaïd, Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par P. Corcuff, Paris, Textuel, 2010.

[12] Dans D. Bensaïd, Le pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997, p. 227.
 

Philippe Corcuff

Philippe Corcuff

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