Le mythe de la machine : la pensée de Lewis Mumford

Publié le par Socialisme libertaire

Le mythe de la machine : la pensée de Lewis Mumford
Lewis Mumford (1895-1990)

Critique et historien de l’architecture et de l’urbanisme, Lewis Mumford est né en 1895 près de New York à Flushing (Long Island). Il a fait des études de sociologie, d’urbanisme et de littérature au New City College of New York, à Columbia University, à New York University, et à la New School for Social Research. Mais c’est essentiellement comme autodidacte qu’il a acquis les connaissances encyclopédiques qui sont à la base de ses livres. Mumford sera par ailleurs toute sa vie dans une position de marginalité à l’intérieur du champ universitaire. Il n’avait pas de poste prestigieux, il gagnait sa vie – modestement – comme chercheur indépendant, tirant ses ressources de ses conférences et de ses écrits. Cette position lui permit de choisir librement ses sujets de recherches, sans jamais avoir à subir la pression d’une institution. Lewis Mumford demeure mal connu en France alors même qu’il incarne un aspect essentiel de la tradition radicale états-unienne et qu’il fut l’un des critiques les plus pénétrants du déferlement technologique contemporain.

 

Quelques citations, un (trop) bref aperçu de sa pensée :

 

> A propos de notre civilisation : 

La civilisation moderne n’est plus qu’un véhicule gigantesque, lancé sur une voie à sens unique, à une vitesse sans cesse accélérée. Ce véhicule ne possède malheureusement ni volant, ni frein, et le conducteur n’a d’autres ressources que d’appuyer sans cesse sur la pédale d’accélération, tandis que, grisé par la vitesse et fasciné par la machine, il a totalement oublié quel peut être le but du voyage. Assez curieusement on appelle progrès, liberté, victoire de l’homme sur la nature, cette soumission totale et sans espoir de l’humanité aux rouages économiques et techniques dont elle s’est dotée. L’homme, qui s’est assuré une domination incontestable sur toutes les espèces animales d’une taille supérieure à celle des virus et des bactéries, s’est avéré incapable de se dominer lui-même.

Métro londonien...

Métro londonien...

> A propos de la vie dans les villes : 

Ce monde métropolitain, alors, est un monde où la chair et le sang sont moins réels que le papier et l’encre […]. C’est un monde où les masses de gens, incapables d’avoir un contact direct avec des moyens de vie plus satisfaisants, vivent par procuration, en lecteurs, spectateurs, en observateurs passifs : un monde où les gens observent des héros et héroïnes de l’ombre afin d’oublier leur propre maladresse ou la froideur de leur amour, où ils contemplent les brutes qui fracassent la vie lors des manifestations et des grèves, sur un ring de boxe ou lors d’un assaut militaire, tandis qu’ils n’ont eux-mêmes pas assez de nerf pour affronter la tyrannie mesquine de leur propre patron ; un monde où ils acclament hystériquement le drapeau ou l’état politique, et où, dans leurs propres quartiers, leurs syndicats, leurs églises, ils n’effectuent même pas les actes citoyens les plus élémentaires.

Vivant ainsi, années après années, en seconde main, séparés de la nature extérieure et non moins séparés de la nature intérieure, amants et parents handicapés par la routine de la métropole et par le spectre constant de l’insécurité et de la mort qui plane sur ces tours intrépides et sur ces sombres ruelles – vivant ainsi, les masses d’habitants demeurent dans un état quasi-pathologique. Ils deviennent les victimes des fantasmes, des peurs, des obsessions, qui les lient à des schémas de comportements ancestraux.

> A propos du temps : 

Moment après moment, semble-t-il, il ne s’agirait pas de la conception de Dieu, ou de la nature. Il s’agirait de l’homme conversant avec lui-même à propos et à l’aide d’une pièce de machinerie qu’il aurait créé. Nous sommes effectivement devenus des gardiens du temps, puis des économiseurs de temps, et enfin des serviteurs du temps, avec l’invention de l’horloge.

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> A propos de l’aliénation : 

[…] De plus, l’organisation de la vie est devenue si complexe et les processus de production, distribution et consommation si spécialisés et subdivisés, que la personne perd toute confiance en ses capacités propres: elle est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle effectif, en chemin vers une destination qu’elle n’a pas choisie. A la différence du sauvage et de ses tabous, qui déborde souvent de confiance, comme un enfant, envers les pouvoirs de contrôle des formidables forces de la nature de son shaman, ou magicien, l’individu conditionné par la machine se sent perdu et désespéré tandis qu’il pointe jour après jour, qu’il prend place dans la chaine d’assemblage, et qu’il reçoit un chèque de paie qui s’avère incapable de lui offrir les véritables biens de la vie.

Ce manque d’investissement personnel routinier entraine une perte générale de contact avec la réalité : au lieu d’une interaction constante entre le monde intérieur et extérieur, avec un retour ou réajustement constant et des stimuli pour rafraichir la créativité, seul le monde extérieur – et principalement le monde extérieur collectivement organisé, exerce l’autorité ; même les rêves privés nous sont communiqués, via la télévision, les films et les discs, afin d’être acceptables.

Parallèlement à ce sentiment d’aliénation nait le problème psychologique caractéristique de notre temps, décrit en termes classiques par Erik Erikson comme la “crise d’identité”. Dans un monde d’éducation familiale transitoire, de contacts humains transitoires, d’emplois et de lieux de résidences transitoires, de relations sexuelles et familiales transitoires, les conditions élémentaires pour le maintien de la continuité et l’établissement d’un équilibre personnel disparaissent. L’individu se réveille soudain, comme Tolstoï lors d’une fameuse crise de sa vie à Arzamas, dans une étrange et sombre pièce, loin de chez lui, menacé par des forces hostiles obscures, incapable de découvrir où et qui il est, horrifié par la perspective d’une mort insignifiante à la fin d’une vie insignifiante.

> A propos du caractère autoritaire du système actuel : 

Ne nous mentons pas plus longtemps. Au moment même où les nations Occidentales renversaient l’ancien régime de gouvernement absolu, opérant sous l’égide d’un roi jadis divin, elles restauraient ce même système sous une forme bien plus efficace à travers leur technologie, réintroduisant les coercitions à caractère militaire, pas moins strict dans l’organisation d’une usine que dans la nouvelle armée formée, uniformisée et règlementée. Durant les phases de transition de ces deux derniers siècles, un doute pourrait subsister quant à la tendance ultime de ce système, parce qu’en plusieurs endroits il y aurait des réactions démocratiques; mais avec le maillage de l’idéologie scientifique, elle-même libérée des restrictions théologiques ou des objectifs humanistes, la technique autoritaire a trouvé un instrument lui offrant le commandement absolu des énergies physiques aux dimensions cosmiques. Les inventeurs des bombes nucléaires, des missiles spatiaux, et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps: psychologiquement galvanisés par le mythe d’un pouvoir illimité, vantant leur omnipotence, sinon leur omniscience croissante à travers leur science, motivés par des obsessions et des compulsions pas moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes d’autrefois : en particulier la notion selon laquelle le système lui-même doit s’étendre, peu importe les coûts éventuels pour la vie.

A travers la mécanisation, l’automatisation, la direction cybernétique, cette technique autoritaire a au moins réussi à dépasser sa plus sérieuse faiblesse : sa dépendance originelle envers des servomécanismes résistants, parfois activement désobéissants, encore assez humains pour accueillir des fins ne coïncidant pas toujours avec celles du système.

A l’instar des premières formes de technique autoritaire, cette nouvelle technologie est merveilleusement dynamique et productive: son pouvoir tend à s’accroitre sans limites, en quantité dépassant la possibilité d’assimilation et défiant toute tentative de contrôle, que l’on parle du rendement de la connaissance scientifique ou des chaines de production industrielles. Afin de maximiser l’énergie, la vitesse, ou l’automatisation, sans considération aucune pour les conditions complexes qui permettent le maintien de la vie organique, sont elles-mêmes devenues des fins. A l’instar des premières formes de technique autoritaire, le poids de l’effort, si l’on juge en fonction des budgets nationaux, favorise les instruments absolus de destruction, conçus pour servir des fins absolument irrationnelles dont le principal sous-produit serait la mutilation ou l’extermination de l’espèce humaine. Assurbanipal et Gengis Khan accomplirent, eux, leurs horreurs dans le cadre de limites humaines normales.

Le centre de l’autorité de ce nouveau système n’est plus une personnalité visible, un roi tout-puissant: même dans les dictatures totalitaires, le centre repose maintenant dans le système lui-même, invisible mais omniprésent : tous ses composants humains, même l’élite technique et gestionnaire, même le prêtre sacré de la science, qui seul a accès au savoir secret à l’aide duquel le contrôle total est promptement établi, sont eux-mêmes pris au piège par la perfection de l’organisation qu’ils ont inventé. Comme les Pharaons de l’époque des pyramides, ces servants du système identifient ses biens avec leur propre bien-être : à l’instar du roi divin, leur louange du système est un acte d’auto-adulation ; et à l’instar, à nouveau, du roi, ils sont sous l’emprise d’une pulsion irrationnelle d’extension des moyens de contrôle et de la portée de leur autorité. Dans ce nouveau collectif centré sur le système, ce pentagone du pouvoir, aucune présence visible ne dirige : à la différence du Dieu de Job, les nouvelles déités ne peuvent être confrontées, encore moins défiées. Sous le prétexte d’économie de travail, le but ultime de cette technique est de déplacer la vie, ou plutôt, de transférer les attributs de la vie à la machine et au collectif mécanique, n’autorisant le maintien d’une partie de l’organisme que si contrôlée et manipulée.

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> A propos de l’impératif technologique : 

La société Occidentale a accepté comme incontestable un impératif technologique aussi arbitraire que le plus primitif des tabous : non seulement le devoir d’encourager l’invention et de constamment créer des nouveautés technologiques, mais également le devoir de se soumettre inconditionnellement à ces nouveautés, simplement parce qu’elles sont offertes, sans considération aucune des conséquences humaines.

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