★ LES ANARCHISTES ET LE SENTIMENT MORAL
« LE NOMBRE DE CEUX qui se disent anarchistes est tellement grand aujourd’hui, et sous le nom d’« anarchie » on expose des doctrines tellement divergentes et contradictoires, que nous aurions vraiment tort de nous étonner que les gens demeurent indifférents à notre propagande et nous témoignent aussi de la défiance. Ils ne sont pas du tout familiarisés avec nos idées et ils ne peuvent pas distinguer du premier coup les grandes différences qui se cachent sous le même mot.
Nous ne pouvons pas, naturellement, empêcher les gens de se donner le nom qu’ils choisissent. Il ne servirait à rien que nous renoncions à nous appeler anarchistes, car on croirait tout simplement que nous avons tourné casaque.
Tout ce que nous pouvons et devons faire, c’est nous différencier nettement de ceux qui ont une conception de l’anarchie différente de la nôtre, et qui en tirent des conséquences pratiques absolument opposées aux nôtres. Et la distinction doit résulter de l’exposition claire de nos idées, et de la répétition franche et incessante de notre opinion sur tous les faits qui sont en contradiction avec nos idées et notre morale, sans égard pour une personne ou un parti quelconque. Car cette prétendue solidarité de parti entre des gens qui n’appartenaient pas ou n’auraient pu appartenir au même parti a été précisément l’une des causes principales de la confusion.
Nous en sommes arrivés à un tel point que beaucoup exaltent chez les camarades les mêmes actions qu’ils reprochent aux bourgeois. On dirait que leur seul critère du bien ou du mal consiste à savoir si l’auteur de tel ou tel acte se dit ou ne se dit pas anarchiste. Un grand nombre d’erreurs ont amené certains à contredire ouvertement dans la pratique les principes qu’ils appliquent théoriquement. Et on a dû supporter de telles contradictions. De même, un grand nombre de causes ont amené au milieu de nous des gens qui au fond se moquent du socialisme, de l’anarchie et de tout ce qui dépasse leurs intérêts personnels.
Je ne puis entreprendre ici un examen méthodique et complet de toutes ces erreurs, je me limiterai donc à aborder celles qui m’ont le plus frappé.
Parlons avant tout de la morale.
Il n’est pas rare de trouver des anarchistes qui nient la morale. Tout d’abord, ce n’est qu’une simple façon de parler pour établir que du point de vue théorique, ils n’admettent pas une morale absolue, éternelle et immuable. Dans la pratique, ils se révoltent contre la morale bourgeoise, qui justifie l’exploitation des masses et sanctionne tous les actes qui lèsent ou menacent les intérêts des privilégiés. Puis, peu à peu, comme il arrive dans bien des cas, ils prennent la rhétorique pour l’expression exacte de la vérité. Ils oublient que, dans la morale courante, à côté des règles inculquées par les prêtres et les patrons pour assurer leur domination, il en existe d’autres qui forment même la partie la plus importante, sans laquelle toute coexistence sociale serait impossible. Ils oublient que se révolter contre toute règle imposée par la force ne veut nullement dire renoncer à toute retenue morale et à tout sentiment d’obligation envers les autres. Ils oublient que pour combattre raisonnablement une morale, il faut lui opposer, en théorie et en pratique, une morale supérieure. Et ils finissent quelquefois, leur tempérament et les circonstances aidant, par devenir « immoraux » dans le sens absolu du mot, c’est-à-dire des hommes sans règles de conduite, sans critères pour guider leurs actions, qui cèdent passivement à l’impulsion du moment. Aujourd’hui, ils se privent de pain pour secourir un camarade ; demain, ils tueront un homme pour aller au lupanar !
La morale est la règle de conduite que chaque homme considère comme bonne. On peut trouver mauvaise la morale dominante de telle époque, tel pays ou telle société, et nous trouvons en effet la morale bourgeoise plus que mauvaise. Mais on ne saurait concevoir une société sans une morale quelconque ni un homme conscient qui n’ait aucun critère pour juger de ce qui est bien et de ce qui est mal pour soi-même et les autres.
Lorsque nous combattons la société actuelle, nous opposons à la morale bourgeoise individualiste, à la morale de la lutte et de la concurrence, la morale de l’honneur et de la solidarité, et nous cherchons à établir des institutions qui correspondent à notre conception des rapports entre les hommes. S’il en était autrement, pourquoi ne trouverions-nous pas juste que les bourgeois exploitent le peuple ?
Une autre affirmation nuisible, sincère chez les uns, mais qui, pour d’autres, n’est qu’une excuse, c’est que le milieu social actuel ne permet pas d’être moral, et que, par conséquent, il est inutile de tenter des efforts destinés à rester sans succès. Le mieux, c’est de tirer des circonstances actuelles le plus possible de bénéfices pour soi sans se soucier du prochain, sauf à changer sa vie lorsque l’organisation sociale aura changé aussi. Évidemment, tout anarchiste, tout socialiste, comprend les fatalités économiques qui obligent aujourd’hui l’homme à lutter contre l’homme ; et il voit, en bon observateur, l’impuissance de la révolte personnelle contre la force prépondérante du milieu social. Mais il est également vrai que sans la révolte de l’individu, associé à d’autres révoltés pour résister au milieu et chercher à le transformer, ce milieu ne changerait jamais.
Nous sommes, tous sans exception, obligés de vivre plus ou moins en contradiction avec nos idées. Mais nous sommes socialistes et anarchistes précisément dans la mesure où nous souffrons de cette contradiction et que nous tâchons, autant que possible, de la rendre moins grande. Le jour où nous nous adapterions au milieu, nous n’aurions plus naturellement l’envie de le transformer et nous deviendrions de simples bourgeois ; bourgeois sans argent peut-être, mais non moins bourgeois dans les actes et les intentions. »
Errico Malatesta, in Le Réveil socialiste-anarchiste, 5 novembre 1904.
- SOURCE : Bibliothèque Anarchiste